Pascal Dessaint

Le cadastre du ventre fécond de la ville

Dans les romans de Pascal Dessaint, ou plutôt les journaux d’un marcheur désenchanté dans la géométrie de la cité, affleure la présence obsessionnelle de ce monstre à peine apprivoisé qu’est la ville.

Cette ville porte en son flanc la blessure irrémédiable du 21 septembre 2001, celle de la bêtise et de la négligence humaine qui fit tant de traumatismes. On dirait que les « survivants » toulousains semblent en exil dans leur ville. AZF préfigure le cataclysme qui un jour rasera la terre, encore une fois par la connerie humaine.

Les personnages de Pascal Dessaint porteront cette blessure béante en eux, et l’auteur, dresse le cadastre des quartiers de roman en roman méticuleusement avec le scrupule d’un géomètre. Ce n’est certes pas pour nous donner à voir une exotique visite guidée de la ville, mais pour s’imprégner de la peau de cette ville, en débusquer les secrets inavouables, les coins encore hors du temps.

La « cruelle nature » au cœur des choses

Et montrer ainsi que même à quelques encablures du centre de la ville, la nature, ses ronces et ses mystères, « la cruelle nature » est là qui palpite et nous épie.

Et Félix Dutrey, le policier lui aussi en exil, est celui sur qui convergent les destinées improbables, les remugles inavoués des familles. Émile, son Mimile, au cœur d’un triptyque tricote sa déprime.

Les longues randonnées dans les Pyrénées, les dérives dans la ville tentaculaire se mélangent et sont celles de l’auteur qui dans le sac à dos de ses mots ne gardent que l’essentiel pour marcher et encore marcher.

Ce qui frappe dans la lecture de ses romans que l’ont dit « noirs », mais qui semblent plutôt se rapprocher des livres initiatiques de l’errance, c’est ce désespoir actif qui fait se mouvoir les êtres.

Pascal Dessaint aime glisser les détails incongrus, ainsi le médecin légiste Eusèbe ne parle qu’au travers de récits africains ou des citations de Réjean Ducharme auxquelles on pourrait ajouter celle-ci :

« Tu l’as dit Mamie, la vie il n’y a pas d’avenir là-dedans, il faut investir ailleurs » (Va savoir)

Les hennissements dans les couloirs du commissariat pour conjurer l’ennui.

Entre Jean-Claude Izzo et son Marseille du Vallon des Auffes, et Fred Vargas et ses traces paléontologiques, Pascal Dessaint trace une voie plus proche des road-movies américains. « Toulouse-Texas », plutôt que ville étale.

Les couleuvres et les vipères sont les compagnons de route même au cœur de la cité. Les iguanes sont nos poupées de douleur.

La désespérance semble pousser sur les humains comme les fruits sur l’arbre.

Les objets du quotidien jonchent les plages du livre, renvoyés par les marées des solitudes. Des coins de campagnes comme du ciel bleu et « céruléen ». Céruléen comme les livres intenses et sombres posés contre le gris des jours.

Des appartements ou des péniches que l’on investit et que l’on déserte, des nuits à errer dans les rues, sans doute à noter sur un journal les drames potentiels derrière les pierres.

Des corps de femmes comme des feux de camps entre deux fuites.

L’arpenteur de la ville

Les bruits de la cité viennent battre contre les mots.

Sorte de Petit Poucet errant dans la forêt des rues, Pascal Dessaint balise sa marche de repères. Les lieux sont nommés, décrits avec leurs odeurs, leur poids. Du Bijou au Père Louis, de Saouzé-Loung au bar du Matin, sa tanière des Carmes, ces morceaux d’humanité et de pierre irriguent son œuvre, la collent au réel et aussi à sa disparition prochaine : « Les endroits naissent, meurent, ça bouge tout le temps »

Méthodiquement, avec la patience d’un entomologiste Pascal Dessaint injecte sa vie dans ses livres. Et les grandes virées nocturnes du jeudi soir sont sa chasse carnivore à la chair du hasard. Il l’appâte, il le piège, il le capture. De rencontres en rencontres, au bout des bières et des nuits, il écoute les humains. Pour comprendre ces morceaux d’humain qui flottent dans leur corps, il fallait soi-même avoir connu la pauvreté, le chômage, les petits boulots, les doutes, l’échec. Pascal Dessaint en avait fait ample moisson. Il sait alors aller vers ses frères. Il sait aussi le respect des plantes et de la diversité.

Toulousain depuis le début des années quatre-vingt, ce natif de Dunkerque, pratique l’art situationniste de la dérive au gré des signes symboliques du réel. Nadja d’André Breton est ici devenue la sœur des errants américains. Hubert Selby junior, John Fante, Richard Brautigan.... Il aime physiquement cette ville tout en masques.

Ce hasard approché est en fait la volonté de découvrir les sombres desseins de la ville et des hommes. « Tout le monde a un plan » nous dit Pascal Dessaint. Il tente de le percer à jour, de suivre ces prédestinations tragiques. Alors il se rend disponible à tous à tous les possibles. Il semble se jouer une sorte de jeu de l’oie du destin et tous les chemins, aussi tortueux soient-ils, finiront par converger vers lui.

