Rainer Maria Rilke

Le poète des roses et de la mort

Je ne suis pas de ceux que l’amour console. Il en va bien ainsi. Qu’est-ce, en effet, qui me serait plus inutile à la fin qu’une vie consolée ?

(Rainer Maria Rilke)

« Rainer Maria Rilke est significatif pour notre époque, ce poète le plus éloigné dans l’éloignement, le plus élevé dans le sublime, le plus solitaire dans sa solitude, est le contre-poids de notre temps ». Marina Tsvetaeva.

Rainer Maria Rilke fut surtout connu en France pour ses lettres à un jeune poète qu’il écrivit à 27 ans et beaucoup moins pour des œuvres bien plus essentielles comme les Cahiers de Malte Laurids Brigge, les Sonnets à Orphée ou les Élégies de Duino. Depuis son œuvre est parmi nous, pas toujours bien comprise.

Certes les traductions en français de Rilke sont légion, mais toutes inéluctablement imparfaites, même celle de Maurice Betz réalisée sous le contrôle du poète. Car la langue de Rilke est ancrée dans le lyrisme particulier de la langue allemande et souvent par l’emploi de vers rimés impossibles à rendre en français sans préciosité. La rythmique si personnelle qu’il donne à la langue allemande est inapprochable, moderne et évidente à la fois.

Et souvent cette tendresse presque féminine de ses vers n’est rendue que par la mièvrerie.

Rilke, lui-même traducteur éminent, au fond ne désirait sans doute pas être traduit. Il aura écrit des poèmes en français, « Les Quatrains Valaisans », « Vergers ». Et là, la magie si particulière de sa poésie n’est plus présente, peut-être étouffée par l’ombre de Paul Valéry qu’il traduisait en allemand.

Sa vie commencée dans la contrainte d’une éducation militaire ne sera plus ensuite qu’une volonté de refus de s’enraciner. Né le 4 décembre 1875 à Prague, il mourra de leucémie le 29 décembre 1926 au sanatorium de Valmont dans le Valais Suisse; et non pas en cueillant une rose comme le veut la légende qui l’entoure.

Sa tombe est à Rarogne, dans le canton de Valais, à côté de la vielle église catholique sur la colline face à la vallée du Rhône. Il l’avait choisie, et elle est bien seule, avec une rose qui semble veiller sur lui. Et cette inscription composée par Rilke lui-même:

« Rose, ô pure contradiction, volupté de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières ».

Le poète en partance vers l’ailleurs

Lui le poète autrichien, il sera toujours en partance vers l’ailleurs, toujours en voyage mais toujours sûr de sa mission quasi divine. Et il refusait tout obstacle à sa réalisation, amour, métier, vie matérielle. Ondoyant, d’une propreté méticuleuse, il semblait glisser sur les jours et les heures. Parfois mondain, parfois sauvage, entre salons et maison abrupte. Courtois jusqu’à la préciosité, sauvage comme un ermite.

Il était l’ambivalence flottante de sa condition humaine. Habillé en fille par sa mère et soumis à la rigueur virile de l’école militaire, passionné et en retrait pour sauver son écriture, il était avec une part de lui-même dans l’ailleurs. Avec ses yeux bleus, comme ceux d’un insecte étrange, il contemplait le monde en étant hors du monde.

Il tutoyait les anges sachant que le beau n’est jamais que le commencement du terrible.

Jamais donc il n’aura véritablement de demeure, vivant hébergé par des mécènes, indifférent aux possessions terrestres. Il acceptait cette errance et cette solitude, persuadé qu’il devait avant tout, avant tout amour, porter son œuvre et que l’hospitalité sur terre lui était due, à lui le visionnaire, l’illuminé.

De longs voyages, de nombreuses fréquentations aussi en font le premier véritable poète européen. Il était l’instabilité même, souvent dépressif, toujours exalté, toujours errant.>

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Quelques rencontres auront marqué sa vie, et donc ses poèmes :

La découverte de Paris, « la ville souffrance » en 1902, mais où il revint sans cesse, fasciné et effrayé, et l’asservissement à Rodin dont il fut le secrétaire à partir de l’âge de 30 ans.

La fusion à 22 ans avec son âme-sœur Lou Andreas Salomé qui sera la femme révélée et la formatrice véritable du poète. Grâce à elle, il sort de son doux somnambulisme et reçoit le choc de la Russie, du monde.

Sa poésie se densifie et s’élève, ses lettres envoyées à tant de correspondantes sont plus belles que ses jours.

La rencontre, par lettres seulement, avec Marina Tsvetaeva qui le poussera à se dépasser dans les mots contre la douleur, Marina qui se suicidera en Russie après avoir soigneusement caché un seul petit paquet, ses lettres avec Rilke.

D’autres rencontres adviendront, Paul Valéry surtout, d’autres amours aussi, Blandine..., mais le reste de sa vie ne sera qu’une longue méditation sur l’existence humaine, sur la mort qui doit mûrir en nous, que nous devons porter à maturité :

« Donne à chacun sa propre mort

La mort née de sa propre vie, où il connut l’amour et la misère... »

« car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille, le fruit qui est au centre de tout, c’est la grande mort, que chacun porte en soi »

Vénéré par les poètes, moins connu des autres, il est le phare essentiel de la poésie du XX siècle. ses paroles sur l’amour, la vie, ses visions spirituelles sont toujours essentielles. Il a aussi changé en profondeur la langue allemande, autant que Luther ou Goethe.

Quelques images pour Rilke

« Nul ne peut parler de Rilke sauf lui-même », prévenait Maurice Betz, son ami.

Certes Rilke vous glisse entre les doigts dès que vous essayez de le saisir, de le comprendre. Mais quelques éclairages pourraient néanmoins être utiles.

Nous sommes les abeilles de l’Univers. Nous butinons éperdument le miel du visible pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’invisible.

Rilke fut aussi cette abeille butinant entre les roses et la mort. Sa poésie en est un étrange mélange de roses et de mort.

Rilke se disait l’ami parfait de la rose, il la respirait toute entière en tant que symbole de vie, à Muzot il les cultivait. Il rêvait de donner son nom à une nouvelle variété de roses.

Pour lui elles étaient existentielles, mystérieuses, enserrant la vie en leur intérieur. Elles étaient aussi un lien entre la vie et la mort des choses, la mort tout court.

