Luis Cernuda

Entre l’exil et le désir

Nous ne ferons rien d’autre que poignarder la vie.

(Cernuda)

De cette glorieuse génération de 1927 des poètes espagnols, celle des Jorge Guillen, Federico Garcia Lorca, Rafael Alberti, Vicente Alexandre, Maria Zambrano, Luis Cernuda demeure l’un des plus mal connus en France.

L’ombre d’un autre andalou, Lorca, si proche de lui, l’aura précipité dans les fossés oublieux de nos mémoires, et lui aura fait grand tort. Condamné lui aussi comme poète, comme républicain, comme homosexuel, il sera toujours en fuite réelle ou intérieure. Lui aussi aura « assisté vivant à la mort de l’espoir ».

Moins miroitant, moins séduisant et plus secret, Luis Cernuda est le poète de la quête, de l’exil vécu jusqu’au tréfonds.

Il était en fait différent, fasciné par les marges du monde et des amours autres, amours homosexuelles, qu’il va célébrer avec lyrisme, mais sans ces « éjaculations exaltées » comme chez André Gide qu’il lisait avidement et considérait comme son père « adoptif ».

Il a amplifié son exil intérieur par l’exil des terres, loin de son lopin andalou de soleil, de jasmin et d’olives noires. Mais loin aussi de la pourriture franquiste qui va momifier si longtemps son Espagne.

Il s’en ira solitaire en 1938 en Grande-Bretagne. Lui le républicain parti en février 1938 pour militer contre la peste franquiste, il va s’établir comme lecteur d’espagnol dans plusieurs collèges, à Londres, Cranleigh, et à l’Université de Glasgow. Il va y rester neuf ans !

La suite sera une longue route aux États-Unis, pour enfin le port d’attache au Mexique, en terre de langue espagnole, mais toujours volontairement loin de cette Espagne devenue mythique et effrayante, étrangère pour avoir été trop chantée, trop aimée de loin.

Il lui fallait le déracinement pour amplifier son combat avec la solitude, à la fois subie et tant désirée. Poète et homosexuel, il se brisait sur les rochers du quotidien et des échecs inéluctables du désir érotique. Ses « amours particulières » comme le dirait Lluis Llach, le tiennent en lisière de ce monde machiste qui lui refusait toute vie sociale, à lui qui voulait vivre de façon tout à fait ouverte son homosexualité. Sans illusions, il veut croire à « Los Placeres Prohibidos » (Les plaisirs interdits), qu’il sait éphémères et sans issue.

Et puis poète voici une autre grande raison suffisante pour être écarté de la société. Cette société il la vomit :

« De même que la ville, façades rouges tachées de suie qui se répètent rétrécies par la perspective, comme un coffre chinois en contenant un autre plus petit, et celui-ci un autre, et celui-ci un autre, de même les êtres qui l’habitent : monotonie, vulgarité repoussante partout. Comment remplir les heures de cette existence sans fond ?

Divinité à deux faces, utilitarisme, puritanisme, c’est à elle que de tels gens peuvent rendre culte, pour eux tout ce qui ne procure pas un profit tangible est un péché. L’imagination leur est aussi étrangère que l’eau pour le désert, ils sont incapables de tout acte superflu, généreux, libre, raison première de l’existence. Et là-bas, au fond de ton être, où vivent des instincts cruels, tu trouves que tu ne saurais condamner ce rêve : la destruction de cette accumulation de niches administratives ». (Ocnos).

Le déraciné, l’éternel exilé

Il est différent, et loin de ses racines.

Son besoin fusionnel de solitude est la conséquence de sa recherche d’une beauté imaginaire et éternelle. Il est un chercheur d’absolu que le sexe, ni les mots des poèmes ne pouvaient assouvir.

Ce besoin de durer, d’immortalité est sa fuite devant le réel rugueux et destructeur.

Sa solitude le rendra misanthrope, sa misanthropie accentuera sa solitude. Il va errer dans ses nuages, inassouvi, insatisfait.

