Novalis
La fleur bleue et l’éternité
La poésie est représentation de l’âme, du monde intérieur dans sa totalité.
… De la conscience parfaite, on peut dire qu’elle a conscience de tout et de rien; elle est un chant.
Novalis représente une sainte image de la littérature allemande, l’icone de la pureté même. Et sa fleur bleue qu’il chercha partout de part le monde reste un idéal européen d’utopies merveilleuses. Mais derrière cette lumière projetée se trouvent les mystères de Novalis. Qui est ce songeur de rêves magiques qui a mis en route tous les pèlerins de l’Orient, tous les assoiffés d’amour éternel. ? Lui, sorte de licorne enchantée passée dans la poésie européenne, il était « l’élu », celui qui sait et marche vers la sainte lumière.
Mort à 29 ans, dégageant une grâce surréelle, il sera comparé à un Mozart des lettres, la joie en moins. Le romantisme n’a jamais produit d’écrivain et d’œuvres si pures, si apparemment simples et lisses, si mystérieuses aussi.
Ses œuvres et ses amours étaient imbriqués, inaccomplis tous deux. De lui il ne reste que « Les Disciples à Saïs », son pseudo-roman « Henri d’Ofterdingen », restés inachevés tous deux ; « Les Hymnes à la Nuit », « les Chants spirituels », des « Fragments », un bref Journal et quelques lettres.
Mais ses œuvres, ses amours, sa présence et sa mort ont eu tout le rayonnement profond d’une opération magique sur le romantisme, dont il reste et demeure la rosée même, ce souffle de l’ailleurs, cet appel vers le haut.
Novalis l’élu de la poésie
Il exerce une présence douce et douce comme la bonne ombre des arbres qui tremblent pour nous. Ce vent qui les remue doit être le souffle de pureté de Novalis. Novalis est aussi bien dans sa vie que dans ses écrits une aspiration vers le haut, le sublime, un élan pur tendu vers l’infini.
Une harmonie fragile et parfaite émane de ses vers, leur simplicité de fleurs dressées. Orphée au doux sourire il est donc passé très vite.
Novalis s’appelait en fait Georg Friedrich Philip von Hardenberg. Il était né le 2 mai 1772 dans un très vieux château de sa famille à Oberwiederstett, bâtisse pleine de rumeurs depuis le XIIIe siècle, d’étangs noirs, d’arbres sous le vent. Enfant chétif, avec une frairie de 9 frères et sœurs, il semble après bien des maladies ne renaître que vers 9 ans. À 11 ans il sait le grec et le latin. Plongé tout le temps dans la lecture de contes et de poèmes, il traversait son enfance en rêvant. Ses années d’apprentissage se font d’abord à Iéna en 1770, puis en 1791 à Leipzig. Mais il n’apprendra vraiment qu’à l’Université de Wittenberg. La suite est l’histoire de deux amours, Sophie von Kühn- « l’âme de ma vie et la clé de mon propre moi »- rencontrée en 1974 et morte en 1797, et qu’il verra toujours en pensée. Et puis les années Julie - Julie von Charpentier -, commencent en décembre 1798.
La mort de ses amis, de ses frères, l’accompagne tout au long de son très court chemin.
Lui, de plus en plus transparent, s’en va vers l’épuisement. Les rencontres avec Goethe, avec Schlegel, sa renommée grandissante, ne l’apaisent pas. Il mourra de « manière si douce et si sereine » que ses amis pensaient voir partir un saint. C’était le 25 mars 1801 à Weissenfels, dans l’après-midi. Il avait demandé des livres, à son frère de jouer du piano, et il s’endormit doucement pour toujours.
Je veux mourir joyeux comme un jeune poète, écrivait-il.
Sa légende lumineuse pouvait commencer, ses écrits d’un Orphée tendre vont la renforcer. « Le poète le plus pur de tous, le poète absolu », allait vivre dans le monde occidental comme le plus beau de nos fantômes. Une de ses œuvres est particulièrement bouleversante, car elle marque le cheminement d’un être. Il s’agit de son journal intime écrit depuis le 31ème jour, (18 avril 1797), jusqu’au 110ème jour, (6 juillet), de la mort de Sophie. Dans cette montée vers le dépassement nous tenons une des œuvres les plus hautes du romantisme :
À mesure que la douleur sensible cède et s’atténue, le deuil spirituel grandit et l’affliction spirituelle s’accroît en moi, une sorte de désespoir paisible s’élève toujours plus haut. Le monde me devient toujours plus étranger. Les choses autour de moi, toujours plus indifférentes. Et à mesure, tout se fait maintenant plus clair en moi et dans ce qui m’entoure...(22 mai).
