Mordechai Gebirtig

un simple troubadour

De son vrai nom il s’appelait Mordechai Bertig. Il était né le 4 mai 1877 à Cracovie (Pologne), sa ville de toute une vie.

Il est mort abattu d’une balle dans la nuque, le 4 juin 1942. Ce jour connu comme le jeudi sanglant de Cracovie fut le jour de la déportation vers le camp de la mort de Belzhets. Il refusa de s’y laisser conduire car il savait ce qui attendait les juifs là-bas. Il sera tué sur place, sa femme et deux de ses filles seront elles assassinées dans ce camp, la troisième Shifrele avait déjà été tuée en 1941. Un jour avant la déportation, Lola, une des filles de Gebirtig remit quelques feuillets de poèmes à des amis juifs dont deux survécurent. Ce sont les poèmes traduits ici. Mais beaucoup seront perdus car Gebirtig aura écrit tous les jours. Les manuscrits furent amenés en Israël.

Ce destin atroce de toute une famille de pauvres gens est emblématique du destin d’un peuple. Mordechai Gebirtig était pourtant fait pour chanter les joies.

Ébéniste, musicien, homme de théâtre, il mit lui-même en musique nombre de ses poèmes.

Le premier, en 1905, s’intitulait « La Grève générale ». D’abord disciple d’Avrom Reisen, dont il fut l’ami, il est le dernier des « Brodersinger », ces bardes de l’Europe centrale. Et entre les deux guerres mondiales chaque petit village, chaque ville connaissait par cœur ses chansons aussi bien le petit peuple que tous les lettrés. Ils furent essaimés dans tout le monde en suivant les vagues d’émigration des juifs. Et les Amériques, la Palestine et partout là où un juif chante.

Après l’holocauste ses chansons seront encore connues mais suivant le déclin de la langue yiddish suite aux massacres, elles se font plus rares.

C’est en 1938 qu’il composa « Notre ville flambe », à la suite du pogrom de Psytyk. Cette chanson aux accents prémonitoires devint l’hymne de la jeunesse dans les ghettos, notamment à Cracovie en 1942. Cette chanson servit d’hymne des combattants.

Un troubadour au sein du ghetto

Il aura connu la vie du ghetto du 5 septembre 1939 à sa fin, et il rendra compte de la vie et du destin des juifs par ses poèmes qu’il écrira jusqu’à la fin. Il maudira la totale collaboration des Polonais avec les Allemands. Réfugié un temps dans le petit village de Lagiewniki, il écrira de toute urgence des poèmes de vengeance et aussi d’amour. Il reviendra dans le ghetto de Cracovie d’avril 1942 à juin 1942, décrivant de plus en plus sombrement les moments terribles. Lui-même sera assassiné à 65 ans au Ghetto de Cracovie pour avoir refusé l’ordre de déportation.

Il jouait de la flûte de berger et de la guitare et de la langue des hommes. Il aura beaucoup chanté ses chansons jusqu’à son dernier souffle. Ses chansons très populaires étaient chantées dans toutes les rues juives. Il était le troubadour du peuple juif. Il aura composé une centaine de poèmes de son vivant.

Auteur de beaucoup de chansons dans son recueil « Mayne Lyder (mes chants) » publié en 1936, de « Pour tout mon peuple » en 1920 et le plus célèbre « Es brent (au feu) » publié à Cracovie en 1946 après sa mort.

On a peine à imaginer l’impact de ce petit cordonnier par ses chansons. Il voulait écrire pour le peuple et simplifier son style pour passer de bouche en bouche. Ses poèmes mis en musique étaient donnés dans les théâtres, les salles de concerts, retransmis par les radios, repris dans les réunions, portés par les chanteurs de rue, et chantés par cœur par tous les juifs ordinaires.