Dans « Las Nubes », (Les nuages), publié en 1940, il chante jusqu’à l’incantation le mot « tierra » (terre). Mais il laisse s’échapper cette terre de ses doigts et de ses souvenirs. Il ne peut se construire que loin de cette « terre-mère », belle et étouffante à la fois. Le jardin interdit, l’Éden et l’Éros inaccessibles.

On apprend beaucoup exilé de sa propre terre.

Dans l’errance des corps, dans l’errance de la nuit, si loin de sa terre et de son être, il va Luis Cernuda. Chassé d’un amour, désiré et torturant, d’une peau qui le trahit, il va Luis Cernuda, orphelin du jardin des Héspérides, des pommes d’or de la passion.

Ne sachant rien d’autre que vivre

c’est être seul avec la mort.

Bien sûr il aura toujours « L’Espagne au cœur », mais elle sera de plus en plus mythique, mais toujours en vagues profondes et

La blancheur des jasmins, des nards, des magnolias, Offrent aux patios leurs arômes et la voix de l’eau/Claire sur les marbres, par-delà les grilles/Accompagne le conciliabule des amoureux.

Il va être ce funambule entre l’exil et le lien, entre la mère patrie, et les patries adoptives, pour rejoindre enfin les bras de la mort, sa mère désirée.

Je n’ai pas quitté mon pays/parce que c’est impossible/pour qui est uni jusqu’à la mort au labeur poétique.

Il n’est pas seulement un exilé de l’Espagne, de la guerre civile, mais un exilé de la terre entière. Un exilé universel, qui suivra toutes les étapes de l’éloignement et de l’isolement. Et aussi se joue un plaisir de l’errance, une jouissance de la disparition. Le besoin du non-retour, pour ne pas vivre la déception du réel, ne pas se retrouver face à sa jeunesse perdue.

Il est l’exilé des exilés, celui du non-lieu, celui qui ne nommera jamais précisément les paysages et les recoins de sa mémoire terrestre. Il se doit de faire disparaître toute trace précise, pour universaliser son exil. Il doit « escamoter » l’ancrage à un lieu, comme il doit parfois escamoter ses désirs envers les hommes. Il va expier le soleil dans « ce cauchemar du Nord/cette déjection de brouillard et d’ennui ».

Il y a de la flagellation dans la vie et dans la poésie de Luis Cernuda.

Tous ces « nuages », ces éphémères passages de nos destinées, il les chante lyriquement, mais intérieurement. Il ne va parler à pleine voix de cette mère de substitution qu’est L’Espagne. Il la convoque et l’évoque comme un continent oublié volontairement.

Dans les nids d’autrefois

Il n’y a pas d’oiseaux, mon ami.(Portrait de poète)

Il ne fera pas vraiment d’Élégies espagnoles, mais suivra le chemin des nuages qui passent, images de notre propre passage.

Parle-moi, ma mère ;

Je te donne ce nom car

Aucune femme ne le fut d’aucun homme

Comme tu l’es pour moi.

Parle-moi, dis-moi

Un seul mot en ces jours immobiles,

En ces jours informes

Qui contre toi se dressent

Tels d’amers poignards

Aux mains de tes propres fils.(Élégie espagnole I)

L’ombre obstinément

Dans un spectacle de danse monté autour du recueil « Un fleuve, un amour », la chorégraphe Elsa Martin-Pradal présente ainsi Luis Cernuda dont les mots sonnent tant à l’unisson de son propre exil :

Le recueil « Un fleuve, un amour » de Luis Cernuda est le point de départ de notre création.

Ce poète contemporain de Garcia Lorca, d’Antonio Machado et de Rafael Alberti, a enseigné en 1928 en tant que lecteur à l’Université de Toulouse...