Ce soir s’effeuilleront les roses,

trop pleines d’elles-mêmes, en douces agonies.

Ô mon enfant, ô mon amie vas-y :

La vie s’éclaire dans la mort des choses. (Ébauches et fragments en français)

Et l’autre force à part l’amour des roses, donc de la vie, qui parcourt bien de ses poèmes est la mort.

La rose est parfum, elle est partout et inexprimable presque comme la musique qui expire en s’exhalant. Il croit aux forces cachées de la terre.

La liaison avec ces forces se fait par la rose, par l’arbre. L’arbre essentiel pour lui et aussi l’animal qui sent et pressent et voit l’ouvert avant nous et nous est supérieur, comme l’oiseau et le chien, grand ami de Rilke.

L’autre présence est la mort. Non pas la mort vue par les religions, mais celle qui va plus loin que l’au-delà.

Comme le souligne Angelloz toute l’œuvre de Rilke semble « une explication avec la mort », la mort métamorphose, la mort fruit mûr. Mais cela est plutôt un refus du néant malgré la hantise du temps qui fuit. L’homme est pour lui en désaccord intérieur, cherchant douloureusement l’impossible accord.

Rilke fait sien le mot de Goethe:« Meurs et devient ».

Cette métamorphose lui semble essentielle, afin de ne pas passer une existence comme « un deuil en marche », mais comme un devenir perpétuel, une élévation, une transformation, une ascension. La mort est pour lui apothéose quand elle a été longuement portée en soi. Cette mort tapie en nous, il nous faut l’apprivoiser, car c’est notre seule grande certitude. Et notre seule possibilité d’être pleinement homme est de se mettre en accord avec elle, avec le monde.

Rilke a une nostalgie de l’état pur, une fascination du monde primitif, du mythe des origines il prend toujours son élan pour s’élancer vers le ciel. Son œuvre est tentative d’éternité et de passage dans l’invisible, vers l’invisible.

Elle est le théâtre entre le surpassement et la retombée sur la terre à cause du poids inhérent à notre condition, celui des fruits, celui des contingences et de notre inaccomplissement. L’espérance est portée par les jeunes filles, les fleurs, les feuilles, les enfants. Rilke croit au renouveau. Le poète y participe par la poésie, magie orphique.

La poésie de Rilke est aussi une célébration, une hantise du souffle. Le grand souffle qui parcourt et ensemence le monde; qui le reconnaît et sait l’accueillir.

Rilke est avant tout le poète de l’intuition, de l’intuition créatrice.

La religiosité de Rilke est aussi très particulière. Il a le sens du divin, mais pour lui ce sont les hommes, qui pierre à pierre par des cathédrales ou des mots, ont bâti Dieu. Il s’agit donc plutôt d’une chaîne faite par les hommes patiemment de Dieu en Dieu. Dieu exauce le désir que nous avons de lui. Il est notre création dans la pensée de Rilke. Il ne faut pas chercher Dieu ailleurs que partout. Le Christ n’est pas un intercesseur mais un obstacle pour trouver Dieu. Rilke dans sa maturité a dépassé les religions et le christianisme en particulier: « Ce n’est pas dans le sens chrétien duquel je m’éloigne de plus en plus passionnément, mais avec une conscience purement terrestre, profondément terrestre, bienheureusement terrestre, qu’il s’agit d’introduire ce qu’on a vu et touché ici dans un cercle plus vaste, dans le plus vaste de tous ».
Rilke est parfois proche d’un certain animisme, d’un culte de la matière et des objets qui devenaient pour lui des talismans.

Les Élégies de Duino sont l’accomplissement de cet « évangile de l’homme » dont parle Angelloz, et qui est la philosophie existentielle de Rilke. L’Ange omniprésent dans ses poèmes tardifs, est alors la transformation réussie du visible en invisible.

L’amour est présent au cœur de son lyrisme. Rilke le sanctifie et s’en méfie: « un cri d’amour n’est pas une preuve d’existence ». Dans sa vie il mettra une barrière entre ses amours et sa mission de poète qui ne doit pas être entravée:

« Le travail est lui-même amour, infiniment plus d’amour que l’individu n ’en peut susciter en autrui. Il est toutes les espèces d’amour ». Le Testament.

Pour Rilke le sens de l’existence, le sens de la mort, son accomplissement, valent plus que l’amour.

Rilke est persuadé d’avoir comme Orphée une mission. Il doit célébrer, donner un sens, il doit nous arracher au doute car nous ne savons même pas si nous savons, ce que nous savons. Par la métamorphose de nous-mêmes et le changement, nous comprenons l’invisible, nous nous y fondons.

Rilke est aussi un poète du cosmos. Il peut ainsi échapper au monde moderne, aux machines envahissantes, aux villes maudites. Il ne croit "qu’au monde vrai contre le monde réel mécanisé", à l’apaisement face à la vaine trépidation. Cette curieuse haine de la machine et du progrès provient du fait que pour lui la machine dévore l’homme et l’éloigne des rêves. Seule la solitude est là pour nous guérir. Ainsi Rilke est bien ailleurs au monde et sa présence est flottante:
Ainsi la vie n’est que le rêve d’un rêve, Mais l’état de veille est ailleurs.

Nous savons qu’il était la délicatesse en ce monde, le passeur des voix intérieures, l’inspiration démontrée: « Tout élan de mon esprit commence dans mon sang ». Rilke restera comme le poète de l’intensité, des mers qui chantent en nous, des arbres qui nous traversent. Il était l’ami intime du silence.

Sa poésie est avant tout visuelle. Elle est tissée d’images, de visions et de prières. Rilke est un « homme de l’œil » principalement. Même si l’ouïe (la musique!) et l’odorat sont aussi instruments de connaissance et de présence au monde.

Rilke, l’archange poète, est diaphane comme insaisissable pour nous les humains. Un ange est passé et s’est juste un peu attardé parmi nous. Il semble un cerf-volant voulant tendre vers l’éternité.

Sa poésie se mérite, car elle ne se donne pas si on n’a pris soi-même connaissance de sa propre solitude, de son propre dépassement.

« Au commencement de Rilke était la poésie, à sa fin aussi ». (Maurice Betz).