Il était le poète populaire par excellence et pendant l’oppression nazie, ses chants étaient passés comme des messages clandestins, imprimés en cachette et chantés dans le ghetto de Cracovie d’abord, mais bientôt dans tous les ghettos de Pologne, celui de Varsovie particulièrement avec ses 450 000 juifs emprisonnés, celui de Vilno,.... Ils furent souvent les derniers chants entendus par des juifs dans les camps de concentration.

Son poème « Au feu, au feu ! » sera un des ferments de la révolte des juifs car ce texte critiquait violemment leur passivité.

Les jeunes allèrent mourir contre les mitrailleuses nazies ce chant aux lèvres.

Devant l’anéantissement, tout un peuple au bord du néant s’était réfugié dans les paroles d’un poète : Mordecaï Gebirtig.

Il ne voulait surtout pas faire de la haute poésie mais humblement des paroles qui puissent passer de l’un à l’autre, contre l’horreur, contre la déshumanisation.

Le ghetto de Cracovie est moins passé à la légende que celui de Varsovie, car les résistants juifs avaient décidé de porter le combat hors du camp, en zone aryenne, pour s’attaquer aux officiers nazis. Le ghetto était trop petit pour organiser des lignes de défense, et les attaques, plus d’une dizaine de résistants furent tués par les nazis. Ils permirent aussi l’évasion de centaines de juifs du ghetto.

Mordecaï Gebirtig écrivit jusqu’au dernier souffle une sorte de journal de bord de l’holocauste et plus particulièrement du ghetto de Cracovie.

De tous ses poèmes seuls tout au plus une vingtaine ont été retrouvés et publiés en 1946 à Cracovie avec une préface de Joseph Wolf, membre éminent de la résistance juive de Cracovie.

Journal de bord de l’holocauste

Les poèmes de Gebirtig sur l’holocauste peuvent se répartir en trois phases :

- Du 5 septembre 1939 au 24 octobre 1940 poèmes écrits dans la ville de Cracovie occupée

- Du 25 octobre 1940 en avril 1942, poèmes écrits à Lagiewniki, petit village voisin où Mordecaï Gebirtig s’était réfugié

- D’avril 1942 à sa mort en juin 1942 poèmes écrits dans le ghetto de Cracovie

Et l’on peut voir monter au fur et à mesure la peur et la désespérance, alors que la colère contre la complicité des Polonais et l’aveuglement des juifs occupent plutôt la première phase. Les appels à la vengeance et à l’espoir marquent la deuxième phase.

Ce témoignage irremplaçable de la vie quotidienne sous la botte des nazis, l’impact extraordinaire sur ses camarades du peuple juif, est difficilement compréhensible aujourd’hui. Il suffit pourtant d’imaginer un Victor Hugo repris par le peuple, les chants de la Commune sur les barricades. Ce petit charpentier fut le visionnaire, le cri et le souffle d’un peuple.

Il faudra attendre 1967, pour voir éditer en Israël ses poèmes traduits en hébreu.

On préfère des images flamboyantes de résistants, Mordechai Gebirtig en était un des plus grands par sa résistance de l’esprit. Il était le drapeau d’un peuple, ses chants devenaient des hymnes.

Il lui aura été donné de chanter la chanson du pays d’or et celle du pays dévasté avec son peuple parti en fumée.

Ce petit joueur de flûtiau avait l’innocence de l’enfance, il faisait souvent des chansons pour les enfants d’ailleurs. Sa vie sera humble et lumineuse jusqu’à l’arrivée des barbares. Apprenti charpentier dès 14 ans, il fonde son échoppe à 24 ans, qu’il abandonnera à cause de sa santé qui sera toujours plus que médiocre. Remis de nombreuses défaillances cardiaques, il terminera sa carrière professionnelle dans le magasin de son frère jusqu’à sa fin.

Il aura trois filles. Il sera un compositeur du dimanche écrivant et composant après ses heures de travail. Il tentera de faire du théâtre, mais il se vouera à sa passion de chansonnier. Il ne savait pas la poésie de son temps et encore moins la musique qu’il ne savait pas lire.