Ses poèmes lus dans le spectacle, choisis dans le livre « Un rio, un amor », écrit très vite, la majorité entre juillet et août 1929 sont traduits par Jacques Ancet. Lui-même poète, il dit qu’un fil, une voix court toujours à travers les poèmes de Cernuda. Il note dans "Un fleuve un amour" un battement rythmique qui par la brève césure de la virgule instaure une temporalité dominante dans l’image du fleuve. Fugacité, perte. L’amour est au passé.

Cernuda est pour lui le poète du désir. Il pense aussi qu’avec Un fleuve un amour commence pour Cernuda une marginalité, un exil, une solitude qui sont la rançon d’une fidélité inflexible au désir et l’affirmation d’une différence radicale.

« Notre vie tout entière est dans le mouvement le repos c’est la mort ».

Nous évoquons l’errance, l’angoisse de l’être perdu dans un monde qui lui est étranger. La dualité de cet exil qui nous suit obstinément, ombre et lumière réunies…. Après « Fils de l’exil » et « Todo esto por amor » ce sera le troisième volet d’un triptyque sur l’âme espagnole en exil. Transmettre un souffle, un frisson, un silence, donner à voir un corps qui éprouve. L’énergie d’une explosion gestuelle trouvera sa force dans la perception d’une simple et juste émotion. La sensation d’un exil à fleur de peau.

Devant les portes bien fermées,

Sur un fleuve d’oubli, va la chanson ancienne.

Une lumière pense au loin.

Luis Cernuda aura traversé les fleuves impassibles des mots avec la grâce méditative qui le caractérise. Lui le marginal, le rebelle, il aura navigué sous d’autres étoiles que ses étoiles des cieux sévillans. Il était né à Séville le 21 septembre 1902, et il terminera sa course dans « son ultime étape », à Mexico le 5 novembre 1963.

De son enfance et de sa jeunesse andalouse, il oubliera qu’il était le fils d’un militaire, qui lui infligea une stricte éducation, et ses fastidieuses études de droit à Séville, pour ne se rappeler que du jasmin. Après une période de vie à Madrid, il sera pendant un an en 1928 lecteur d’espagnol à Toulouse. La proclamation de la deuxième République Espagnole le fait revenir dans son pays où il va militer activement (congrès antifasciste de Valence). « La réalité et le désir », titre d’un de ses recueils définit sa trajectoire poétique et humaine.

La suite sera l’impression de l’exil, impression sur sa peau, sur ses mots.

Il sera le nomade emportant une poignée de terre espagnole dans les pays traversés : Angleterre, États unis, où il enseigna la littérature espagnole, enfin au Mexique. Il ne reviendra jamais en Espagne, son Ithaque était en lui.

Revenir ? Que revienne celui qui/Après de longues années, après un long voyage, / est fatigué de la route et désire revoir/Son pays, sa maison, ses amis/Mais, toi, Revenir ? Tu ne penses pas revenir/Mais poursuivre en toute liberté.

À l’exil de la terre, il ajoutera l’exil de la langue et pendant plus de dix ans il n’aura ni parlé ni entendu la langue espagnole, immergé dans l’univers anglo-saxon.

« – Une fois la frontière traversée, en entendant, portée alentour, ta langue, que depuis tant d’années tu n’entendais pas, qu’as-tu ressenti ?

– J’ai ressenti comment sans interruption ma vie continuait en elle par le monde extérieur, puisque par l’intérieur elle n’avait jamais cessé de résonner en moi durant toutes ces années. »

Luis Cernuda est le réceptacle de tous les exils, mais aussi celui qui dit la perte inéluctable, la brisure, la mort aux aguets, la solitude à couper au couteau. Il est à la recherche du Paradis Perdu.

« Luis Cernuda (1902- 1963) nous laisse l’image d’un poète solitaire, blessé, mais libre, errant par un monde dont il rejette en bloc toutes les valeurs au nom d’une vérité « qui ne s’appelle pas gloire, fortune ou ambition, mais amour ou désir ». Son œuvre, subversive et exemplaire, biographie spirituelle où s’affirme son irréductible différence nous renvoie à notre propre condition. Luis Cernuda ne parle pas pour tous, mais pour chacun de nous. » (Jacques Ancet).