Mon cœur le plus secret, pourtant, reste fidèle à la Nuit et à l’Amour créateur, son enfant.
Novalis l’enfant de la nuit
Novalis est l’enfant de la nuit, de l’amour très haut, de la nostalgie des temps passés où l’on voyait les Dieux de très près.
Les temps passés où l’on vit Dieu lui-même,
Manifesté dans sa jeune splendeur,
Vouer à la précoce mort, suprême
Élan d’amour, sa douce vie en fleur,
N’ayant point repoussé la coupe amère
Afin que cette mort nous fût plus chère.
Nos yeux brûlés d’angoisse et de regret
Pleurent ces temps perdus dans la ténèbre.
Rien ici-bas n’apaisera jamais
L’ardente soif en nous comme une fièvre.
Pour vous revoir encore, ô temps bénis,
Reprenons le chemin du cher Pays.
Ah ! pourquoi retarder notre retour ?
Depuis longtemps nos bien-aimés reposent.
Leur tombe clôt la course de nos jours,
La douleur vient, et le souci morose.
Poursuivre notre quête - que nous sert ?
Nos cœurs sont las, ce monde est un désert.
Illimité, mystérieux,
Un doux frisson traverse tout notre être.
J’ai cru surprendre au plus profond des cieux
L’écho lointain de nos tristesses :
Murmure, appel, nostalgique soupir
Des bien-aimés là-bas pleins de désir.
(Traduction Gustave Roud)
D’où vient l’attrait de la poésie contemporaine pour Novalis? Sans doute de cette pureté originelle que notre époque recherche avec nostalgie, et errance. Aussi de cette manière qu’à Novalis de dépasser le réel, de voir par-dessus l’avenir avec sa vocation brûlante d’éternité qu’il irradie :
Lorsque nombres et figures ne seront plus
La clef de toutes créatures,
Lorsque tous ceux qui s’embrassent et chantent
En sauront plus que les savants profonds,
Lorsque le monde reprendra sa liberté
Et reviendra au monde se donner,
Lorsqu’en une clarté pure et sereine alors
Ombre et lumière de nouveau s’épouseront,
Et lorsque dans les contes et les poésies
On apprendra l’histoire des cosmogonies,
C’est là que s’enfuira devant un mot secret
Le contresens entier de la réalité.
Novalis est l’image lisse de l’admirable, il nous fascine comme une statue parfaite. Il nous donne un avant-goût de l’immortalité vers laquelle nous aspirons.
« C’est vers l’intérieur que va le chemin mystérieux », Novalis nous guide vers notre intérieur.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Mais moi je me tourne vers la Nuit sacrée, l’ineffable, la mystérieuse Nuit. Là-bas gît le monde, au creux d’un profond sépulcre enseveli - vide et solitaire est sa place. Aux cordes du cœur bruit la profonde mélancolie. Que je tombe en gouttes de rosée, que je m’unisse à la cendre ! Lointains du souvenir, vœux de la jeunesse, rêves de l’enfance, de toute une longue vie l’inutile espérance et les brèves joies se lèvent dans leurs vêtements gris, pareils à la brume du soir quand le soleil s’est couché. Ailleurs, dans d’autres espaces, la lumière a déployé ses tentes d’allégresse. Pourrait-elle ne retourner jamais vers ses fils qui l’attendent avec la foi de l’innocence ?
Qu’est-ce donc tout à coup, dans le tréfonds du cœur, qui sourd mystérieusement et dissipe la molle atmosphère de tristesse ? Trouverais-tu toi aussi quelque joie en nous, sombre Nuit ? Que tiens-tu sous ton manteau qui pénètre jusqu’à mon âme avec une souveraine puissance ? Précieux est le baume qui, des pavots en gerbe issu, coule de ta main goutte à goutte ! Les lourdes ailes de l’âme, c’est toi qui délivres leur essor. Obscurément, indiciblement nous nous sentons touchés ; tout saisi de peur et de joie, je vois un visage plein de gravité qui doucement, pieusement sur moi se penche, et sous les boucles à l’infini mêlées, me dévoile la chère jeunesse de la Mère.
Ah ! que la lumière maintenant me paraît pauvre et puérile, que joyeux et béni le départ du jour ! Ainsi, c’est seulement parce que la Nuit éloigne de toi tes fidèles, que tu semas aux profondeurs de l’espace les sphères étincelantes, pour annoncer ta toute-puissance et ton retour - au temps de ton absence ? Ah ! plus divins que toutes les étoiles éclatantes nous paraissent les yeux sans nombre que la Nuit fit s’ouvrir en nous ! Ils voient plus loin que les plus pâles d’entre ces légions infinies. Sans le secours de la lumière, leur regard traverse les profondeurs d’une âme aimante, comblant les régions suprêmes de l’espace d’une indicible volupté.