Simple troubadour, homme pauvre, il jouait un peu de la flûte de berger et encore moins bien de la guitare. Et ses chants sont parmi les plus beaux qui furent écrits en cette période, les plus populaires surtout.

Ses amis, sa famille l’aidaient à broder de la musique sur ses mots.

Cette rencontre entre un peuple qui partira en fumée et un simple petit charpentier est un des miracles du peuple juif.

Cet homme avait le don visionnaire de parler la vie commune. Ses thèmes sont ceux qui entouraient son peuple. Les enfants orphelins, les voleurs au grand cœur, les femmes, et les hommes partis à la guerre, les amis, les nostalgies, puis l’horreur pendant ses deux années d’occupation allemande. Mais aussi Gebirtig écrira bien des chansons d’amour et d’hymne au printemps.

Et le journal de bord qu’il fit de l’holocauste reste un témoignage hallucinant.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Pour essayer de restituer un peu les mots de Gebirtig il faut se souvenir qu’il ne s’agit point d’un poète mais d’un chansonnier qui cherchait à faire circuler ses textes par la mélodie qu’il ajoutait le plus souvent à ses mots. Ses « poèmes » étaient à consommation immédiate, sorte de journal qui circulait partout et était repris et chanté très loin de sa ville natale, Cracovie, qu’il n’aura presque jamais quittée. Ses chansons de son vivant auront volé un peu partout et de bouche en bouche.

Aussi il faut rester à hauteur de cet homme simple en traduisant à hauteur du quotidien, et surtout ne pas faire de « poésie ». Simplement redire ce que disait un homme doux et simple, nullement intellectuel, petit troubadour de tous les jours, même les jours terribles.

Il faut aussi, d’après nous, ne pas tenter de restituer la musicalité qui coule à chaque vers par l’emploi des techniques des chansonniers pour que la chanson existe parce qu’on la fredonne instantanément. Pour vouloir rendre des rimes et des assonances en langue française, l’on s’éloignerait trop du texte original, même s’il chanterait plus.

De plus le yiddish polonais employé par Gebirtig a des sens que nous ne pouvons presque plus comprendre et en tout cas rendre. Rendre ce langage de tous les jours avec parfois un arrière-plan biblique est donc le seul but de ces nouvelles traductions.

Pour cela un langage d’homme simple vers des hommes simples est utilisé.

Souvent nous nous sommes basés sur des traductions en langue anglaise parues aux États-Unis pour ne pas faire de contresens.

Voici dans leur nudité des « chansons » qui ne meurent jamais, celles de Gebirtig. Ces chants de la survie ordinaire restent d’actualité hélas.

RECUEIL « ES BRENT »

1-

Le Village brûle ! (adaptation de la version complète)

Il brûle, mes frères, il brûle !

Oy, notre pauvre village brûle

Des vents mauvais avec fureur

S’élèvent, cassent et dispersent

Plus forts encore que les flammes sauvages,

Tout autour de nous brûle déjà.

Et vous êtes là et vous regardez cela

Les bras croisés

Et vous êtes là et vous regardez cela

Comment notre village brûle. Il brûle, Mes frères, il brûle

Oy, notre pauvre village brûle

Déjà

les langues de feu ont

Dévoré tout le village

Et les vents mauvais hurlent

Tout le village brûle aux alentours

Et vous êtes là et vous regardez cela. Il brûle ! Mes frères, il brûle !

Oy, le moment terrible peut venir :

Notre village et nous avec lui

Partirons en cendres emportées par les flammes

Il ne restera, comme après un massacre

Que des murs ruinés et noircis

Et vous êtes là et vous regardez cela. Il brûle mes frères, il brûle

Oy, notre pauvre village brûle

En vous seul est le secours

Si le village vous est cher

Prenez les seaux, éteignez le feu

Éteignez-le de votre propre sang

Prouvez que vous le pouvez

Et vous êtes là et vous regardez... Ne restez pas, frères, à regarder

Les bras croisés !

Ne restez pas, frères, ainsi sans rien faire

Éteignez le feu

Notre village brûle !