Il traque les plaies de la ville, les traces désirantes des catastrophes. Ainsi émerge la présence de l’humain dans la cité. Elle est souvent triste.

Comment se parler encore ? Comment se sauver dans la beauté du Couserans ariégeois ? Comment aimer ? Comment tuer la haine ? Comment nous faire pardonner du mal que nous faisons à la nature ?

Et il tente d’écrire d’instinct, avec ses tripes et non pas avec les dictionnaires de la culture.

Reprenant souvent ses thèmes et ses personnages de roman en roman, Pascal Dessaint dit et redit la confusion des sentiments et la douleur d’aimer et de vivre, la torpeur qui nous cloue en nous-même dans nos habitudes rances.

Pour traduire cela, Pascal Dessaint déploie des atmosphères serrées, des ambiances de serre chaude, des formules de langage : répétitions de mots, mélanges de subjonctifs raffinés avec le vulgaire, lambeaux de journaux qui vont, en s’emboîtant, lever les voiles des horreurs,..

Limpide reste son écriture, zébrée d’ironie et de désenchantement. Cette écriture pan après pan veut dresser une toute petite odyssée de l’espèce. Un requiem consolateur pour cet homme « qui est un animal qui pleure ». Aussi il se fait parfois chat de gouttière pour surprendre toutes les ombres de la ville.

Il devient l’arpenteur de la ville et des plaies de la nature qui ne nous pardonnera pas. Cruelle nature que celle de l’humain, cruelle nature que celle que nous saignons à blanc. Il fallait que quelqu’un en dresse l’agenda et s’alarme.

Les romans et les nouvelles de Pascal Dessaint portent ce cri.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Loin des humains, extrait choisi par l’auteur.

J’ai pris plein sud. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Il n’y avait plus guère de versants dans l’ombre. Certains pics perçaient des nuages immobiles, qui leur faisaient comme des jabots de mousseline.

Dans les couloirs d’avalanche, les névés, qui n’avaient plus la blancheur du printemps, ressemblaient à des cornes de boucs gigantesques. Tout de suite, j’ai souffert. Mes muscles ne répondaient pas bien. Bien tôt, j’espérais, ça irait mieux, ils seraient à bonne température, ils avaient la montagne en mémoire, ils ne pouvaient pas dès lors me faire plus souffrir qu’en certaines circonstances par le passé, ils me conduiraient n’importe où, ils m’avaient mené déjà si loin, si haut. À un moment, mon cerveau se déconnecterait, le sac ne pèserait plus sur mes épaules et mes jambes se mouvraient toutes seules, je ne serais plus que foulées régulières, quelle que soit la nature du sol ou la raideur de la pente.

Mais pas tout de suite.

J’ai traversé des forêts comme des nappes opulentes, où zinzinulaient les mésanges noires, tambourinaient les pics, où les racines des arbres autour des rochers couverts de mousse faisaient penser à des serpents endormis, au silence si profond que je craignais que le battement du sang à mes tempes, si fort, ne le trouble. Je ne voyais pas le fond des gorges, je n’entendais que les torrents rugir, je devinais leurs confluences...

J’ai remonté un talweg, j’ai changé de sentier et, enfin, j’ai émergé de la forêt, débouchant sur un cirque où bêlaient les brebis, hennissaient quelque Mérens, où les cascades et les dernières plaques de neige miroitaient sous le soleil. J’ai bu un peu d’eau, mangé une barre de céréales, puis je me suis remis en route. J’ai parcouru alors en écharpe de beaux manteaux de rhododendrons et de myrtilles, contourné des dolines, cheminé parmi les éboulis, escaladé un pierrier puis une arête boisée. Le grès avait des teintes rousses. Les campanules y fleurissaient. Le cirque renvoyait l’écho des chocards lancés dans un bruyant et somptueux carrousel. Des vautours planaient au-dessus d’une crête. Il y avait une charogne quelque part.

Je n’arrivais toujours pas à me sortir Valérie de la tête...

Bibliographie

De quoi tenir dix jours, L’Incertain-Librio, 1993

Les pis rennais, Baleine, Le Poulpe, 1996.

La vie n’est pas une punition, Rivages, 1996

Bouche d’ombre, Rivages, 1996. Prix Mystère de la Critique.

Ça y est, j’ai craqué, La loupiote, 1997

A trop courber l’échine, Rivages, 1997

Du bruit sous le silence, Rivages, 1999. Grand prix de la littérature policière.

Une pieuvre dans la tête, Rivages, 2000

Mourir n’est peut-être pas la pire des choses, Rivages, 2003

Les paupières de Lou, Rivages, 2004

Loin des humains, Rivages, 2005. Grand Prix du roman noir français, Festival de Cognac 2006

Un Drap sur le Kilimandjaro, Chroniques vertes et vagabondes, Rivages, 2005

Les Hommes sont courageux, nouvelles, Rivages, 2006

Cruelles Natures, Rivages, 2007

tu ne verras plus Rivages Thriller 2009
L’appel de l’huitre, 2009
L’esprit des plantes, 2009 Un documentaire de Jacques Mitsch