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Quelques Textes traduits par Jacques Ancet

Un fleuve, un amour, (1930)

Je voudrais être seul dans le sud

Peut-être mes yeux lents ne verront plus le sud

Aux légers paysages endormis dans l’espace,

Aux corps comme des fleurs sous l’ombrage des branches

Ou fuyant au galop de chevaux furieux.

Le sud est un désert qui pleure quand il chante,

Et comme l’oiseau mort, sa voix ne s’éteint pas ;

Vers la mer il dirige ses désirs amers

Ouvrant un faible écho qui vibre lentement.

À ce si lointain sud je veux être mêlé.

La pluie là-bas n’est rien qu’une rose entr’ouverte ;

Son brouillard même rit, rire blanc dans le vent.

Son ombre, sa lumière ont d’égales beautés.

Exil

Devant les portes bien fermées,

Sur un fleuve d’oubli, va la chanson ancienne.

Une lumière pense au loin

Comme à travers un ciel.

Tous dorment peut-être,

Tandis que solitaire il porte son destin.

Fatigue d’être vivant, d’être mort,

Avec du froid au lieu de sang,

Du froid qui sourit s’insinuant

Par les trottoirs éteints.

La nuit l’abandonne, l’aurore le rencontre,

Sur ses traces l’ombre obstinément.

Malheur

Un jour il comprit que ses bras n’étaient

Faits que de nuages ;

Impossible avec des nuages d’étreindre à fond

Un corps, une chance.

La chance est ronde et compte lentement

Des étoiles d’été.

Font défaut des bras sûrs comme le vent,

Et comme la mer un baiser.

Mais lui avec ses lèvres,

Avec ses lèvres il ne sait dire que des mots ;

Mots au plafond,

Mots au plancher,

Et ses bras sont des nuages qui font de la vie

Un air navigable.

Je ne sais quel nom lui donner dans mes rêves

Je rencontrai cette forme devant la mienne

À l’heure du crépuscule,

Quand les disparitions

Confondent pour les yeux les couleurs,

Quand le dernier amour

Cherche l’ultime corps.

Une angoisse sans fond hurlait entre les pierres ;

En route vers l’air, des hommes sourds,

Tête oubliée,

Passaient au loin, libres ou morts ;

Honteux cortège de fantômes

Et leurs chaînes brisées qui pendaient à leurs mains.

Alors la vie posa une lampe

Sur des murs sanglants ;

Le jour déjà fatigué séchait tristement

Les futures aurores, rapiécées

Comme loques de roi.

La lampe c’était toi,

Mes lèvres, mon sourire,

Forme que trouvent mes mains dans tout ce qu’elles

touchent.

Si mes yeux se ferment c’est pour te trouver en rêve,

Derrière la tête,

Derrière le monde asservi,

Dans ce pays perdu

Que sans le savoir nous avons quitté un jour.

Rive ancienne

Il a tant plu depuis lors,

Quand les dents n’étaient pas chair, mais jours

Tout petits comme un fleuve ignorant

Appelant ses parents car il sent le sommeil,

Il a tant plu depuis lors,

Que les pas s’oublient déjà dans la tête.

Les uns disent que oui, d’autres disent que non;

Mais oui et non sont deux petites ailes,

Équilibre d’un ciel au cœur d’un autre ciel,

Comme un amour est au-dedans d’un autre,

Comme l’oubli est au cœur de l’oubli.

Si, furieux, le supplice réclame des fêtes

Parmi les nuits les plus viriles,

Nous ne ferons rien d’autre que poignarder la vie,

Sourire aveuglément à la déroute,

Tandis que les années, mortes comme des morts,

Ouvrent leur tombe d’étoiles éteintes.