(1938)

2-

Yankele

Endors-toi donc, Yankele mon beau petit homme

Tes yeux tes petits yeux noirs, ferme-les !

Un petit garçon qui déjà a toutes ses dents

À qui sa mère doit encore chanter « ayluli »

Un petit garçon qui déjà a toutes ses dents

Et qui bientôt ira à l’école

Et qui étudiera la Bible et le Talmud

Un petit garçon qui éclot vite en grand érudit

Ne peut-il pas laisser sa mère en paix toutes les nuits ?

Un petit garçon qui éclot vite en grand érudit

Et qui en même temps devient un très bon commerçant,

Un petit garçon, un marié beau et intelligent

Et qui est trempé comme un ruisseau

Allons endors-toi, mon marié beau et intelligent

En attendant tu reposes auprès de moi dans ton berceau,

Tant de larmes de mère tu m’arracheras

Avant que tu ne deviennes un homme !

Endors-toi donc,…

3-

Veille du jour du grand pardon

Veille du jour du Grand Pardon, mornes sont les rues

Le soleil, rouge de honte ou même de colère

Se couche quelque part,

Le ciel à l’ouest-en flammes

C’est la veille du jour de Grand Pardon,

Après les prières du crépuscule,

Et ici les lieux de prière sont comme des prisons,

Les verrous sur leur porte

Comme des chaînes faites de mains d’hommes.

Veille du jour du Grand Pardon, avec à l’ouest presque la nuit,

Les lignes juives sont gardées par un ennemi.

Comme des enfants déshérités,

Ils se tiennent étonnés,

-Nous étions habitués à entendre les chants de la synagogue

mais pas les piétinements des bottes des soldats,

les cliquetis des fusils,

ou les hurlements des chiens perdus.

Veille du jour du grand pardon- combien de temps, combien de temps ?

Dans les rues juives jadis – un léger mouvement, une hâte,

De tous les recoins

Un peuple marche pour prier,

Tous les bancs, toutes les chaises pleins-

Pour la première fois depuis des centaines d’années

Un tel outrage, une telle honte.

Veille du jour du grand pardon ! Seule une poignée nue

Fermée dans la pièce comme il y a si longtemps en Espagne,

Recouverte dans leurs châles de prière-

Avec dehors quelqu’un montant la garde.

Mais la lueur du chandelier sacré placé sur l’armoire,

Une voix que l’on entend chanter

Avec une mélodie si triste

Le vieux chant fondateur.

O, hélas, Hélas ! Kol Nidrei

Cracovie 25 novembre 1939

4-

Portrait de Shifrele

Sur le mur, à gauche de mon lit,

est pendu le portrait de ma fille Shifrele,

Souvent, au mitan de la nuit,

Quand je me languis d’elle et que je pense à elle,

Je regarde, elle me regarde,

Je l’entends me parler :

Cher père ! Je sais combien vous êtes triste,

Mais la guerre ne durera pas encore longtemps,

Bientôt je reviendrai vers vous

Avec le printemps qui vient,

Ainsi sourit et parle le portrait de Shifrele.

Amoureusement vers moi

Cracovie 2 décembre 1939

5-

Instants de désespoir

Déjà une année de guerre -

Si terrible, si monstrueuse,

Comment pouvons-nous survivre ?

Comment pouvons-nous endurer ?

Une année de persécutions,

De détresse et de douleur ;

Qu’est-il advenu de nous ?

Qu’adviendra-t-il de nous ?

Nos prières sont dévastées,

elles n’auront pas atteint la maison de Dieu

les cieux sont fermés à double tour

comme le cœur du monde.

les cieux sont fermés à double tour

et terriblement sombres,

les doutes commencent à ronger

hors de mon cœur.

Mes doutes commencent

A résoudre le mystère -

Il n’y a plus de justice

Il n’y a plus de Dieu.

Pas un petit morceau de consolation,

seulement de la peine et de la douleur,

Qu’adviendra-t-il de nous ?

