Pentti Holappa

Le poète des fables de la pluie

La matière ne se perd jamais. Nous naissons, nous disparaissons en apparence. Le chagrin est une position d’équilibre. (Holappa)

Pentti Holappa est ce conteur de la quotidienne modernité, qui en une seule phrase nous aura foudroyés :

La prochaine fois que je viendrai au monde ici, je n’oublierai pas de compter chaque seconde.

Il a pris pour position d’équilibre l’au-delà du chagrin, la lucidité.

Depuis, chaque fois que je reviens à la lecture de Holappa, je n’oublie pas de compter chaque silence, et de comprendre que derrière les horizons de la réalité, est tapi ce poète inquiet de Finlande.

Ce long chant qu’il a tissé se veut comme « sabotage délibéré de la réalité », car au lieu de rendre et de décrire le monde, il l’enserre, le noie dans un flot d’anecdotes, de digressions qui nous perdent. Et on s’aperçoit que tout converge vers un sens profond, que ces copeaux tombés entre nous et le visible, étaient la trace des arbres de la vie.

Il est l’écrivain du doute, de la fable de la pluie comme de la déraison :

Je ne vois personne, à perte de vue

Et déraisonnable je suis :

grand ouvert mon cœur est prêt

à suivre la première ombre qui passe. (Après-midi tourmenté)

C’est bien ainsi que l’on pressent Holappa, prêt à suivre l’ombre qui passe et surtout à nous la rendre palpable et fuyante à la fois. Il entend le bouillonnement de la matière vivante, de la vie souterraine :

« Les hommes ont des dieux, mais ils ne s’en servent pas. » (Images naturelles 15).

Il est aussi un écho à la tentative de Cavafy de célébration de l’amour homosexuel, présent et brûlant dans son œuvre extrêmement à la fois allusive et charnelle, à la fois crue même avec ses odeurs, ses grains de peau, ses semences répandues.

« Portrait d’un ami » est un chant d’amour étonnant et vibrant de l’amour entre hommes. Mais rien n’est dit et tout est dit. Le sexe ne l’intéresse pas, seule la transcendance par l’amour le guide.

La rudesse et les mystères de la musique de Sibelius ne sont pas éloignés. L’écriture de Holappa est aussi pudique que la musique de Sibelius, aussi inquiétante aussi. Mais lui, connaisseur bien sûr du Kalevala, fait de sa candeur d’ignorant, d’autodidacte, la rosée de son écriture, avec la cruauté de la timidité « des pauvres ».

Il joue de son innocence réelle ou non. De la première neige des sensations en lui, sans le lourd vécu de la culture qui la ferait instantanément fondre.

Traces d’Holappa

Sa vie est un partage entre la Finlande et la France.

Il est né le 11 août 1927 dans le nord de la Finlande à Ylikiiminki, petite ville perdue au milieu des vastes forêts où vit le Dieu Tapiola. Il connaîtra la pauvreté, le travail très tôt à douze ans, car sa mère est seule à élever trois enfants et s’échine comme ouvrière dans une usine textile.

Il est donc un parfait autodidacte mais qui aura dévoré toutes les bibliothèques, successivement coursier de 1945 à 1953, puis journaliste, éditorialiste.

Le tournant de sa vie se fera en 1960 quand il va abandonner ses activités de rédacteur publicitaire pour s’installer en France au début des années soixante. Il connaissait déjà depuis 1953 ce pays et sa langue.

Correspondant de plusieurs journaux finnois, il découvre la littérature française dont il sera un grand traducteur (C. Simon, A. Robbe-Grillet, N. Sarraute, J. M. G. Le Clezio, mais aussi Baudelaire, Reverdy, Ponge,…).

La modernité des nouveaux courants d’écriture va influencer sa poésie, qu’il avait commencée dès l’âge de 20 ans avec ce beau recueil « Un bouffon dans la galerie des glaces ».