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Quelques traductions de poèmes

« Rilke tenait pour une trahison de sa poésie toute traduction qui ne restituerait pas en même temps que sa pensée, le mouvement intérieur, le rythme et la musique de l’original. Se contenter d’un mot à mot, si minutieux fût-il, c’était à ses yeux dépouiller l’œuvre d’une partie essentielle d’elle-même en la ramenant au plan secondaire de l’analyse, c’était substituer à un corps vivant une figure de cire, un cadavre glacé »

Cet avertissement de Maurice Betz, ami intime de Rilke, reste toujours essentiel pour entrer dans la langue de Rilke. Tant de poèmes de Rilke ont été traduits sans tenir compte de cet avertissement.

Ils sont traduits certes, mais leur musique ne l’aura pas toujours été. À ceux qui ont appris leur Rilke au travers de Maurice Betz, Angelloz, puis Philippe Jaccottet, et Lorand Gaspard, chaque nouvelle traduction est une offrande parfois surprenante. Ces poèmes de Rilke, chacun veut les faire siens.

Il faudrait les porter longtemps en soi, et tenter de les rendre tout à la fin, simplement, aussi légèrement qu’un adieu.

C’est ce qui a été tenté ici, mais il reste bien du travail de polissage et de transparence à creuser, et des années à passer à lire et relire Rilke.

Pour donner un aperçu de la musique rilkéenne, voici un poème traduit par Rilke lui-même, qui parlait parfaitement le français, quelques poèmes en français, et des traductions de Maurice Betz.

Chanson

La traduction de ce poème est de Rainer Maria Rilke

Toi, à qui je ne confie pas

mes longues nuits sans repos,

Toi qui me rends si tendrement las,

me berçant comme un berceau ;

Toi qui me caches tes insomnies,

dis, si nous supportions

cette soif qui nous magnifie,

sans abandon ?

Car rappelle-toi les amants,

comme le mensonge les surprend

à l’heure des confessions.

Toi seule, tu fais partie de ma solitude pure.

Tu te transformes en tout : tu es ce murmure

ou ce parfum aérien.

Entre mes bras : quel abîme qui s’abreuve de pertes.

ils ne t’ont point retenue, et c’est grâce à cela, certes,

qu’à jamais je te tiens.

Poèmes en français

Reste tranquille

Reste tranquille, si soudain

l’Ange à ta table se décide ;

efface doucement les quelques rides

que fait la nappe sous ton pain.

Tu offriras ta rude nourriture,

pour qu’il en goûte à son tour,

et qu’il soulève à la lèvre pure

un simple verre de tous les jours.

Ce soir mon cœur...(Vergers)

Ce soir mon cœur, fait chanter

des anges qui se souviennent

Une voix presque mienne,

par trop de silence tentée,

monte et se décide...

à ne plus revenir.

tendre et intrépide,...

à quoi va-t-elle s’unir?

Traduction Maurice Betz

Les cahiers de Malte Laurids Brigge

J’apprends à voir. Je ne sais pas pourquoi, tout pénètre en moi plus profondément, et ne demeure pas où, jusqu’ici, cela prenait toujours fin.

J’ai un intérieur que j’ignorais. Tout y va désormais. Je ne sais pas ce qui s’y passe.

Aujourd’hui, en écrivant une lettre, j’ai été frappé du fait que je ne suis ici que depuis trois semaines. Trois semaines, ailleurs, à la campagne par exemple, cela semblait un jour, ici ce sont des années.

Du reste je ne veux plus écrire de lettres. À quoi bon dire à quelqu’un que je change ? Si je change, je ne suis plus celui que j’étais, et si je suis autre que je n’étais, il est évident que je n’ai plus de relations.

Et je ne peux pourtant pas écrire à des étrangers, à des gens qui ne me connaissent pas!

L’ai-je déjà dit! J’apprends à voir. Oui, je commence.

Cela va encore mal. Mais je veux employer mon temps. Je songe par exemple que jamais encore je n’avais pris conscience du nombre de visages qu’il y a. Il y a beaucoup de gens, mais encore plus de visages, car chacun en a plusieurs. Voici des gens qui portent un visage pendant des années. Il s’use naturellement, se salit, éclate, se ride, s’élargit comme des gants qu’on a portés en voyage.

Ce sont des gens simples, économes; ils n’en changent pas, ils ne le font même pas nettoyer. Il leur suffit, disent-ils, et qui leur prouvera le contraire? Sans doute, puisqu’ils ont plusieurs visages, peut-on se demander ce qu’ils font des autres. Ils les conservent. Leurs enfants les porteront.

Il arrive aussi que leurs chiens les mettent. Pourquoi pas?

Un visage est un visage.

D’autres gens changent de visage avec une rapidité inquiétante. Ils essaient l’un après l’autre, et les usent. II leur semble qu’ils doivent en avoir pour toujours, mais ils ont à peine atteint la quarantaine que voici déjà le dernier. Cette découverte comporte, bien entendu, son tragique. Ils ne sont pas habitués à ménager des visages; le dernier est usé après huit jours, troué par

endroits, mince comme du papier, et puis, peu à peu, apparaît alors la doublure, le non-visage, et ils sortent avec lui.

Mais la femme, la femme : elle était tout entière tombée en elle-même, en avant, dans ses mains. C’était à l’angle de la rue Notre-Dame-des-Champs. Dès que je la vis, je me mis à marcher doucement. Quand de pauvres gens réfléchissent, on ne doit pas les déranger. Peut-être finiront-ils encore par trouver ce qu’ils cherchent.

La rue était vide; son vide s’ennuyait, retirait mon pas de sous mes pieds et claquait avec lui, de l’autre côté de la rue, comme avec un sabot. La femme s’effraya, s’arracha d’elle-même. Trop vite, trop violemment, de sorte que son visage resta dans ses deux mains. Je pouvais l’y voir, y voir sa forme creuse. Cela me coûta un effort inouï de rester à ces mains, de ne pas regarder ce qui s’en était dépouillé. Je frémissais de voir ainsi un visage du dedans, mais j’avais encore bien plus peur de la tête nue, écorchée, sans visage.

Exorde (Livre d’images)

Qui que tu sois : le soir venu,

sors de ta chambre où tu sais tout;

de ta maison proche du large.