Comment tout cela se terminera-t-il ?

Cracovie 2 octobre 1940

6-

Cela blesse

Cela blesse !

Cela blesse terriblement !

Pas tellement la haine brûlante

De l’ennemi,

Pas même le souffle

De la main folle de l’ennemi,

Pas l’étoile de David

Élimée sur le bras.

Oh honte !

Pour tant de générations

Oh honte !

Cela sera pareil pour elles.

Cela blesse !

Cela blesse terriblement !

Quand cela n’est pas un ennemi étranger,

Mais eux

Les fils et les filles de Pologne,

Qui feront honte un jour

À leur pays,

Mais qui maintenant gloussent et s’étranglent de rire

Regardant en bas vers la rue

Comme nos ennemis communs

Ridiculisent les Juifs,

Frappent et tourmentent les vieux,

Les dépouillent impunis,

Coupant la barbe des Juifs

Comme si cela était des tranches de viande …

Et eux,

Qui comme nous sont dépossédés

De leur pays,

Qui comme nous sentent la main folle de l’ennemi -

Comment peuvent-ils chahuter, rire, se réjouir

En de tels moments

Quand la fierté et l’honneur de la Pologne

Sont autant bannis,

Quand l’aigle blanc de la Pologne

Est tiré vers le sol,

Entre les barbes,

les gris et noirs cheveux

des barbes juives -

N’y aurait-il pas une honte éternelle

Pour eux tous ?

Ce n’est pas leur propre visage

Ainsi ressemblant ?

Cela blesse !

Oh terriblement cela blesse!

Cracovie février 1940

7-

Porte-toi bien Cracovie

Porte-toi bien Cracovie

Porte-toi bien !

Le carrosse maîtrisé attend devant ma porte,

Mes ennemis sauvages me conduisent

Impitoyablement loin de toi

Comme l’on emmène un chien.

Porte-toi bien Cracovie !

Aujourd’hui sans doute pour la dernière fois,

Je vois tout ce qui m’est cher.

Sur la tombe de ma mère

J’ai vidé en hurlant mon cœur…

Trop dur de se séparer d’elle.

J’ai asséché mes yeux

Jusqu’à la dernière larme tombée,

J’ai arrosé avec elles la tombe froide de mon père,

La tombe de mon grand père

Je n’ai jamais pu la retrouver,

Sa pierre tombale était transformée en poussière…

Porte-toi bien Cracovie !

ta terre est sainte,

père, mère y reposent.

Me coucher contre eux

N’a pas de sens pour moi

Ma tombe m’attend très loin d’ici.

Porte-toi bien Cracovie

Porte-toi bien !

Le carrosse maîtrisé attend devant ma porte,

Mes ennemis sauvages me conduisent

Impitoyablement loin de toi

Comme l’on emmène un chien

Cracovie 24 octobre, 1940

8-

Depuis si longtemps

depuis si longtemps, si longtemps je n’ai plus entendu

le son d’un violon qui joue,

et je ne chantais plus, comme je le faisais souvent,,

sans nul doute ma muse doit être endormie.

A la place je continue à entendre

Le son des coups de feu, des sabres qui claquent

Le rugissement des zum-zum-sum, bum-bum-bum.

J’ai entendu, j’entends encore

Comment tout pleure, tout se plaint et se lamente, soit de faim et a besoin de pain -

Une immense plainte, une lamentation…

Une mère hurle dans un désespoir aveugle,

Pour son fils, son fils unique,

Elle porte sur son dos

Quelques cendres de son corps.

Une jeune femme pleure,

Elle est vieille et grise de tant de tourments,

Son mari a été pris soudain ailleurs -

Aucune trace nulle part de lui.

Maintenant les champs pleurent, les forêts crient,

Pour chaque homme tombé,

Un cercle de lamentations tout autour de la terre,

Seul le Diable rit en pleine jouissance.

depuis si longtemps, si longtemps je n’ai plus entendu

le son d’un violon qui joue,

et je ne chantais plus, comme je le faisais souvent,,

sans nul doute ma muse doit être endormie.