Comme la peau

Fenêtre orpheline aux cheveux d’habitude,

Cris du vent,

Atroce paysage entre cristal de roche,

Prostituant les miroirs vivants,

Fleurs clamant à grands cris

Leur innocence antérieure aux obésités.

Ces cavernes aux clartés vénéneuses

Saccagent les désirs, les dormeurs ;

Clartés comme langues fendues

Pénétrant les os jusqu’à trouver la chair,

Sans savoir qu’au fond il n’y a pas de fond,

Il n’y a rien, qu’un cri,

Un cri, un autre désir

Sur un piège de pavots cruels.

Dans un monde de barbelés

Où l’oubli vole en dessous du sol,

Dans un monde d’angoisse,

Alcool jaunâtre,

Plumes de fièvre,

Colère dressée vers un ciel de honte,

Un jour de nouveau ressurgira la flèche

Abandonnée par le hasard

Quand une étoile meurt comme l’automne pour oublier

son ombre.

Les plaisirs interdits (1931)

J’étais étendu et j’avais dans mes bras un corps comme de la soie. Je lui baisai les lèvres, car le fleuve passait au-dessous. Alors il se moqua de mon amour.

Ses épaules semblaient deux ailes repliées. Je lui baisai les épaules, car l’eau bruissait au-dessous de nous. Alors il pleura en sentant la brûlure de mes lèvres.

C’était un corps si merveilleux qu’il s’évanouit entre mes bras. Je baisai sa trace: mes larmes l’effacèrent. Comme l’eau continuait à couler, j’y laissai tomber un poignard, une aile et une ombre.

Sur mon propre corps je découpai une autre ombre, qui ne me suit que le matin. Du poignard et de l’aile, je ne sais rien.

Quand tes heures sont comptées (1950-1956)

Portrait de poète

À Ramón Gaya

Te voilà toi aussi, mon frère, mon ami,

Mon maître, dans ces limbes ? Comme moi

Qui t’y a conduit ? La folie des nôtres

Qui est la nôtre ? L’appât du gain de ceux qui

Vendant le patrimoine hérité et non gagné, ne savent

L’aimer ? Tu ne peux me parler, et moi je peux

Parler à peine. Mais tes yeux me fixent

Comme s’ils m’invitaient à voir une pensée.

Et je pense. Tu regardes au loin. Tu contemples

Ce temps-là arrêté, ce qui alors

Existait, quand le peintre s’interrompt

Et te laisse paisible à regarder ton monde

A la fenêtre : ce paysage brutal

De rocs et de chênes, tout entier vert et brun,

Avec, dans le lointain, le contraste du bleu,

D’un contour si précis qu’il en paraît plus triste.

C’est cette terre que tu regardes, cette cité,

Ces gens d’alors. Tu regardes le tourbillon

Brillant de velours, de soie, de métaux

Et d’émaux, de plumages, de dentelles,

Leur désordre dans l’air, comme à midi

L’aile affolée. Voilà pourquoi tes yeux

Ont ce regard, nostalgique, indulgent.

L’instinct te dit que cette vie d’orgueil

Élève la parole. La parole y est plus pleine,

Plus riche, et brûle pareille à d’autres joyaux,

D’autres épées, croisant leurs éclats et leurs lames

Sur les champs imprégnés de couchant et de sang,

Dans la nuit enflammée, au rythme de la fête,

De la prière dans la nef. Cette parole dont tu connais,

Par le vers et le dialogue, le pouvoir et le sortilège.

Cette parole aimée de toi, en subjuguant

La multitude altière, lui rappelle

Que notre foi est tournée vers les choses

Non plus perçues au dehors par les yeux

Quoique si claires au dedans pour nos âmes ;

Les choses mêmes qui portent ta vie,

Comme cette terre, ses chênes, ses rochers,

Que tu es là, à regarder paisiblement.