Louange à la Reine du monde, à la haute annonciatrice des mondes sacrés, à la gardienne du bienheureux amour ! C’est vers moi qu’elle t’envoie - tendre bien-aimée - cher soleil de la Nuit - maintenant je veille, car je suis tien et mien - tu m’as révélé la Nuit : ma vie - tu m’as fait homme - brûle mon corps au feu spirituel, que devenu léger comme l’air à toi plus profondément je m’unisse et que notre nuit nuptiale dure l’éternité !
(Partie du premier hymne à la nuit traduit par l’immense Gustave Roud)
« Un jour que je versais d’amères larmes, que s’évanouissait en douleur mon espérance, que solitaire je me tenais près du tertre aride où recluse dans la ténèbre de l’étroit caveau gisait cette forme qui est ma vie - seul comme ne le fut encore nul solitaire, harcelé d’une indicible angoisse - sans force, avec la seule pensée encore de ma détresse - comme je cherchais secours autour de moi, ne pouvant plus avancer ni reculer, suspendu avec un regret passionné à cette vie fuyante comme une flamme qui défaille - alors, des lointains bleus, des cimes de mon ancienne félicité se propagea le frisson du crépuscule - et d’un seul coup se rompit le lien natal - la chaîne de la lumière.
Enfuie, la splendeur terrestre, et mon deuil avec elle - et dans le même temps, ma mélancolie s’abîma dans un nouveau monde insondable. O ferveur de la Nuit, tu descendis sur moi, sommeil céleste ! Le monde se soulève doucement ; nouveau-né, délivré de ses chaînes, sur lui mon esprit plane. Le tertre croule en nuage de poussière - je vois au travers, transfiguré, les traits de la Bien-Aimée. Dans ses yeux dort l’éternité - je saisis ses mains, et voici que les larmes deviennent une chaîne étincelante, indestructible. Comme un orage, des milliers d’années s’enfuient à l’horizon. À son cou suspendu je pleure devant la vie nouvelle des larmes d’extase. Ce fut le premier rêve, le seul - et depuis lors, d’une foi éternelle, immuable, je crois au ciel de la Nuit et à sa lumière : la Bien-Aimée. »
(Traduction Gustave Roud)
Par-delà je m’avance,
Et c’est chaque souffrance
Qui me sera un jour
Un aiguillon de volupté.
Quelques moments encore je serai délivré -
Ivre, je m’étendrai
Dans le sein de l’Amour.
D’une vie infinie
La vague forte monte en moi
Tandis que je demeure
Du regard attaché à toi
Là-bas dans tes profondeurs.
Car sur ce tertre, ici,
Tout ton lustre s’efface :
C’est une ombre qui ceint
D’une couronne de fraîcheur
Mon front.
Ma Bien-Aimée, que ton aspiration
Oh ! puissante m’attire
Que j’aille m’endormir
Et que je puisse aimer !
Cette jouvence de la Mort
Je la ressens déjà,
Tout mon sang se métamorphose
Baume et souffle éthéré.
Vivant au long des jours je vais
Plein de foi et d’ardeur ;
Avec les nuits je meurs
En un embrasement sacré.
(traduction Armel Guerne)
Bibliographie
Bibliographie en langue française
Les disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Chants religieux traduits et présentés par Armel Guerne (Poésie-Gallimard)
Les disciples à Saïs (Die lehrhinge zu Sais) traduction Armel Guerne, in Novalis, Œuvres complètes, I, Gallimard, 1975
Europe ou la Chrétienté, traduction Armel Guerne, in Novalis, Œuvres Complètes, I, Gallimard, 1975
Hymnes à la Nuit, traduits par Armel Guerne, in Les Romantiques allemands, Bibliothèque européenne, D.D.B., 1963.
Hymnes à la Nuit, Traduction par Raymond Voyat, Orphée - La Différence, 1990 et Mille et une nuits, 2002
Henri d’Ofterdingen, traduit par Armel Guerne, coll. L’Étrangère, Gallimard, 1997
Fragments, traduit par Armel Guerne, in Novalis, Œuvres Complètes, II, Gallimard, 1975
Journal intime après la mort de Sophie, précédé de Clarisse, traduction Armel Guerne, Novalis, Œuvres complètes, II, Gallimard, 1975
Lettres de la vie et de la mort, 1793-1800, (Novalis Briefwechsel mit Friedrich und August Schlegel, Charlotte und Caroline Schlegel), traduit par Catherine Perret, Éditions du Rocher, 1993