Pierre Michon

La langue râpeuse de l’absence

Pierre Michon utilise une langue dure et râpeuse, concise et violente. Elle semble venir des origines de l’homme ou des granits lourds du Limousin. Elle cogne aux tempes, elle se met en travers de vous et exige l’écoute.

Elle est à la mesure de cet homme dans les replis du temps qui s’exprime si difficilement en public qu’il faut le débusquer comme un sanglier du plateau des Millevaches. Lui est né en 1945 dans la Creuse voisine.

Alors il vous lira encore le plus beau poème du monde, selon lui, Booz endormi de Victor Hugo. À chacun sa légende des siècles et des moments.

Et pendant ce temps-là l’origine du monde fondée par son plus beau texte, La Grande Beune, ne sera jamais terminée.

Certains parlent de la rétraction de Dieu dans le monde, Pierre Michon c’est la rétraction de l’écriture sur la page blanche. De courts textes dans une intense plénitude, un soc de charrue qui trace parmi le seigle dur du monde, des récits presque moraux, et une magie noire opère. Serrée la pluie de ses mots drus tombe et vous fouette, à Guéret ou à Nantes, sur terre ou sous terre. Une grêle noire qui se referme sur vous.

Quand il parle de Rimbaud, de Van Gogh, Goya, Piero della Francesca, Watteau ou d’autres artistes, cela est toujours par une autobiographie au second degré qu’il nous appartient de détramer, de lire en passant la main comme sur de vieux tapis d’orient où celui qui a tissé se révèle à tâtons seulement.

Une écriture entre l’éternité et le râpeux

Si lourde est la tenture de son écriture que parfois on suffoque, pas de clairières, pas d’échappée dans l’air. Non tout est ramassé comme la lave des premiers jours du monde, bien après l’irruption initiale.

Lire Michon, lire du Michon, c’est cheminer sur des cailloux aigus, avec soudain des fossés d’infini au détour d’un mot, d’une vie soudain dévoilée, soudain entrevue derrière les profonds rideaux des mots. Dans sa grandeur ou sa faiblesse, sa petitesse ou son infini. Pendant ce temps, Michon sourit et vous regarde avoir mal aux mains, aux pieds en voulant le saisir.

Michon sourit comme un rebouteux qu’il doit être, qu’il est bien sûr, avec le grand et le petit Albert sur sa table de cuisine.

Michon se lit assis près d’une table noueuse, de la gnole au fond de soi, des flaques de lait qui commencent à s’enfuir vers le parquet, un feu où brûle l’essentiel. Donc les mots de Pierre Michon.

Tous ces humbles assoupis dans les registres, dans les toiles d’araignée de la mémoire sont là autour, taiseux comme Michon. Une commune douleur les tient encore debout. Tous et Michon parmi eux.

Alors Michon se fait plus tailleur de pierre qu’écrivain et sans cesse il polit et repolit les mots, les rature, les remet. Il ne veut que la statue parfaite. Alchimiste qui doute il taille et retaille pour que tout ne soit plus que silex pouvant perforer la nuit de part en part. Cette tendresse que l’on ressent en lisant Bergounioux n’a pas sa place ici. Michon cherche la Grâce, celle dont l’immanence ne s’obtient qu’en répétant mille fois les gestes dérisoires du quotidien, ceux qui sauvent, que la foi se trouve dans une fuite au monde, dans sa perte.,

« Je ne savais pas que l’écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l’Afrique, l’écrivain une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur. »

Le continent ténébreux de l’écriture

Michon aura dû survivre à son premier livre Les Vies Minuscules, car il ne pouvait que mourir après cela tout étant dit et sa déification accomplie. Mais il ne pouvait pas vivre s’il n’écrivait plus, et après des saisons en enfer et en clochardise, il a pu continuer. Ses « biographies obliques » lui ont autant permis de se cacher que d’avancer, de biais. Ainsi de Van Gogh nous ne connaîtrons que les souvenirs sentant la pipe du facteur Joseph Roulin. Les glorieux ne nous seront révélés que par la poussière laissée sur les humbles qui ne comprennent pas, mais que le lecteur sait comprendre : « Parlant d’eux, c’est de moi que je parle ».

Michon rôde autour de Rimbaud, des peintres, il aborde par le flanc secret des blessures ses personnages. Il ne fait parler que les témoins ou les journaux intimes pour ne saisir que les reflets passés au tamis des miroirs de la mémoire.

Écriture tranchante, coupante, l’écriture de Michon baigne dans une lumière proche des tableaux de Claude le Lorrain ou de La Tour. Sa prose épaisse et surnaturelle à la fois est un vin lourd. Paroles physiques, mots bourrus, vertige du vide et de l’inachèvement comme une route qui s’arrête. L’absence creuse un vaste trou dans le creux des pages, absence du père, absence des hommes. Une âme à jamais orpheline fait les cent pas ici. Le rien, la honte et le réel qui cogne, la rage et la violence toujours tapie, sont ses encres noires.

