Nicolas Bouvier

Notre dernière douane avant l’infini

Nicolas Bouvier poète

Si demain quelqu’un s’inquiète de notre ami d’au-delà des mers, dites que, déposant ses sandales, il est rentré chez lui, pieds nus… anonyme zen.

Je m’inquiète pour l’ami qui m’aura révélé l’usage du monde, je m’inquiète de son silence d’après sa mort. Mais je sais qu’il est rentré chez lui, après de longues traversées des hommes et des pays, pieds nus. Ses sandales sont ses livres.

Il est notre dernière douane avant l’infini, celui qui a atteint le point de non-retour entre les êtres et les paysages.

Celui qui a marché dans la paume du monde, d’Azerbaïdjan au Japon, au Kurdistan au Tibet, et partout dans le monde, savait redonner toutes les voix perdues, l’odeur des cuisines et des citrons.

La trace de sa deux-chevaux, de sa Fiat Torpedo, se perd dans les étoiles, son camion rouillé dans la neige l’attend quelque part, le moteur ronronnant. Il a vu des villes qui s’envolaient dans les airs, des gens à l’amitié ouverte, des chemins boueux, des fruits écarlates. Tous menaient au ciel.

Voyager pour lui, était certes pour échapper à la condition de la routine « On peut s’en aller par exemple pour ne pas occuper la niche que déjà la société vous prépare, pour ne pas s’appeler Médor », mais plus encore une ascèse métaphysique: « On dit souvent que les voyages sont des fuites, pour moi ce sont plutôt des quêtes.».

Nicolas Bouvier était l’homme des échappées vers la beauté, vers la connaissance des autres, l’abandon aux choses, aux fleuves de la vie. A la croisée du monde il nous aura enseigné le détachement de l’inutile: « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr ». Les voyages de Nicolas Bouvier, « voyageur-voyeur» est bien un usage du monde, un tracé de spiritualité sur l’écorce des chemins, un art de vivre, un art de savoir mourir. Il a initié le pèlerinage vers les adieux des choses futiles. Il demeure le maître enlumineur des riches heures de la Terre. L’enchanteur de ses disparitions, lui si proche des nomades et si éloigné des écrivains qui bourlinguent: « La dialectique de la vie nomade est faite de deux temps : s’attacher et s’arracher. On n’arrête pas de vivre ce couple de mots tout au long de la route. »
Il se sera arraché aux eaux stagnantes de la vie, il s’attarde à jamais en nous.

Nicolas Bouvier et l’usage du monde

Nicolas Bouvier nous aura appris le respect de l’autre et le miracle des mondes toujours nouveaux, surtout quand ils viennent de l’ancien. Le dehors et le dedans de l’univers, il l’a ramené, non froissé, non sali, pour nous le faire goûter comme une grenade. Rôdeur ébloui du monde, il nous souvient de tout, car il est notre mémoire ancrée dorénavant. Nous nous souvenons de ses souvenirs.

Des fleuves en crue, des gués entre les hommes, du silence du sable et de la neige, du thé vert dans une soucoupe, des nuages qui passent. Nicolas Bouvier promenait sa pureté comme sac à dos, sa bonté comme offrande.

Tous ses rendez-vous avec les arbres et les âmes, nous nous y sommes rendus, tous étaient là nous parlant du passage d’un homme blanc et suisse qui avait laissé son ombre en gage parmi eux.

La lune elle-même se souvenait de ses feux de bois. Les bancs durs qui avaient accueilli son grand corps s’étaient endormis en se serrant contre lui.

Les hôtels pouilleux se parfument au jasmin pour honorer son sommeil.

Passent les navires, halètent les locomotives, les pas de Nicolas Bouvier vont plus vite.

Je m’inquiète pour l’ami car cela fait des mois que je n’ai pas reçu de lettres de lui et la mort n’est pas une bonne excuse. Je t’avais appelé à Genève pour t’inviter, une voix de femme me dit que cela était trop tard, tu venais de partir à jamais.

Nicolas Bouvier dans nos ailleurs

Marches-tu au plafond des averses, Nicolas, es-tu fourbu contre la beauté ?