Qui que tu sois.

De tes yeux fatigués et qui ont peine

à s’affranchir du seuil usé,

tu dresses lentement un arbre noir,

le poses dans le ciel, tout seul. et droit.

Et tu as fait le monde : un monde grand

ainsi qu’un mot mûrit dans le silence.

Et tandis que ta pensée le comprend,

tes yeux tendrement s’en détachent...

Parfois au fond de la nuit (Chants de l’aube)

Parfois, au fond de la nuit,

le vent comme un enfant s’éveille.

Tout seul il marche dans l’allée,

doucement, doucement, vers le village.

À tâtons, jusqu’à l’étang il s’avance

et y fait le guet

les maisons sont toutes blanches,

et les chênes, muets.

Lettre à un jeune Poète

Une seule chose est nécessaire: la solitude.

La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne - c’est à cela qu’il faut parvenir.

Être seul comme l’enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l’enfant et importantes du seul fait que les grandes personnes s’en affairent et que l’enfant ne comprend rien à ce qu’elle font.

S’il n’est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d’être près des choses: elles ne vous abandonneront pas. Il y a encore des nuits, il y a encore des vents qui agitent les arbres et courent sur les pays.

Dans le monde des choses et celui des bêtes, tout est plein d’événements auxquels vous pouvez prendre part.

Les enfants sont toujours comme l’enfant que vous fûtes: tristes et heureux; et si vous pensez à votre enfance, vous revivez parmi eux, parmi les enfants secrets. Les grandes personnes ne sont rien, leur dignité ne répond à rien.

Lettres à un jeune poète, Gallimard, nrf

Les Traductions qui suivent sont personnelles et bien sûr inaccomplies.

Livre d’images deuxième partie

Inquiétude

au fond de la forêt fanée est un appel d’oiseau,

qui sans raison resplendit dans cette forêt fanée.

Et pourtant cet appel rond d’oiseau

se repose dans l’instant qui le créa,

large comme un ciel sur la forêt fanée.

Docilement tout vient prendre place dans ce cri :

le paysage tout entier semble y contenir sans bruit,

le grand vent semble s’y lover,

et la minute, qui veut s’en aller,

est blême et muette, comme si elle savait les choses,

qui nous obligeraient à mourir,

montant de lui.

Rainer Maria Rilke, 21.10.1900, Berlin-Schmargendorf

Solitude

La solitude est comme une pluie

Elle monte de la mer à la rencontre des soirs,

Des plaines, qui sont lointaines et dispersées

elle va jusqu’au ciel qui toujours la possède

et là du ciel elle retombe sur la ville.

Elle se déverse sur les heures indifférenciées

lorsque les rues se tournent vers le matin

Et lorsque les corps qui ne se sont pas trouvés

se détachent l’un de l’autre abusés et tristes

Et lorsque les hommes qui se haïssent

sont obligés de coucher ensemble dans un même et seul lit :

Alors la solitude s’en va dans les fleuves…

Rainer Maria Rilke, 21.9.1902, Paris

Jour d’automne

Seigneur il est maintenant temps.

L’été fut très grand

Repose ton ombre sur les cadrans solaires

et détache les vents sur les plaines.

Ordonne aux derniers fruits d’être pleins

accorde-leur encore deux jours du sud

Force-les à la plénitude et chasse

les dernières douceurs dans le vin lourd.

Qui maintenant n’a point de maison, n’en bâtira plus

qui maintenant est seul, le restera longtemps

il veillera, lira, écrira de longues lettres

et inquiet, fera les cent pas dans les allées

quand les feuilles tournent en rond.

Rainer Maria Rilke, 21.9.1902, Paris

Souvenir

Et tu attends, et tu attends l’unique,

qui amplifie à l’infini ta vie ;

La puissante, l’extrême,

le réveil des pierres,

profondeurs, qui t’appartiennent.

S’assombrissent dans les bibliothèques

les volumes en or et bruns ;

et tu songes en ces pays traversés,

à des tableaux, aux robes

de femmes à nouveaux perdues.

Et alors tu sais enfin : c’était bien cela.

tu te redresses, et devant toi se tient

une année écoulée

peur et figure et prière.

Rainer Maria Rilke, 1902-06,

Automne

Les feuilles tombent, tombent comme des lointains

comme si aux cieux dans des jardins éloignés,

tout flétrissait

elles tombent en gestes de refus.

Et dans les nuits la lourde terre tombe

depuis toutes les étoiles dans la solitude.

Nous tous nous tombons. Cette main là tombe

et vois les autres aussi : cela est en elles toutes

et pourtant il est quelqu’un, qui retient toute cette chute

dans ses mains avec une douceur infinie.

Rainer Maria Rilke, 11.9.1902, Paris

Pressentiment

Je suis comme un drapeau entouré de lointains.

Je pressens les vents, ils arrivent, et je dois les vivre,

tandis que les choses en bas ne sont même pas encore remuées :

Les portes se ferment encore doucement, et tout est calme dans les cheminées ;

Les fenêtres ne tremblent pas encore, et lourde est encore la poussière.

Mais je sais proche les tempêtes et je suis agité comme la mer.

Et je me déploie et tombe en moi-même

je m’affale et suis tout seul

dans la grande tempête.

Rainer Maria Rilke, automne1904

Heure grave

Qui à cet instant pleure ici ou là dans le monde,

Sans raison pleure dans le monde

pleure sur moi.

Qui à cet instant rit ici ou là dans la nuit,

Sans raison rit dans la nuit

rit de moi.

Qui à cet instant se lève ici ou là dans le monde,

Sans raison se lève dans le monde

vient vers moi.

Qui à cet instant meurt ici ou là dans le monde,

sans raison meurt dans le monde

me regarde.

Rainer Maria Rilke, Octobre 1900, Berlin-Schmargendorf

Morceau de fin

la mort est grande

nous lui appartenons

bouche riante

quand nous nous croyons

au milieu de la vie

elle ose pleurer

au beau milieu de nous

Rainer Maria Rilke, 1900/01

Le livre d’heures (1894-1906)

L’obscurité

Toi obscurité, d’où je suis issu,

je t’aime plus que la flamme,

qui trace les frontières du monde.