Il rentre dans son pays natal en 1966 et s’implique dans la vie citoyenne et culturelle fondant une revue. Il sera même ministre de la Culture éphémère en1972, d’un gouvernement social-démocrate.

Il a surtout géré avec délectation sa librairie de livres anciens jusqu’en 1989. Il est couvert d’honneurs en Finlande. Il doit s’en amuser lui qui a tant combattu l’hypocrisie morale, et qui revendique sa marginalité.

Holappa est célèbre et traduit dans une dizaine de langues et il a publié une quinzaine de recueils de poèmes, et sept romans dont « Portrait d’un Ami », prix Finlandia 1998, l’équivalent du Goncourt pour la Finlande. Tant que sa santé le lui a permis, il aura été le président de l’académie européenne des poètes.

Les mots longs d’Holappa

Le beau vide est tache de traces de doigts.

La poésie de Holappa, si bien traduite par Gabriel Rebourcet, aidé par l’auteur parlant parfaitement notre langue, est immédiate et saisissante. Elle rend compte de ses taches de doigts sur l’impossible pureté du vide.

Ainsi :

L’amour parle sous tant d’apparences.

Un train illuminé traverse la chair de la nuit sans bruit,

le ciel se voûte à l’invisible,

la terre gorgée d’eau halète sans relâche,

les étoiles frissonnent,

une ville flamboie au centre névralgique de l’âme.

Un cri solitaire est emprisonné derrière les dents,

Il descend la gorge en tourbillonnant puis il arrache les

cellules

dans sa bourrasque, jusqu’à l’explosion.

Ensuite, il pleut, dans l’espace planétaire,

la poussière, le silence. (Cinquante deux, 1979)

Un monde en suspens semble nous guetter dans sa poésie. Holappa se détourne des évidences, entend la rivière gelée sous la glace, le cri étouffé en nous. Il dit avoir voulu écrire « des scènes de l’âme ».

Ce qui est palpable est cette sourde tension qui arque tous ses mots. Les vertiges existentiels passent « jusqu’à l’explosion », dans son écriture. Ce que souvent un Norvégien, Tarjei Vesaas, avait su rendre du bouleversement de la découverte primale du monde, Holappa le poursuit. Et en mêlant volontairement mensonges et vérités, confessions et imaginations, il parle de la condition humaine et des relations impossibles, il témoigne et du beau et du terrifiant. La hantise de l’éphémère, le triomphe toujours de la poussière.

Pour repousser cela Holappa n’a que l’amour et la lucidité, mais sans illusion aucune : « Tant qu’il y a de l’espoir, il y a du désespoir ».

L’écriture ne sauve en rien :
Le poème dérive comme un détritus dans l’océan de la langue.

Présent au monde, le plus quotidien, le plus trivial parfois, il se veut « un frère pour ses frères gisants ».

Chercheur éperdu de tendresse, il est à la fois homme malade et guérisseur.

Et ce court poème donne le ton :

Le parfum de ta peau

La feuille de papier blanc et le parfum de ta peau

sont assez de matière pour un poème immortel.

La feuille de papier blanc et le parfum de ta peau

sans crier gare se dissipent dans le ciel. (Traces de doigts dans le vide 1991).

Comme pour Rilke, les arbres sont pour Holappa « des racines buvant les cieux », les humains aussi. Il semble se situer à la fois dans le présent le plus proche et dans un autre cosmos et il observe le merveilleux et le dérisoire de l’odyssée humaine.

Le tragique affleure, mais il est dissimulé derrière un ton sarcastique et détaché. Les brèches de l’existence ne peuvent se deviner que si on prête attention à tous ces mini-drames intérieurs que sont ses poèmes.