Les deux frères donc mangeaient en silence, et l’odeur sucrée de la grande canadienne suspendue à côté de l’âtre se mêlait à la boue des betteraves. De l’un d’eux, oui, je savais tout. Je savais ce qu’il avait et ce qu’il en faisait, trident compris. Je savais aussi ce qu’il n’avait pas.

Je savais surtout que je ne voulais pas devenir ce qu’il était, être lui. (Origine du monde).

Chroniques de la ruralité dans un hiver qui ne finira plus jamais, dits de la simplicité cruelle, de la tendresse enfouie, récits légendaires des corps glorieux, les livres de Michon sont tout cela, avec surtout un grand souffle de l’intérieur de la terre qui nous soulève. Il touille une grande marmite noire et enfumée : « ça vente là-dedans, ça nous emmène. Ah, nous ne saurons jamais, nous tournons ».

Chez Michon, tout est tension et profonde humanité, et ses individus sans importance lui permettent de se hisser par cette intercession jusqu’à l’ultime approche des autres. Il se revêt de la grande vareuse et de la casquette jaune des Postes de Roulin, il le fera vieillir à Marseille pour se souvenir d’Arles. Ainsi Michon peut devenir lui-même le tableau et l’observateur. Peu lui importe la vérité, il recompose la sympathie, le souffrir avec de ces personnages.

La vie de Joseph Roulin éclaire cela.

Voilà pourquoi devant son verre blanc, dans un bistrot de la Joliette, Roulin ne fut pas étonné de lire ces mots, dans une calligraphie indécise de jeune fille :

Monsieur Vincent s’est donné la mort quand il était chez nous. Mais là, ce ne fut pas à la peinture qu’il pense, à l’incarnation d’une théorie, à ces pompeuses balivernes auxquelles pourtant obscurément il croyait, auxquelles nous croyons tous. Il pensa à l’accent d’un client dans la gare d’Arles un après-midi de juin, à des nappes blanches au restaurant Carrel, à des aïolis, au rire de Vincent quand au dessert, il chantait La Marseillaise. (Vie de Joseph Roulin).

C’est en 1988 que paraît aux éditions Verdier Vie de Joseph Roulin. Ce texte est à l’origine une commande d’Alain Nadaud. Soixante-six pages en tout, pas plus. Ce texte parfait évoque la vie d’un simple, un facteur rural, qui côtoya, quelque temps en Arles, Van Gogh. Et Michon fait le portrait de Roulin pour faire le portrait de Van Gogh. Ce facteur bourru, fruste, ivrogne et républicain, sera son messager, son questionneur sur le trouble de la création.

Est-ce que ce sont nos yeux, qui sont les mêmes, ceux de Vincent, du facteur et les miens ? Est-ce que ce sont nos cœurs qu’un rien séduit, qu’un rien éloigne ?

Ce texte aura connu une nouvelle vie dans la mise en voix qu’a réalisée Yves Charnet.

Il s’anime et sort de votre tête pour vous gifler en pleine face. Celui qui lit est autant révélé que celui qui a écrit.

Qui est vraiment le plus en danger ?

Yves Charnet ajoute sa fureur aux mots proclamés, lui les clame dans le feu de la voix qui se tord et devient incendie.

La langue râpeuse de Charnet s’orne soudain de flammèches de feu, et la vie ordinaire et sublime du petit facteur Joseph Roulin prend une autre dimension. Celle de la bonté, de la ferveur. Une urgence se joue devant nous. Une mise aux abois encore plus qu’une mise en voix. À la langue de Michon, une voix se noue, non pas surnuméraire, mais liant le magma des origines aux mots de granit de Michon.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

On dit qu’Arthur Rimbaud, dans ce combat où il luttait pied à pied avec la Carabosse, car peut-être le clapet du cagibi intérieur n’était pas fermé complètement, fit des escapades pour la semer dans la campagne des Ardennes; que ses grands pas alors le portèrent dans des patelins formidables et mornes comme des coups de canon, des mouchoirs enfoncés dans la bouche, Warcq, Voncq, Warnécourt, Pussemange, Le Theux; qu’il avait faim de ces lieux, de ces mouchoirs, de ces coups de canon, et que les vers qu’il semait en chemin le disaient; qu’il avait les dents longues et trompait sa faim par des petits cailloux rythmés, ogre et petit Poucet, comme le veut sa légende. On dit qu’une plus longue fugue, un rêve, à la fin de l’été le porta en Belgique, vers Charleroi par des petits chemins avec des mûres sans doute, des moulins dans des arbres, des usines surgies au bout d’un champ d’avoine, et nous ne saurons jamais exactement où il passa, où son esprit jeune bondit sur tel quatrain aujourd’hui plus connu en ce monde que Charleroi, où le lacet de la grande godasse lui resta dans la main, sous la Grande Ourse, mais nous savons qu’au retour il s’arrêta à Douai, chez les tantes d’Izambard, trois douces Parques au fond d’un grand jardin, couturières, chercheuses de poux, et que ces jours dans un grand jardin à la fin de l’été furent les plus beaux de sa vie, peut-être les seuls. On dit aussi que dans ce jardin il fit ce poème que tout enfant connaît, où il appelle ses étoiles comme on siffle ses chiens, où il caresse la Grande Ourse et se couche près d’elle; et cette fin d’été ne fut que rythme, la plupart du temps à douze pieds, et lui, suspendu à la tringle5 dans le Septentrion, mais en même temps les deux pieds sous la table dans l’auberge verte, il faisait tenir tout cela à la fois sur la tringle, la jolie fille qui sert le Jambon, la tonnelle où on le mange et l’Étoile Polaire qui se lève au-dessus. Et c’est un pur bonheur.