Parce qu’elle luit

pour n’importe quel cercle,

hors duquel nul être ne sait rien d’elle.

Mais l’obscurité contient tout en elle :

Figures et flammes, bêtes et moi-même,

comme elle les capture, hommes, puissance

Et il se peut ceci : une force immense

bouge tout près de moi.

Je crois aux Nuits.

Rainer Maria Rilke, 22.9.1899, Berlin-Schmargendorf

Ma vie n’est pas

Ma vie n’est pas cette heure abrupte,

où tu me vois toujours en hâte.

Je suis un arbre devant mon décor,

je ne suis qu’une de mes nombreuses bouches

celle qui la première se fermera.

Je suis le calme entre deux sons,

qui s’accordent mal l’un avec l’autre :

car le son de la mort veut monter plus haut

Mais dans le sombre intervalle,

tous deux tremblent.

et le chant reste beau.

Rainer Maria Rilke, 24.9.1899, Berlin-Schmargendorf

En ce village se tient la toute dernière maison

En ce village se tient la toute dernière maison

plus seule que la dernière maison du monde.

La route, qui ne peut contenir le village,

s’éloigne lentement plus loin dans la nuit.

Le petit village n’est plus qu’un passage

entre deux lointains posé, innocent et angoissé,

une route entre les maisonnettes plutôt qu’une passerelle.

Et ceux qui abandonnent le village, s’en vont loin,

et beaucoup sans doute mourront en chemin.

Rainer Maria Rilke, 19.9.1901, Westerwede

Tout redeviendra grand et immense

Tout redeviendra grand et immense

les terres simples et les eaux ridées,

Les arbres géants et très petits les murs;

et dans les vallées, fort et multiple,

un peuple de bergers et d’agriculteurs.

Et plus d’églises, qui enserrent

Dieu comme un fuyard, et qui se lamentent sur lui

ainsi qu’un animal pris au piège et blessé,-

à ceux qui frapperont à la porte les maisons se feront accueillantes

et une senteur d’offrande sans limite

dans toutes les mains et en toi et en moi.

Aucune attente de l’au-delà et aucun regard vers l’ailleurs,

que désir, surtout de ne pas profaner la mort

et se faire humble serviteur des choses de la terre,

et de n’être plus chaque fois nouveau à ses mains.

Rainer Maria Rilke, 20.9.1901, Westerwede

Seigneur donne à chacun

O seigneur donne à chacun sa propre mort

sa mort qui vienne de sa propre vie

où il connut amour, sens et détresse

Car nous ne sommes que l’écorce et la feuille.

La grande mort, que chacun porte en lui,

là est le fruit autour de qui tout gravite.

C’est pour lui qu’un jour les jeunes filles se lèvent

et viennent comme un arbre sortant de la lyre

et les garçons pour lui désirent devenir homme

et les femmes deviennent pour ceux qui ont grandi

confidentes des peurs, que sinon personne n’aurait pu prendre.

C’est pour lui que demeure éternel ce qui fut entrevu,

quand bien même écoulé depuis longtemps

Et quiconque, qui modela et bâti,

devint monde par ce fruit

il fut et gel et fonte

et il venta, il brilla, en lui

Toutes les chaleurs entrèrent en lui

Le cœur et le cerveau brûlant de blancheur-

Pourtant tes anges passèrent comme nuées d’oiseaux

et ils trouvèrent verts tous les fruits.

Rainer Maria Rilke, 15.4.1903, Viareggio

Alors que feras–tu Dieu si je meurs ?

Je suis la cruche (si je me brise ?)

Je suis la boisson (si je m’altère ?)

Je suis ton habit ton commerce,

Avec moi perdu tu perdrais ton sens.

après moi tu n’auras plus de maison,

où les mots proches et chaleureux te salueraient.

De tes pieds fatigués tombera

cette sandale en velours qui est moi

ton grand manteau te quittera,

ton regard, que je réchauffe avec mes joues

que je reçois comme une couche

voudra venir, me cherchera, longuement

et se posera contre le coucher de soleil

avec des pierres inconnues au creux de lui-même.

Alors que feras-tu Dieu ?

J’ai très peur

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Parfois quelqu’un se lève au milieu du soir

et sort et va et va et va

parce qu’une église se dresse à l’orient

et ses enfants le bénissent comme mort

et un autre, qui meurt dans sa maison,

demeure à l’intérieur, reste à la table et au verre,

alors ses enfants partent de par le monde

vers cette église qu’il a oubliée

ÉLÉGIES DE DUINO (1912-1922)

Première élégie (extraits) (21 janvier 1912 à Duino)

Mais qui donc, si je criais, m’entendrait parmi les ordres

des anges ? et même si, l’un deux soudainement me prenait contre son cœur : je périrais de son existence plus forte. Car le beau n’est que le commencement du terrible, que nous supportons à peine,

et si nous l’admirons ainsi, c’est qu’il dédaigne de nous détruire.

Tout ange est terrible.

Aussi je me retiens et ravale en moi l’appel de sombres sanglots.

Hélas, à qui demander secours quand nous en avons tant besoin ?

Aux anges non, pas plus qu’aux hommes, et les animaux rusés

s’en aperçoivent déjà,

que nous ne sommes qu’incertitude dans nos demeures et dans le monde signifiant.

Il nous reste sans doute un arbre ordinaire sur la pente, que chaque jour nous revoyons ; il nous reste sans doute la route d’hier

et la fidélité mal élevée d’une habitude qui se plut chez nous,

ainsi elle demeura et ne partit point.

O et la nuit, la nuit, quand le vent empli des espaces du monde

nous cingle le visage -, avec qui ne resterait-elle pas, elle la désirée,

doucement évanescente, péniblement présente dans le cœur solitaire.

Est-elle plus légère aux amants ? Hélas ils ne font que se cacher l’un à l’autre leur destin.

Ne le sais-tu pas encore ?

Jette hors de tes bras le vide vers les espaces que nous respirons.

peut-être que les oiseaux perçoivent l’air plus large par leur vol plus intérieur.

Oui les printemps avaient besoin de toi. Tant d’étoiles exigeaient que tu les ressentes. Une vague se levait venant du passé, ou bien

quand tu passais près d’une fenêtre ouverte,

un violon s’abandonnait. Tout cela était comme un ordre.