« Un renard malade se retire dans le tréfonds de son terrier. Sa fourrure se dépiaute en quenouille, mouillée de pluie, la mort se rapproche. Un haut pin veille sur l’amas de rochers, dans l’aiguillée verte les bijoux perlés de la pluie scintillent pour ce dernier jour. C’est une sorte de fête. Une corneille lui rend visite, elle chantonne. Adieu, murmurent la forêt et le monde alentour. Une âme se détache de sa trousse de chair et crie en s’en allant :

Pourquoi ? Pourquoi y a-t-il encore des étoiles ? Pourquoi faut-il tomber si bas ? » (Images naturelles 1).

Et ses mots sont loin des ésotérismes de son temps. Ils se dressent drus, droits au fait et tendus vers l’essentiel. Il demeure toujours quelque chose de sauvage dans la parole de Holappa, les forêts sont toujours en lui. Un certain désespoir aussi.

« Le vent se noie en chemin et nul n’échappe au réel ».

« Envie, regret de rêve, et rêve où brille l’étoile du regret ».

Il pourrait se définir ainsi : « Il se trompe. Il est ténèbres, mais il résonne ». (Rayon de lumière).

Car la poésie de Holappa résonne, de plus en plus en plus hantée « par cette folie nommée passé ».

Il attend, les poèmes en boule à ses pieds. Il voit tout s’éteindre en éternité.

Il sait dorénavant : « Plus encore que de ma naissance, j’en suis sûr : avant le supplice, on nous livre l’espoir ».

Sans illusion désormais :

Quel malheur, quel bonheur ! J’ai vécu, j’ai voyagé. Ici et ici encore, je vois et j’entends, aveugle et sourd. (Le voisin de la Chine)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Extraits du recueil « Les mots longs », Poèmes 1950-1994, traduit du finnois par Gabriel Rebourcet chez Poésie/Gallimard:

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DEPUIS LE RIVAGE

Semant ses bienfaits un nuage vole

puis un aigle, messager.

Seules les îles gémissent vers le rivage à leur départ,

quand le vent sous le gel se fige, pleurant sur leur sort.

Et la mort du nuage

et la fin de l’aigle

et le dernier cri

sont une suffisante genèse.

Les lueurs de l’Est ne dorent pas les eaux du rivage,

et les lumières de l’Ouest ne recouvrent pas l’homme qui

regarde.

Seul jusqu’au destin du rivage résonne le chant de ceux

qui s’en vont :

Adieu, étranger aux visages enfouis.

Le fils de la terre 1953© Poésie/ Gallimard, 2006

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SACREMENT

Le pain de chaque jour et l’amour

sont notre chagrin. Notre soleil

ne féconde pas l’asphalte de nos champs,

goulet carrossable. Facile est difficile,

l’éternel s’oublie vite.

Et l’amour: jouissance le premier jour,

douleur le second, au troisième la solitude.

Le regard d’un passant qui brûle l’âme

répète ceci: l’amour passe sur la route,

goulet carrossable.

Aussi longtemps que la sueur sera salée,

les larmes cuisantes,

la faim de notre corps sera vraie chaque jour

et sa peine comme sa jouissance s’égareront,

dévorées par les mites, et souillées par la rouille.

Tout près 1957 © Poésie/ Gallimard, 2006

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Parole de ruine

Je veux venir près de toi.

Je ne trouve vrais

ni la pierre, ni le monde ni les distances.

Le coup d’aile d’un oiseau dans le ciel de grand gel dure

aussi longtemps que la ville aux murs coulés de béton

Il m’a fallu me briser avant de perdre mes illusions

Aujourd’hui,

je suis certain que tes cellules m’entendent quand je parle

la langue aux mille sens des ruines

en moi-même, mais rien que pour toi en vérité.

Parfum de fumée 1987 © Poésie/ Gallimard, 2006

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LES NAVIRES NAUFRAGÉS

Il n’y a pas d’abri contre la douleur, ni sous une cuirasse

ni dans le ventre de la mère. Y en aurait-il dans une urne

funéraire?

Prends garde aux nuits de pleine lune, quand la mer

reflète

les lumières de la ville! Le ciel pourrait s’effondrer sur

tes épaules.

