Lorand Gaspar

L’homme au visage de mots,
le poète solidaire

quelqu’un en moi écoute sans relâche

l’inaudible battement dans les choses (Patmos)

Il aurait pu être l’étranger, l’errant à la surface du monde, lui le natif hongrois de Transylvanie, le déporté, l’exilé. Non il est devenu l’ami des déserts, du soleil et des hommes. Poète pour réparer les âmes, photographe des frémissements des visages et des ombres, chirurgien pour réparer les corps, il va au-delà des routes de poussière pour retrouver l’homme. Fragilité et immensité seront ses bornes frontières.

Depuis Bethléem, Jérusalem, Paris, Tunis, partout ses pas vont vers l’intensité de la vie pour la rendre encore plus intense. Égée, Judée, Patmos, Sidi-bou-Saïd près de Tunis, partout il recherche la trajectoire de la lumière.

Cette belle ardeur d’être ici avec nous pour affleurer « la part insondable de chacun de nous ».

Aucun de nos silences ne sera par lui oublié. Il est présent cœur ouvert à tous, grave, parfois solennel, avec ses photographies humanistes, ses mots de celui « à jamais sans racines au-dehors/autre que l’eau, autre qu’aller/dans le cœur ouvert au désir ».

Il a fait de la langue française sa langue d’écrivain primordiale, et il est l’un des grands poètes francophones vivants. Le battement de sa parole, il le fait palpiter en français pour cela, et que pour cela :

« Je n’ai rien à dire sur mon usage du français comme langue d’expression, à part le fait très simple qu’une interaction du destin et de ma volonté ont abouché ma vie à la vie de cette langue, que mon souffle désormais est lié à sa chimie… (…) Invention d’échange, d’un battement au cœur de la chute : effroi et joie, résurrection de courage dans l’implacable exil : ainsi brièvement parle la parole. Humer cette odeur de gésine à même le bourgeonnement élémentaire. Mes champs de langage absorbent la magnifique fumure. La terreur informe, la force de l’insensé. Et dans les travaux de ferments où les brins se mêlent, je guette le fouet vivace du chant… »

Le poète solidaire

Lui l’homme de l’Europe Centrale dégage une odeur de jasmin et d’amour. Il n’est point en exil, mais en solidarité, en empathie avec « notre communauté de vivants » : Solidaire des hommes et des bêtes, Solidaire des eaux, de la boue, de la roche et des champs des forêts et forêts de constellations…

Dans cette époque sévère, dans ces forêts d’angoisse, Lorand Gaspar cherche à aider à mieux vivre malgré tout : « Qu’est-ce que « vraiment vivre » sinon faire à chaque instant ce que nous pouvons, dans des circonstances données, avec ce que nous sommes ? » « Approche de la parole »

Il sait que l’écriture ne guérit de rien, au moins sert-elle avec « ses coups de pioche à mettre au jour quelque chose de nos plus profondes racines ».

Mais il croit à la parole, au réapprentissage de la parole : « Écrire un poème est chaque fois réapprendre à parler ».

Lui qui exalte « un nomadisme définitif » croit en la possibilité d’un accord avec le monde :

Cette lumière, cet accord, qui s’effacent dans le bonheur qui les prononce, dans l’absence où ils tombent définitivement – la grande page du matin aux rives d e pierre où le jour nous vient de l’aveugle citerne des yeux, où tu marches et respires sans retour.

mais qui lira une si simple écriture ?

Il semble un arbre parmi nous avec sa sérénité, la générosité de l’ombre de ses mots, sa durée. Par l’écriture, par la médecine, il est celui qui jamais ne se résigne, et toujours cherche « un passage, une lueur, un dénouement, une ouverture » dans son désir d’y voir plus clair, de comprendre d’apprendre de transmettre. Toujours il se remet en route pour lutter contre l’obscur. La poésie n’est pas pour lui un désir mais un compagnonnage, un ami qui le suit.

Les mots deviennent des rencontres, des haltes et des fontaines pour le voyageur. Ses écrits sont des expériences, des traversées de vécu, de rencontres, d’écoute de soi et des autres.

Certes à force de vouloir tutoyer les pierres et faire couler le sable entre ses doigts la poésie de Lorand Gaspar peut paraître lisse, trop lisse. Il se peut que l’on ricoche à sa surface et que la profondeur nous manque, que son hiératisme en quête éperdue de l’épiphanie de la lumière finisse par lasser.