Mais en es-tu venu à bout ? N’étais-tu point toujours dispersé dans l’attente, comme si tout annonçait une amante ? (Où veux-tu la cacher,

alors qu’en toi vont et viennent de grandes pensées étrangères et elles s’attardent même la nuit.)...

……..

Bien sûr cela est étrange, de ne plus habiter la terre,

de ne plus user de gestes à peine appris,

aux roses et à toutes ces choses emplies de promesses

de ne plus leur accorder le sens d’un avenir humain ;

que de s’apercevoir de ne plus être ce que l’on fut entre des mains angoissées et sans fin,

et devoir laisser au loin son propre nom comme un jouet cassé.

Étrange vraiment de ne plus désirer plus avant le désir

Étrange que tout qui ce percevait soit perdu dans l’espace.

Et l’état de mort est fatiguant, et plein de raccommodements jusqu’à ce qu’on devine un petit peu d’éternité – Mais les vivants tous font l’erreur,

en voulant tout puissamment distinguer.

Les anges, (dit-on) ne savaient pas la plupart du temps s’ils allaient au milieu des vivants ou des morts. Le courant éternel déchire les deux domaines de tous les âges

et les emporte et les recouvre de sa voix tous deux.

Après tout ils n’ont plus besoin de nous ceux partis si tôt,

on perd l’habitude de la douceur terrestre, comme on dépasse la douceur du sein maternel. Mais nous qui avons besoin de si grands secrets, nous qui

reprenons notre marche heureuse au travers du deuil - : pourrions-nous exister sans eux ?

La légende est-elle vaine, qui dit que jadis dans la plainte pour Linos

la toute première musique, s’est risquée à traverser l’aride stupeur,

et d’abord dans l’espace encore effrayé, qu’un jeune homme presque divin avait pénétré brusquement pour toujours, le vide alors en chaque balancement chavirant, maintenant nous émerveille, nous console et nous aide.

Huitième élégie (7-8 février 1922, Muzot)

dédié à Rudolf Kassner

De tous ses yeux la créature voit l’ouvert devant.

Seuls nos yeux sont comme retournés et tout entiers posés autour d’elle comme pièges, cernant sa libre issue.

Ce qui est au-dehors nous ne l’appréhendons seulement que par la face de l’animal ; car déjà dans la prime enfance nous nous détournons,

et forcés, jusqu’à ne plus voir que l’envers des apparences, pas l’ouvert, qui est si profond dans le regard de l’animal. Libéré de la mort.

Nous, nous ne voyons qu’elle, l’animal libre a dépassé sa finitude et il a Dieu devant lui; et quand il marche, il marche vers l’éternité, comme le font les fontaines.

Nous n’avons jamais, jamais le moindre jour, un espace purifié devant nous, là où sans cesse montent les fleurs. Toujours le monde et jamais le nulle part sans rien : le pur, non surveillé, que l’on respire et que nous savons infini et non désiré. Étant enfant on s’y perd dans ce silence et l’on nous en sort en nous secouant. Ou bien tel mourant est cela.

Car si près de la mort on ne voit plus la mort, on regarde fixement au-delà, sans doute avec le grand regard de l’animal.

Les amants, s’il n’y avait pas l’autre, qui masque la vue, en sont tout proches et s’étonnent…

Comme par mégarde derrière l’autre se fait lui…Mais derrière lui nul ne peut venir, et à nouveau le monde le reprend.

Toujours tournés vers la création, nous ne voyons sur elle que le reflet du libre, par nous obscurci. À moins qu’un animal, muet, levant le regard, nous traverse calmement de part en part.

Ceci s’appelle le destin: être en face

et rien d’autre et toujours en face.

Si dans l’animal assuré qui vient à notre rencontre par une autre direction, il y avait une conscience proche de la nôtre, il nous détournerait dans sa marche. Mais son être est pour lui infini, non emprisonné et sans un regard sur son état, pur, comme sa vue.

Et là où nous voyons l’avenir, lui il voit tout et dans tout se voit, et guérit pour toujours.

Et pourtant dans l’animal vigilant et chaud

sont le poids, et le souci d’un immense accablement.

Car en lui aussi demeure toujours, ce qui aussi nous terrasse, le souvenir

comme si une fois déjà, ce vers quoi nous aspirons, avait été plus proche, plus fidèle et son contact si doux.

Ici tout est distance, là-bas c’étai souffle. Comme après la première patrie la seconde lui est incertaine et ventée.

O béatitude de la petite créature,

qui toujours demeure dans le sein qui la porta.

Bonheur du moucheron, qui encore sautille au-dedans de lui,

même le jour de ses noces : le sein est le tout.

Et vois la moitié d’assurance de l’oiseau, car il procède de par son origine et de l’un et de l’autre,

comme s’il était l’âme d’un Etrusque

venant d’un mort, qui reçut une place,

Mais avec cette image agitée pour couvercle.

Et combien est bouleversé celui qui doit voler, et provient de ce sein. Comme effrayé par lui-même, cisaillant l’air, comme une fêlure chemine dans la tasse. Ainsi se déchire la trace d’une

chauve-souris au travers de la porcelaine du soir.

Et nous : spectateurs, pour toujours et partout,

soumis au tout et jamais vers le dehors !

Comblés nous sommes. Nous donnons des ordres. Tout tombe en ruine.

Nous ordonnons encore et nous-mêmes tombons en ruine.

Qui donc nous a donc ainsi retournés de la sorte, pour que nous ne soyons, quoique nous fassions, dans chacune de nos attitudes

que séparation ?

Comme celui qui sur la dernière colline, lui dévoilant sa vallée tout entière encore une ultime fois, se retourne, s’arrête, s’attarde,

ainsi nous vivons et toujours nous faisons nos adieux.

Rainer Maria Rilke, 7./8.2.1922, Muzot

Nouvelles poésies,

Première partie (1905-1908)

La mort du poète

Là il gît. Son visage dressé était tout entier refus et blême

parmi les coussins raides,

depuis que le monde et ce qu’il en avait pu savoir,

à ses sens fut arraché, et retombé

dans l’indifférente année.

Ceux qui l’ont vu ainsi vivre ne savaient point

combien il n’était qu’un avec toutes ces choses,

car celles-ci : ces profondeurs, ces prairies

et cette eau, tout était son visage.