Dors mon amour, repose-toi un peu,

Comme un enfant dans les genoux de sa mère,

Qui jamais ne ressent ni n’entend

Les sons des fusils et des sabres.

Quand les rugissements des bombardiers

Enfin se taisent

En plus des cris des affligés -

Paix va régner alors sur le monde.

Alors réveille-toi ! et avec allégresse,

Comme un oiseau au printemps,

Avec les premières floraisons de fleurs -

Chante ma chanson ! chante ma chanson de printemps !

Lagiewniki, janvier 1941

J’avais une maison

j’avais une maison, petite, endroit chaud

avec quelques objets domestiques, comme chaque homme pauvre ;

j’étais lié à ma pauvreté

comme les racines sont fortement liées à l’arbre.

J’avais une maison, une chambre, une cuisine -

Et ainsi j’avais vécu paisible pendant des années ;

J’avais de bons amis et beaucoup de camarades,

Une maison pleine d’amour et de chant.

Puis ils vinrent apportant perversité, haine, mort,

Et ma pauvre maison que j’avais bâtie

Avec mon labeur pendant tant d’années -

En un seul jour ils l’ont détruite.

Ils sont arrivés comme un fléau si invoqué,

Ils m’ont chassé de ma vie, de ma femme, de mes enfants ;

Nous fûmes laissés sans maison, oiseaux sans nid,

Sans savoir pourquoi, pour quels péchés que nous aurions commis.

Avant j’avais une maison, je n’en ai plus,

Mes ruines furent juste un jeu pour eux -

Maintenant je cherche une nouvelle maison, mais c’est dur, si dur,

Car je ne sais où me tourner, ou combien de temps pourrast continuer.

Lagiewniki, mai 1941

10-

Les sons des cloches

les cloches battent,

glin-glang

comme si quelqu’un demandait,

combien depuis, combien encore ?

un homme sera-t-il une bête

un homme sera-t-il déshonoré,

un homme sera

sans loi

entre les mains du Diable ?

combien de temps cela durera-t-il ?

combien de temps restera-t-il le maître ?

les cloches battent,

glin-glang

glin-glang,

comme si quelqu’un demandait,

pas longtemps, pas trop longtemps !

que le diable ainsi jubile.

Seulement il a fait

Que le monde soit en flammes,

glin-glang, glin-glang,

Il n’y aura pas longtemps à attendre !

Sa chute va sûrement venir !

Lagiewniki,, octobre 1941

11-
Jour de punition

Je vous le dis mes frères, souvenez-vous de mes paroles

De réconfort et de consolation :

Cela va venir, entendez-vous ? un jour va naître

Qui nous apportera notre vengeance.

Vengeance pour nos souffrances et nos douleurs,

Pour tout le sang répandu par nos ennemis,

Vengeance pour celui dont il ne reste

Aucun homme pour savoir un jour.

Vengeance pour ces actions que même Sodome ne connut pas,

Vengeance pour ces mères, ces orphelins, ses veuves

Toute la terre va hurler vengeance

Pour le sang de millions de victimes.

L’homme va se réveiller, aucun doute là-dessus,

Il verra clairement l’horreur de la guerre.

Comme un ancien prophète il clamera :

Vengeance et punition !

Je crois et j’espère que ce jour viendra,

Frères, je peux voir de loin son arrivée,

Le jour va nous apporter la colombe de Noé

Heureuse marée des temps de paix.

Lagiewniki, 5 janvier 1942

12-

Soleil, soleil, oreilles du blé

Soleil, soleil, oreilles du blé,

L’on entend un chant,

Enfants, réjouissez-vous aujourd’hui,

Dansez et soyez heureux,

Le printemps est venu du pays de Dieu,

Regardez comme le soleil brille merveilleusement,

Les champs et les forêts

Sont en floraison verte-

Pendant que les oiseaux chantent leurs chansons joyeuses.