Ta foi fragile dans les anges du ciel pourrait

se briser, si tu les voyais cueillir sur les récifs

les brassées d’or des navires naufragés.

Tu te mettrais à pleurer, après l’esquisse d’un sourire.

L’homme est un enfant, qui même sous les coups n’apprend pas

que les miracles s’effacent dès qu’on les contemple. Ceci

n’est pas le pire malheur, mais plutôt de rester au port

quand les anges déroutent les bateaux vers les hauts-fonds.

Point d’ancrage 1994© Poésie/ Gallimard, 2006

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LA BARGE DE POSE DE CÂBLES

Une voiture vient buter contre la poutrelle métallique.

Devant la fenêtre la barge aux tourets de câbles rampe,

lente,

haute comme une tour. Il pleut. On annonce l’hiver.

L’obscurité. Je suis malheureux. Pire encore je suis.

Une méduse ondule dans la mer, brûlante

membrane. Lucide je vois s’ébrouer dans mes pensées

des vagues qui se brisent sur le rivage plus anonyme que

naguère.

Sous le manteau quelqu’un joue aux dés, l’Esprit du Jeu.

Point d’ancrage 1994

Les navires naufragés
Il n’y a pas d’abri contre la douleur, ni sous une cuirasse
ni dans le ventre de la mère. Y en aurait-il dans une urne funéraire ?
Prends garde aux nuits de pleine lune, quand la mer reflète
les lumières de la ville ! Le ciel pourrait s’effondrer sur tes épaules.
Ta foi fragile dans les anges du ciel pourrait
se briser, si tu les voyais cueillir sur les récifs
les brassées d’or des navires naufragés.
Tu te mettrais à pleurer, après l’esquisse d’un sourire.

L’homme est un enfant, qui même sous les coups n’apprend pas
que les miracles s’effacent dès qu’on les contemple. Ceci
n’est pas le pire malheur, mais plutôt de rester au port
quand les anges déroutent les bateaux vers les hauts-fonds.

Points d’ancrage (1994)© Poésie/ Gallimard, 2006

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L’amour parle sous tant d’apparences.
Un train illuminé traverse la chair de la nuit sans bruit,
le ciel se voûte à l’invisible,
la terre gorgée d’eau halète sans relâche,
les étoiles frissonnent,
une ville flamboie au centre névralgique de l’âme.
Un cri solitaire est emprisonné derrière les dents,
il descend la gorge en tourbillonnant puis il arrache les cellules
dans sa bourrasque, jusqu’à l’explosion.
Ensuite, il pleut comme dans l’espace planétaire,
la poussière, le silence.

Les mots longs, Cinquante-deux (1979),© Poésie/ Gallimard, 2006

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PROGRAMME DE PRINCIPE

La prochaine fois que je viendrai au monde ici je transcrirai chaque minute dès le début.

Je n’en consommerai pas une seule sans réfléchir d’abord, et le cas échéant j’arrêterai le temps afin qu’il attende ma décision.

Je choisirai les jours de calme, le travail, les nuits ardentes, les proches les plus sages, mes amours les plus belles et les plus fidèles.

Avant la scène de l’amour, pendant et après, ni mon partenaire ni moi-même ne devrons nous sentir étrangers.

Jamais, si la vie dépérit et avec elle toutes les choses, je ne me dirai que demain il sera trop tard.

La bannière jaune 1988© Poésie/ Gallimard, 2006

Bibliographie

Bibliographie en français:

Portrait d’un ami (roman), Éditions Riveneuve, 2000

N’aie pas peur suivi de Images Naturelles, poèmes, Atelier de la Feugraie, 2001

Les mots longs, Poésie / Gallimard, n° 307, traduction du finnois de Gabriel Rebourcet,1997, édition augmentée en 2006.

La voix de l’éléphant suivi de Sur la peau du tambour, 2006, Atelier de la Feugraie