Oh son visage était toute cette immensité,

qui encore maintenant veut le rejoindre et tournoie autour de lui ;

et son masque, qui se meurt là d’angoisse,

est doux et ouvert comme

l’intime d’un fruit, qui pourrit à l’air.

Rainer Maria Rilke, Mai/Juin 1906, Paris

Chant d’amour

Comment contenir mon âme, afin qu’elle

ne touche pas la tienne ?

Comment la soulever au-dessus de toi

vers d’autres choses ?

Oh j’aimerais tant la placer

près de n’importe quelle chose perdue dans le noir,

en un lieu étranger et calme, qui ne fait point écho

quand tes profondeurs vibrent,

Cependant, tout ce qui nous émeut, toi et moi,

nous prend tous deux comme un coup d’archet,

qui de deux cordes tire un seul son.

Sur quel instrument sommes-nous tendus ?

Et qui joue ainsi de nous avec une seule main ?

O doux chant.

Rainer Maria Rilke, Mars 1907, Capri

La panthère

Jardin des Plantes à Paris

Son regard à force de parcourir sans cesse les barreaux

est tant devenu si las, qu’il ne retient plus rien.

Pour elle il semble qu’il n’existe que mille barreaux

et au-delà aucun monde.

La démarche si douce aux pas souples et fermes

qui s’épuise à tourner en cercles étroits,

est comme danse de forces autour d’un centre,

dans laquelle est tapie une volonté puissante.

Parfois seulement se lève sans bruit

le rideau des pupilles – alors une image passe à l’intérieur,

Parcourt le silence déployé dans les membres -

et ne s’entend plus arrivant au cœur.

Rainer Maria Rilke, 6.11.1902, Paris

Nouvelles poésies, deuxième partie

À mon grand Ami Auguste Rodin

Berceuse

Un jour, quand je te perdrai,

Pourras-tu dormir, sans

qu’au-dessus de toi

je bruisse

Comme couronne de tilleuls ?

Sans qu’ici je veille et dépose mots tout proches

comme paupières,

sur tes seins, sur tes membres, sur ta bouche.

Sans que je te referme à clé

et que je te laisse seule avec toi-même

comme jardin en profusion

de mélisses et d’anis étoilés.

Rainer Maria Rilke, début d’été1908, Paris

Chant de la mer

Souffle de la mer du fin fond des origines

vent de mer qui vient de nuit :

tu ne viens à personne ;

si un seul veille

il faut qu’il prévoie, comment il pourrait

te dominer :

souffle de la mer du fin fond des origines

qui ne souffle

que pour la roche des origines,

pur espace

déferlant de loin…

Oh, comme il te sent

le figuier vibrant

là-haut sous la lune.

Rainer Maria Rilke, 26.1.1907, Capri

La mort de l’aimée

Il ne savait pas plus de la mort ce que tous savent:

qu’elle nous saisit et nous pousse dans le muet.

mais elle, quand point arrachée, oh non,

mais de lui de ses yeux doucement libérée,

elle glissa vers les ombres inconnues,

et qu’il sentit, que de l’autre côté ils avaient

comme une lune son sourire de petite fille

et grand cas de sa sagesse :

les morts alors lui devinrent très familiers,

comme si par elle il devenait apparenté à tous,

il laissa les autres dire

et ne les crut pas et nomma ce pays

le bien-situé, la douceur éternelle -

et pour ses pas l’examina à tâtons.

Rainer Maria Rilke, entre le 22.8. et le 5.9.1907, Paris

Les fous

Et ils se taisent, car les cloisons

de leur esprit leur ont été ôtées

et les heures, où l’on pourrait les comprendre

s’ élèvent et s’en vont.

Souvent la nuit, quand ils s’en vont à la fenêtre,

soudain tout est bien.

leurs mains reposent dans le concret,

et le cœur est au faîte et pourrait prier,

et les yeux regardent apaisés

Sur le jardin inespéré, souvent imaginé,

dans le quartier apaisé,

et qui dans le reflet des mondes étrangers

croît toujours et jamais ne se perd.

Rainer Maria Rilke, du 22.8. au 5.9.1907, Paris

Sonnets à Orphée (Muzot février 1922)

Sonnet I

Alors s’éleva un arbre. Ô pure élévation !

Ô Orphée chante ! Ô arbre si haut planté dans l’oreille !

Et tout se tut. Pourtant même dans ce grand silence

un nouveau début s’opère, signe et transformation.

Des animaux du silence se précipitèrent hors des claires

forêts déliées, des gîtes et des nids ;

et il advint alors que ce n’était ni ruse

pas plus que peur qui les rendaient si silencieux

Mais l’écoute. Rugissements, cris, brames

leur été trop petit dans leur cœur. Et là où

seule une cabane suffisait à recueillir cela,

Un refuge venu du plus sombre désir

avec un accès, aux montants branlants -

tu leur as créé un véritable temple dans l’oreille.

Sonnet IV

Ô vous les tendres, avancez de temps à autre

dans ce souffle, qui ne signifie rien pour vous,

laissez-le se partager contre vos joues,

trembler derrière vous, à nouveau s’unir.

Ô vous les bienheureux, ô vous les sauvés,

qui semblez être du cœur le début,

l’arc des flèches et le but des flèches,

votre sourire pleure radieux pour toujours.

Ne craignez point de souffrir, la pesanteur,

redonnez-là à la terre pesante;

lourdes sont les montagnes, lourdes sont les mers.

Même les arbres que vous avez plantés enfant,

depuis longtemps sont devenus trop lourds, vous ne les porterez plus.

Mais les airs… mais les espaces…

Sonnet VI

Est-il d’ici? Non, sa vaste nature

procède des deux royaumes

avec d’autres il aurait pu courber les racines des saules,

celui qui aurait appris les racines des saules.

Quand vous allez vous coucher, ne laissez pas sur la table

ni pain ni lait ; cela attire les morts -

Mais lui, le conjuré, qu’il mélange

sous la douceur des paupières

Leur apparition à tout le visible;

et la magie du souffle de la terre et des losanges

était pour lui aussi vraie que le lien le plus clair.

Rien ne pouvait corrompre l’image valable ;

qu’elle provienne des tombes, qu’elle provienne des chambres,

il glorifierait bague, bracelet ou cruche.