Je ne les vois plus, et c’est à peine si à présent

J’écoute grâce à toi leur écho assoupi

Qui une fois de plus veut resurgir

En quête d’air. Dans les nids d’autrefois

Il n’y a pas d’oiseaux, mon ami. Pardonne et comprends ;

Nous sommes si accablés que la foi même nous manque.

Tu me fixes, et tes lèvres, en leur pause méditative,

Dévorent silencieuses les paroles amères.

Dis-moi. Dis-moi. Non ces choses amères, mais subtiles

Profondes, tendres, celles que jamais n’entend

Mon oreille. Comme une conque vide

Mon oreille garde longtemps la nostalgie

De son monde englouti. Me voilà seul,

Plus même que tu ne l’es, mon frère et mon maître,

Mon absence dans la tienne cherche un accord,

Comme la vague dans la vague. Dis-moi, mon ami.

Te souviens-tu ? Dans quelles peurs avez-vous laissé

L’harmonieux accent ? T’en souviens-tu ?

Cet oiseau qui était le tien souffrait

De la même passion qui me conduit ici

Face à toi. Et bien que je sois rivé

À une prison moins sainte que la sienne,

Le vent me sollicite encore, un vent,

Le nôtre, qui fit vivre nos paroles.

Mon ami, mon ami, tu ne me parles pas.

Assis, paisible, en ton élégant abandon,

Ta main délicate marquant du doigt

Le passage d’un livre, droit, comme à l’écoute

Du dialogue un moment interrompu,

Tu fixes ton monde et tu vis dans ton monde.

L’absence ne t’atteint pas, tu ne la sens pas ;

Mais l’éprouvant pour toi et moi, je la déplore.

Le nord nous dévore, captifs de ce pays,

Forteresse de l’ennui affairé,

Où ne circulent que des ombres d’hommes,

Et parmi elles mon ombre, oisive pourtant,

Et en son oisiveté, dérision amère

De notre sort. Tu as vécu ton temps,

Avec cette autre vie que t’insuffle le peintre,

Tu existes aujourd’hui. Et moi, je vis le mien ?

Moi ? Le léger et vivant instrument,

L’écho ici de toutes nos tristesses.

La gloire du poète

Invocations (1934-1935)

La gloire du poète

Démon, ô toi mon frère, mon semblable,

Je t’ai vu pâlir, suspendu comme la lune du matin,

Caché sous un nuage dans le ciel,

Parmi les horribles montagnes,

Une flamme en guise de fleur derrière ta petite oreille tentatrice,

Et tu blasphémais plein d’un ignorant bonheur,

Pareil à un enfant quand il entonne sa prière,

Et tu te moquais, cruel, en contemplant ma lassitude de la terre.

Mais ce n’est pas à toi,

Mon amour devenu éternité,

À rire de ce rêve, de cette impuissance, de cette chute,

Car nous sommes étincelles d’un même feu

Et un même souffle nous a lancés sur les ondes ténébreuses

D’une étrange création, où les hommes

Se consument comme l’allumette en gravissant les pénibles années de leur vie.

Ta chair comme la mienne

Désire après l’eau et le soleil le frôlement de l’ombre ;

Notre parole cherche

Le jeune homme semblable à la branche fleurie

Qui courbe la grâce de son arôme et de sa couleur dans l’air tiède de mai ;

Notre regard, la mer monotone et diverse,

Habitée par le cri des oiseaux tristes dans l’orage,

Notre main de beaux vers à livrer au mépris des hommes.

Les hommes, tu les connais, toi mon frère;

Vois-les comme ils redressent leur couronne invisible

Tandis qu’ils s’effacent dans l’ombre avec leurs femmes au bras,

Fardeau d’inconsciente suffisance,

Portant à distance respectueuse de leur poitrine,

Tels des prêtres catholiques la forme de leur triste dieu,

Les enfants engendrés en ces quelques minutes dérobées au sommeil,

Pour les vouer à la promiscuité dans les lourdes ténèbres conjugales

De leurs tanières, amoncelées les unes sur les autres.