Il est de pensée scientifique et cherche la lumière du questionnement, comme un talmudiste qu’il aurait pu être. Mais il va l’exprimer comme un cri d’oiseau face aux aubes grises, pour redonner courage et visage au monde. Il veut dépasser les choses qui ne savent « qu’être mais sans nous »

Être présent au monde, connaître et comprendre, com-prendre comme il le dit à savoir prendre avec lui, prendre en lui, en fait pleinement être ici :

comprendre vraiment ce qu’est être ici

nuage, martinet, homme ou caillou —

c’est ainsi dans les moments les plus simples

que le dire s’enracine en son vivre —

puisse la saveur du jour dans la gorge

portée par l’ouverture trouvée,

pour d’autres parmi les herbes renaître -

(Patmos)

Ample est son écriture, minérale son expression, élancées ses images. Il célèbre le simple, le battement des choses du monde, les paysages comme un flux pulsant le sang des éléments de toujours. Pour lui autant brassé par le spirituel que le matériel, le scientifique que l’indicible, la poésie est avant tout « un exercice salutaire ». Un autre moyen de compréhension du monde pour lui étudiant actuellement sans relâche les neurosciences.

« Quand on arrive à accéder à une vision, à une façon de penser et de vivre aussi ouverte que possible, on apprend à renoncer à la vérification inutile de nos petites et grandes trouvailles qui se dissolvent dans l’ouverture infinie. Vérifier, oui, autant que nous le pouvons nos gestes quotidiens que nous savons non seulement faillibles mais parfois nocifs, destructeurs pour les autres et/ou pour nous-mêmes.

Savoir se réjouir de sa capacité de comprendre des choses de la vie et du monde, même partiellement, même relativement. » (entretien avec Laurent Margantin sur remue.net).

Lorand Gaspar porte sur lui cette valeur enfuie, la tolérance. Il cherche « une clarté mûrie dans la chair d’une longue leçon de ténèbres… »

Une recherche d’harmonie de jardin primordial, d’Éden à retrouver, hante ce passeur entre tant de cultures, tant de langues – hongrois sa langue maternelle, allemand, roumain, hébreu, arabe, français, grec…- qui l’irriguent. Il est ainsi un immense traducteur (D.H. Lawrence, R.M. Rilke, Georges Séféris,…).

Tout cela il le porte en lui comme levain pour la cuisson du pain des hommes. Sa présence au monde est sa solidarité à une vie commune envers tous les hommes.

Le poète émerveillé au regard lavé

Sa capacité d’émerveillement demeure malgré la barbarie qui toujours affleure dans l’homme. Lui reste aux aguets de la lumière, des soupirs du monde, de l’alliance de l’amour face « à l’insoutenable qu’il faut soutenir ». Il sait être celui « au regard lavé qui voit ou revoit les choses comme si c’était la première fois » (Approche de la parole).

Il interroge sans trêve l’énigme de l’infini, la transparence des rives des matins du monde.

Émerveillé, il sait encore l’être comme un enfant devant la vie des Bédouins, la vie des pierres, la cohorte des insectes, le flux rythmique de la mer. Il n’aurait pu n’être qu’un exilé, un déporté, il est devenu fils du vent, amoureux des déserts, « habitant de l’espace » et éternel nomade. Il se définit comme « un flâneur du mouvement éternel ».

« J’ignore quels sont les rapports profonds, inconscients entre l’orientation et le déploiement de ma poésie et les « déplacements » géographiques et culturels que les événements historiques, les circonstances diverses m’avaient imposés, ceux, plus tard, que ma curiosité, mes goûts quand ils ont pu s’exprimer m’ont pu suggérer, mais il est certain que ma vie est faite de mouvements dans l’espace-temps, mais aussi, du moins à mes yeux, dans l’étendue cognitive et culturelle. » (entretien avec Laurent Margantin sur remue.net).

Ainsi il passe en chemin vers la vie, là où elle arrive toujours à survivre. Là où est l’ouverture, là où tout est sans bornes.

Un appareil de photo sur lui, Spinoza dans la tête, un cahier pour écrire et notre étonnant voyageur parcourt les frémissements de la vie, lui qui par sa profession de chirurgien a si souvent vu l’enlacement de la vie et de la mort et le questionnement qui en découle.

La poésie de Lorand Gaspar, ses photographies, doivent s’écouter longuement dans le silence, comme l’eau qui coule.

Chenu, lumineux, il est là « le blé des corps dans la meule des ans », fruit mûr de l’humanité, frère attentionné de tous les hommes. Rappelons que Lorand Gaspar est né à Târgu Mure ? en Transylvanie orientale le 28 février 1925.

Il est le poète de l’intensité de la vie, de la beauté de la vie dans sa nudité, son dénuement, sa lumière.

Poète du chant du monde, des humains réconciliés, il demeure le voyageur dans les visages de mots, le poète solidaire.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Reprise d’un cantique profane sur le thème de l’exil et de l’étranger

Non pas en exil.

Non pas étranger.

Solidaire des hommes et des bêtes

Solidaire des eaux, de la boue,

de la roche et des champs des forêts et forêts de constellations.