Sonnet IX

seul celui qui a tenu haut la lyre

aussi au milieu des ombres

a le droit de dire

le présage de la louange infinie

seul qui avec les morts pavots mangea,

du leur mangea

ne perdra plus à nouveau

le plus léger des sons

Aussi le reflet de l’étang

peut souvent s’estomper :

Sache l’image

Alors dans les étendues doubles

les voix se feront

éternelles et douces

Sonnet XXII

Nous sommes les agités

mais le pas du temps

voyez-le comme peu de choses

Face à ce qui demeure

Tout ce qui se presse

déjà sera passé ;

car seul ce qui demeure

nous bénit.

Garçons, o ne gaspillez pas votre courage

dans la vitesse

dans la tentative de voler

Tout est apaisé :

Obscurité et clarté

Fleur et livre.

Sonnet deuxième partie I

Souffle, toi poème invisible!

Toujours autour de l’intime s’échange

son espace du monde pur. Contre-poids

sur lequel j’adviens en rythme.

Vague unique, dont

je suis la mer peu à peu;

de toutes les mers possibles tu es la plus économe,

Gain d’espace.

Combien de ces lieux des espaces furent déjà

profondément en moi. Maints vents

sont comme mon fils.

Me reconnais-tu, air, toi, emplis de tant d’endroits jadis miens ?

Toi, un jour écorce glabre,

Courbure et feuille de mes paroles.

Sonnet XXVI

comme il nous saisit le cri de l’oiseau,...

n’importe quel cri, une fois créé.

Mais les enfants qui jouent dehors

crient déjà loin du vrai cri.

Crient le hasard. Dans les interstices

de cet espace du monde (où le cri encore sain de l’oiseau

passe ainsi que les hommes dans les rêves)

ils poussent les coins de leurs cris perçants.

Malheur! où sommes-nous? Toujours encore plus libres,

tels des cerfs-volants arrachés,

nous nous ruons à mi-hauteur, frangés de rire,

déchirés par le vent. — Ordonne les crieurs,

toi, dieu chanteur! pour qu’ils s’éveillent bruissants,

tel portant comme courant la tête et la lyre.

Sonnet XXIX

Ami silencieux des nombreux lointains, ressens,

combien ton souffle a élargi l’espace.

Dans la charpente des sombres carillons

accepte de sonner. Car, ce qui vit de toi,

deviendra une force par cette nourriture.

Dans cette transformation, sors et puis entre,

Quelle est ta plus douloureuse expérience ?

Si le boire est pour toi amer, deviens vin.

Sois en cette nuit de démesure

force magique à la croisée de tes sens,

de leur étrange rencontre la signification.

Et si le terrestre t’a oublié,

dis à la terre calme: je coule.

à l’eau rapide dis: je suis.

Dernières poésies

À la musique

Musique : haleine des statues. Peut-être :

Silence des images. Tu es parole là où les paroles

finissent. Toi temps

planté à la verticale de la direction des cœurs passants.

pour qui ces sentiments ? O toi sentiment changé en quoi ?

– en paysage audible.

Toi étrangère : la musique. Toi qui nous fais sortir de l’espace du cœur.

Au plus intime de nous, nous dépassant et nous poussant hors de nous :

adieu sacré :

là en nous l’intérieur nous assiège

comme lointain le plus balisé,

comme l’autre versant de l’air

pur,

immense,

inhabitable désormais.

Rainer Maria Rilke, 11. et 12.1.1918, Munich

ÉLÉGIE À MARINA TSVÉTAÉVA

Marina, toutes ces pertes dans le grand tout, toutes ces chutes d’étoiles

Nous pouvons partout nous jeter, quelle que soit l’étoile,

nous ne pouvons l’accroître !

Dans le grand tout les comptes sont fermés.

Ainsi qui tombe ne diminue pas le chiffre sacré.

Toute chute qui renonce choit dans l’origine et,là, guérit.

Tout ne serait donc que jeu, métamorphose du semblable, transfert

Jamais un nom nulle part, le moindre gain pour soi-même

Nous vagues Marina, et mer nous sommes !

Nous profondeurs, et ciel nous sommes !

Nous terre, Marina, et printemps mille fois,

ces alouettes lancées dans l’invisible par l’irruption du chant

Nous l’entonnons avec joie, et déjà il nous a dépassé

et soudain notre pesanteur rabat le chant en plainte...

Rien n’est à nous. À peine si nous posons notre main autour

du cou des fleurs non cueillies...

Ah déjà si loin emportés, Marina, si ailleurs, même sous la plus fervente raison.

Faiseurs de signes, rien de plus.

Cette tache légère, quand l’un de nous ne le supporte plus et se décide à prendre, se venge et tue.

Qu’elle ait pouvoir de mort, en effet, nous l’avions tous compris à voir, sa retenue, sa tendresse

et la force étrange qui fait de nous vivants des survivants...

Les amants ne devraient, Marina, ne doivent pas en savoir trop sur leur déclin.

Ils doivent être neufs.

Leur tombe seule est vieille, leur tombe seule se souvient, s’obscurcissant sous l’arbre qui pleure, se souvient du « à jamais ».

Leur tombe seule se brise...

nous sommes devenus pleins comme le disque de la lune.

Même à la phase décroissante, ou aux semaines du changement,

nul qui puisse nous rendre à la plénitude, sinon nos pas solitaires, au-dessus du paysage sans sommeil.

Bibliographie

œuvres poétiques principales:

Offrandes aux lares (1895),

Le livre d’images (1902 et 1906) ;

La chanson de l’amour et de la mort du cornette Christophe Rilke (1904) ;

Le livre d’heures (1899 à 1904 ) dont Le livre de la pauvreté et de la mort (1903)

Requiem (1909)

Les carnets de Malte Laurids Brigge (1910)

Élégies de Duino (1922) ;

Sonnets à Orphée (1922) ;

Vergers (1926) (en français) ;

Quatrains Valaisans (1926) (en français)

Œuvres, Prose, Poésie, Correspondance, Paul de Man, Philippe Jaccottet, Le Seuil 1972Rainer Maria Rilke : Œuvres poétiques et théâtrales, Œuvres en prose, La Pléiade, 1977