Vois-les perdus dans la nature,

Comme ils dépérissent parmi les gracieux châtaigniers ou les platanes taciturnes,

Comme ils lèvent le menton avec mesquinerie,

En sentant une peur obscure leur mordre les talons ;

Vois-les comme ils désertent leur travail au septième jour autorisé,

Tandis que la caisse, le comptoir, la clinique, l’étude, le bureau officiel

Laissent passer l’air et sa rumeur silencieuse dans leur espace solitaire.

Écoute-les vomir d’interminables phrases

Aromatisées de facile violence,

Réclamant un abri pour l’enfant enchaîné sous le divin soleil,

Une boisson tiède, qui épargne de son velours

Le climat de leur gosier,

Que pourrait meurtrir le froid excessif de l’eau naturelle.

Écoute leurs préceptes de marbre

Sur l’utilité, la norme, le beau ;

Écoute-les dicter leur loi au monde, délimiter l’amour, fixer un canon à l’inexprimable beauté,

Tout en charmant leurs sens de haut-parleurs délirants ;

Contemple leurs étranges cerveaux

Appliqués à dresser, fils après fils, un difficile château de sable

Qui d’un front livide et torve puisse nier la paix resplendissante des étoiles.

Tels sont, mon frère,

Les êtres auprès de qui je meurs solitaire,

Fantômes d’où surgira un jour

L’érudit solennel, oracle de ces mots, les miens, devant des élèves étrangers,

Gagnant ainsi la renommée,

Plus une petite maison de campagne dans les inquiétantes montagnes proches de la capitale ;

Pendant que toi, caché sous la brume irisée,

Tu caresses les boucles de ta chevelure

Et contemples d’en haut, d’un air distrait,

ce monde sale où le poète étouffe.

Tu sais pourtant que ma voix est la tienne,

Que mon amour est le tien ;

Laisse, oh, laisse pour une longue nuit

Glisser ton corps chaud et obscur,

Léger comme un fouet,

Sous le mien, momie d’ennui enfouie dans une tombe anonyme,

Et que tes baisers, cette source intarissable,

Versent en moi la fièvre d’une passion à mort entre nous deux ;

Car je suis las du vain labeur des mots,

Comme l’enfant est las des doux petits cailloux

Qu’il jette dans le lac pour voir son calme frissonner

Et le reflet d’une grande aile mystérieuse.

Il est l’heure à présent, il est grand temps

Que tes mains cèdent à ma vie

L’amer poignard convoité du poète;

Que tu le plonges d’un seul coup précis

Dans cette poitrine sonore et vibrante, pareille à un luth,

Où la mort elle seule,

La mort elle seule,

Peut faire résonner la mélodie promise.

(Traductions inédites de Jacques Ancet)

Bibliographie

Bibliographie en français

La Réalité et le Désir, traduction de Robert Marrast et Aline Schukman, Gallimard, 1959.

Les Plaisirs interdits, traduction de Jacques Ancet, Fata Morgana, 1981.

Un fleuve, un amour, traduction de Jacques Ancet, Fata Morgana, 1985.

Poèmes pour un corps, traduction de B. Roy, Fata Morgana, 1985.

Ocnos, traduction de Jacques Ancet, Les Cahiers des Brisants, 1987.

Les nuages, Fata Morgana, traduction d’Anthony Bellanger, 1998.

Variations sur thème mexicain, traduction de Bernard Sicot, José Corti, 1998.

Bibliographie en espagnol

Perfil del aire, 1927

Égloga. Elegía. Oda, 1928

Un río, un amor, 1929

Los placeres prohibidos, 1931

Donde habite el olvido, 1934

Invocaciones, 1935

Las nubes, 1943

Ocnos, 1942

Como quien espera el alba, 1944

Vivir sin estar viviendo, 1949

Con las horas contadas, 1956

Desolación de la quimera, 1962

Poesia completas, édition de L. Maristany, Siruela, Madrid, 1993.