Les poissons-scorpions tournent en rond et les montagnes chinoises font le dos rond. Toi qui voulais grandir, es-tu le mendiant du soleil ?

Vagabond de l’infini tu effaces tes traces derrière toi pour ne pas salir.

Tu étais un peu notre bienfait avec ton sourire. Et nous t’entendons toujours. Serein tu flottes autour de Genève sachant que tout est désormais plaie et douceur, fragilité des choses et amour. Salut à toi Nicolas Bouvier, salut à toi car dans les premiers froids de la vie, ta chaleur nous manque. Tu nous as appris la gravité de notre monde, la gravité des vies.

Ta vie aura été notre leçon de choses, merci à toi Nicolas ! Un jour, un jour prochain nous retrouverons tes sandales.

Nicolas Bouvier était aussi un poète et nous proposons extraits du livre « Le dehors et le dedans » aux éditions Zoé en Suisse, quelques textes peu connus.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Love song III

Quand tisonner les mots pour un peu de couleur

ne sera plus ton affaire

quand le rouge du sorbier et la cambrure des filles

ne te feront plus regretter ta jeunesse

quand un nouveau visage tout écorné d’absence

ne fera plus trembler ce que tu croyais solide

quand le froid aura pris congé du froid

et l’oubli dit adieu à l’oubli

quand tout aura revêtu la silencieuse opacité du

houx ce jour-là

quelqu’un t’attendra au bord du chemin

pour te dire que c’était bien ainsi

que tu devais terminer ton voyage

démuni

tout à fait démuni

alors peut-être...

mais que la neige tombée cette nuit

soit aussi comme un doigt sur ta bouche

Genève, décembre 1977

Love song II

Si vous voulez

peignez haut dans l’air sec vos icônes de neige

entourez-les de majuscules ornées

pendant que les flocons fondent sur votre langue

alléluia ! Moi j’ai d’autres affaires

je traverse en dormant la nuit hémisphérique

derrière le velours de l’absence

je retrouve à tâtons l’amande d’un visage

soie ancienne

les yeux couchés dedans

fenêtres où je t’ai vue tant de fois accoudée

frêle et m’interrogeant

comme un signe ou comme un présage

dont on n’est pas certain d’avoir trouvé le sens

Le chant vert du loriot ne sait rien du silence

Nord-Japon, hiver 1966

La dernière douane

Depuis que le silence

n’est plus le père de la musique

depuis que la parole a fini d’avouer

qu’elle ne nous conduit qu’au silence

les gouttières pleurent

il fait noir et il pleut
dans l’oubli des noms et des souvenirs

il reste quelque chose à dire

entre cette pluie et

Celle qu’on attend

entre le sarcasme et le testament

entre les trois coups de l’horloge

et les deux battements du sang
Mais par où commencer

depuis que le midi du pré

refuse de dire pourquoi

nous ne comprenons la simplicité

que quand le cœur se brise

Genève, avril 1983

Bibliographie

· L’Usage du monde, Payot 2001.

· Japon, Rencontre 1967.

· Chronique japonaise, Payot 2001.

· Le Poisson-scorpion, Folio 1996.

· Le Dehors et le dedans, Zoé 1998.

· Boissonnas. Une dynastie de photographes, Payot Lausanne 1999

· Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot 2001.

· L’Art populaire en Suisse, Zoé 1991.

· La Vie immédiate, Payot 1991.

· Routes et déroutes. Entretiens avec Irène Lihtenstein-Fall, Métropolis 1997.

· Le Hibou et la baleine, Zoé 1998.

· Les Chemins du Halla San, MiniZoé 1998.

· L’Echappée belle. Eloge de quelques pérégrins, Métropolis 1997.

· Une orchidée que l’on appela vanille, Métropolis 1998.

· Entre Errance et éternité. Regards sur les montagnes du monde, Zoé 1998.

· L’œil du voyageur, Hoebeke 2001.

· Vingt-cinq ans ensemble, histoire dela télévision suisse romande

· Comment va l’écriture ce matin?

· Histoires d’une image, Zoé 2001