Rimbaud le fils, 1991.

« La grange était sombre, je ne voyais que la tenaille blanche des cuisses ouvertes et levées, remuées, et c’était bien suffisant. J’entendais le rythme à couper le souffle, les césures et les reprises de suppliciée. La femme enfin jouit à pleine gorge dans cette cascade de sanglots ou de rires, ce saint blasphème, cette malédiction rayonnante, qui est le bruit du monde, de la génération, de ce que nous sommes. Je ne sais pas s’il y avait de la lune cette nuit là. Mais je suis sûr que ce bruit - du monde, de la génération - est celui aussi que j’entends dans les suspensions à couper le souffle, dans les césures brutales et les reprises avides de Booz endormi. »

(p. 86) Corps du Roi, Verdier

Dans sa tente de guerre à Cul Dreihmne, Columbkill tremblant défait la sacoche, sort le livre. C’est plein et docile comme une femme. C’est à lui comme le veau est à la vache, comme la femme est à l’amant : de l’incipit au colophon, c’est à lui. Il veut en jouir lentement, il ouvre, il caresse, il parcourt, il contemple – et soudain il ne tremble plus, il ne rit plus, il est triste, il a froid, il cherche dans le texte quelque chose qu’il a lu et ne trouve plus, dans l’image quelque chose qu’il a vu et qui a disparu. Il cherche longtemps en vain ; cela était là pourtant, quand ce n’était pas à lui. Tout semble avoir été gâché, avoir changé, seul peut-être le colophon est semblable à lui-même, le colophon où le moine Faustus demande qu’on prie pour lui. Columbkill relève la tête, il entend le râle des blessés et la joie des corneilles. Il sort de sa tente, il ne pleut plus : et même là-haut de grands morceaux de bleu voyagent par-dessus l’étable de la mort. Le livre n’est pas dans le livre. Le ciel est un vieil endroit bleu sous lequel on se tient nu, sous lequel ce qu’on possède fait défaut. Il jette le livre, il jette sa pelisse et son épée. Il prend la bure, il prend la mer, il cherche et trouve un désert dans la mer détestable d’Irlande : sur l’île pelée d’Iona, il s’assoit libre et dénué sous le ciel qui parfois est bleu.

Mythologies d’hiver, Verdier

Il était, François Corentin, du nombre de ces écrivains qui commençaient à dire, et sûrement à penser, que l’écrivain servait à quelque chose, qu’il n’était pas ce que jusque-là on avait cru ; qu’il n’était pas cette exquise superfluité à l’usage des grands, cette frivolité sonnante, galante, épique, à sortir de la manche du roi et à se produire devant de jeunes filles plus ou moins vêtues dans Saint-Cyr ou dans le Parc-aux-cerfs ; pas un castrat ni un jongleur ; pas un bel objet plein d’éclat enchâssé dans la couronne des princes ; pas une maquerelle, pas un chambellan du verbe, pas un commis aux jouissances ; rien de tout cela mais un esprit- un fort conglomérat de sensibilité et de raison à jeter dans la pâte humaine universelle pour la faire lever, un multiplicateur de l’homme, une puissance d’accroissement de l’homme comme les cornues le sont de l’or et les alambics du vin, une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes.

Les Onze, Verdier

Bibliographie

Aux éditions Verdier

Vie de Joseph Roulin, 1988

Maîtres et serviteurs, 1990

La Grande Beune, 1996

Le Roi du bois, 1996

Mythologies d’hiver, 1997

Trois auteurs, 1997

Abbés, 2002

Corps du roi, 2002

L’Empereur d’Occident, 2007

Les Onze, 2009

Rimbaud le fils, collection « L’un et l’autre », Gallimard, 1991 ; collection « Folio », 1993.

L’Empereur d’Occident, illustrations de Pierre Alenchinsky, Fata Morgana, 1989.

Vies minuscules, Gallimard, 1984 ; collection « Folio », 1996.

Le Roi vient quand il veut, propos sur la littérature, Albin Michel, 2007.