Soleil, soleil, oreilles du blé,

Un chant s‘élève, le premier chant cordial du printemps.

Cracovie, printemps 1942

13-

Notre printemps

Le printemps arrive jusqu’aux champs et aux forêts,

Mais là dans le ghetto il fait froid comme en automne,

Mais là dans le ghetto tout est dénudé comme en automne,

Sombre comme la maison où quelqu’un pleure un mort.

Printemps ! Les champs alentour sont semés,

Mais ici, le désespoir pousse tout autour de nous,

Mais ici, autour de nous, tous les murs sont gardés

Comme une prison au temps de la nuit.

Printemps ! - il est là déjà,

Bientôt Mai arrive,

Mais dans l’air on ne sent que les balles et la poudre des fusils,

Pendant que le bourreau plonge son épée sanglante

Dans un immense cimetière - la terre.

Cracovie, mai 1942

Dans le ghetto

Comme des pas sur la route de poussière

Faits par une multitude d’esclaves épuisés,

Nos jours et nos nuits sans sommeil

S’étirent sans fin dans le ghetto.

Les heures passent plus lourdement que le plomb,

Chaque minute est pleine de peurs et d’horreurs ;

L’on prie que chaque jour passe,

Que chaque nuit nous laisse saufs.

L’on ne dort pas, mais on écoute, on monte la garde,

Pendant que des pensées terribles viennent à l’esprit -

Qui le destin a décidé de ramasser cette nuit

Pour être leur prochaine victime…

Étendu ainsi, on tremble quand

Une porte grince quelque part,

Le cœur frissonne quand une souris affamée

Grignote un bout de papier.

Un bras se resserre quand le vent

Disperse des bouts de papier dans la cour,

Comme un homme muet, l’on prend congé sans un mot

De sa mère, de sa femme, et de ses enfants.

Ainsi l’on termine gisant dans la peur et l’horreur,

Poussés, déplacés comme de vulgaires esclaves -

Ainsi passent nos jours,

Nos nuits sans sommeil.

Cracovie, mai 1942

C’est bien

C’est bien, c’est bien, c’est bien,

Les juifs hurlent : c’est bien !

L’ennemi sauvage

Se déplace rapidement, sans pitié -

Là où il parvient

La vie est totalement ruinée.

Et les juifs hurlent : c’est bien !

Et les juifs sourient - c’est bien,

Les choses sont bien, sont bonnes,

Elles ne pourraient être mieux.

C’est bien, c’est bien, c’est bien,

Les juifs hurlent : c’est bien !

L’ennemi s’avance,

Infâme et sanguinaire,

Pays après pays

Et les juifs hurlent : c’est bien !

Et les juifs sourient - c’est bien,

Les choses sont bien, sont bonnes,

Qu’il nous bouffe encore plus.

C’est bien, c’est bien, c’est bien,

Les juifs hurlent : c’est bien !

L’ennemi dévore les terres,

Saisit encore plus et plus,

Son estomac est plein,

Il ne peut plus rien avaler -

Et les juifs hurlent : c’est bien !

Et les juifs sourient - c’est bien,

Les choses sont bien, sont bonnes,

Son estomac est maintenant congestionné.

C’est bien, c’est bien, c’est bien,

Les juifs hurlent : c’est bien !

Maintenant l’ennemi

occupe la moitié de l’Europe,

et en veut encore plus,

bien que son estomac soit prêt à exploser,

C’est bien, c’est bien, c’est bien,

Les juifs hurlent : c’est bien !

Les choses sont bien, sont bonnes,

Il ne peut plus prendre une seule bouchée.

C’est bien, c’est bien, c’est bien,

Les juifs hurlent : c’est bien !

À force de s’emparer témérairement de tout

Il est usé et malade,

Il est malade d’avoir trop mangé, et ne peut éliminer -

C’est bien, c’est bien, c’est bien,

Les juifs hurlent : c’est bien !

Les choses sont bien, sont bonnes,

Sa fin approche

Amen…

Cracovie mai 1942