Graine de la grande tribu des sables et cailloux

de toute cellule vivante,

pétales de floraison dans le vent,

solidaire de la joie et de la douleur.

D’une patrie de pensée infinie

de toute connaissance limitée

clairières de notre pensée finie.

Solidaire d’une commune ignorance

de tous nos forages, explorations, recherches

de notre désir infini de comprendre —

de toute lumière et de promesse de lumière

qu’elle témoigne d’elle-même ou de la nuit,

de celle à certaines heures que respirent

au désert de Judée les pierres —

Solidaire d’une patrie de mouvement infini

des limites de nos ici et maintenant innombrables

Non, je ne suis pas en exil,

chez moi dans le jaillissement

dans la chute et dans l’usure

dans le diamant et la pacotille

chez moi dans la jubilation des eaux et des airs

et comment parler du mouvement sans bornes

sous les averses d’averses de photons

les vitesses de tant de rayonnements

dans la fraîcheur fragile du verger en fleur

rencontré ce matin de février sans nombre

dans l’éventail d’années et d’années de lumière —

je suis le marcheur qui respire l’ouvert

de tous ses poumons et dont le corps-cerveau

compose des images, musiques et langues,

je suis celui qui chante dans le chant

hors métrique et hors vocabulaire

les matins de toute vie et les soirs

et les nuits de solitude peuplées

de pensées qui s’envolent de leurs fenêtres

de tout ce qui se déplie, telles les eaux

que parcourt un battement d’aile dans la nuit

de l’eau solidaire de celui qui dort,

comme de celui qui écoute le poème au-dedans, au-dehors

*

J’ai seulement des choses très simples

le soleil s’est découpé peu à peu comme

ma mère découpait le pain

nous mettons la soupe sur la table

(ces choses au-dehors qui tombent lentement,

le jasmin, la neige, l’enfance)

goût de piments rouges et de dents heureuses

nos corps nous tiennent encore chaud quelque temps

dans l’âge avancé de la nuit.

Le quatrième état de la matière, Flammarion

*

Bonjour à toi qui viens de nuit.

Bonjour à toi démarche souveraine qui fends la pulpe du

soleil.

Bonjour à toi dans la poussière.

Tout ce jour à t’user, à l’user.

Aux os de ta fatigue.

Lorsque la lumière se voûte sur un puits -

Paix, les bruits se posent.

Ah, comme l’oreille se lisse!

Bonne nuit à toi qui viens de lumière, qui viens silence.

Comme une ultime paupière de couleur ou de son

Tu migres en profondeur, laissant le jour blafard sur la

table de l’embaumeur.

Sol absolu Gallimard

*

Langue natale

Les contraires qui sont battement au cœur du monde, la

parole les porte à déchirure.

Dans la dislocation que plus rien ne guérit, la ferveur d’une

langue dévore son avenir.

Fouet d’une phrase sans équivoque.

Ici s’est tenue la lumière d’un arbre, là s’est dissoute la venue

d’un pas.

Dans le buisson des cris le dieu se creuse de mutisme.

Quelque flamme que tu portes - si peu cette eau qui s’évapore.

Fraîche amertume du sel dans les plis de lumière.

Approche de la parole, Gallimard

*

le blé des corps dans la meule des ans

farines que mélangent les lois éternelles

pour d’autres pains et d’autres dents

la nuit tu tâtes soudain sans comprendre

la peur qui fouille au ventre des images

cherchant à clore sur soi le mouvement

et ces eaux nues de l’ardeur d’aller

encore et encore plus loin dans l’ouvert?

(et même et surtout quand la nuit se referme)

Patmos et autres poèmes, Gallimard

Bibliographie

Poésie

Le quatrième état de la matière, Flammarion, 1966

Gisements, Flammarion, 196

Corps corrosifs, Fata Morgana, 1978

Sol absolu, Corps corrosifs et autres textes, avec un essai d’autobiographie, Poésie/Gallimard, 1982

Egée, Judée, suivi d’extraits de Feuilles d’observation et de La maison près de la mer, Poésie/Gallimard, 1993

Patmos et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2004

Prose

Approche de la parole, avec un frontispice d’Henri Michaux, Gallimard, 1978 ; réédition augmentée d’Apprentissage, Gallimard, 2004

Feuilles d’observation, Gallimard, 1986

Carnet de Patmos, avec des photographies de l’auteur, Le Temps qu’il fait, 1991.

Arabie heureuse, réédition, revue et corrigée, de Journaux de voyage, augmenté de trois nouveaux récits, Deyrolle, 1997

Carnets de Jérusalem, avec des photographies de l’auteur, Le Temps qu’il fait, 1997

Mouvementé de mots et de couleurs, Le temps qu’il fait, texte James Sacré en 2003