Réjean Ducharme

Le grand disparaisseur

Je ne suis né qu’une fois. Cela s’est fait à Saint-Félix-de-Valois en 1941, dans la province de Québec. La prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois. Je veux mourir verticalement, la tête en bas et les pieds en haut.

Ainsi parle un écrivain considérable Réjean Ducharme qui demande souvent : À quelle heure on meurt ?

On ne lui répond pas, même si on sait. Qui le connaît vraiment ? Sa vie nous est inconnue.

Il efface soigneusement ses traces comme un loup inquiet pour sa meute de mots.

Il daigne seulement laisser quelques balises de livres comme probables preuves de son existence parmi nous, et encore il se tait depuis 1999.

Des textes de chansons pour son ami Robert Charlebois, des pièces de théâtre, des scénarios de films, des sculptures et des peintures faites avec les déchets du monde, sous le nom de Roch Plante, et des romans voici ses traces. Et surtout des romans houleux car la houle des phrases vient briser nos rochers du quotidien sans relâche, jusqu’à ce que le quotidien cède sous l’ironie et le déluge des mots. Plus secret que la neige au printemps, il s’est perdu dans la foule anonyme des villes ou dans l’étrangeté des champs.

Le grand effacement

Seules deux photos de lui nous sont connues, l’une en collégien, l’autre en trappeur, depuis plus rien.

À nous de suivre ses cairns, ses tumulus de vie, tout est dans ses livres, rien dans sa vie privée. Il noircit les pages de son humour noir et tonique, il invente un nouveau langage, une nouvelle parlure.

Il crache la vie alors qu’il est mort aux tumultes du monde.

Des mots, des torrents de mots, des laves incendiaires de mots, des avalées de mots, Réjean Ducharme est comme glace en débâcle et il ne nous parle que de la débâcle des jours.

Troncs d’arbres dérivant, hommes à la rivière, passent ses phrases. Et lui se fait le portageur de tous les billots de l’humanité. Avec leur vie sur son épaule, leur boue contre lui et leur déboire mal tenu en laisse qu’il fait s’échapper dans nos quiétudes.

Sa langue unique revivifie la « langue-mère » française, en lui injectant son parler, son argot, ses jurons, ses images.

Tout déborde et tout nous inonde dans ses fleuves sauvages que certains appellent encore des romans. Il est un grand prestidigitateur, un jongleur de mots entre les tours du langage. Il est un inventeur de mots et un voleur de feu. Il recycle tout notre langage depuis le premier matin. Des mots et des mots, il en aura « versé dans les petits trous du téléphone pour avoir l’impression qu’il fonctionne », le téléphone, je ne sais, mais la vie fonctionne mieux en le lisant lui.

Écrivain fantôme, loin des repères sociaux, il envoie de plus en plus rarement un manuscrit qui lui vaut des grands prix littéraires (Grand Prix national des lettres de France pour l’ensemble de son œuvre en 1999 !), lui l’ours blanc inconsolé des banquises endormies en nos cœurs.

L’homme des neiges, c’est lui, et nul n’a la preuve de son existence terrestre.

Ceux qui prétendent l’avoir vu sont dans une grande menterie, ceux qui savent gardent le secret.

L’homme des neiges

Coule le temps, tombe la neige, remontent les saumons, rien n’arrache Réjean Ducharme à sa tanière. Tout ce qui isole délivre. Et lui est libre. Plus caché que Salinger, on ne sait s’il est mort ou vivant. Si ses romans n’étaient pas brûlants au bout de nos doigts, on penserait supercherie. Il n’est pas dans notre histoire, il est dans la légende. Il a déjà dépassé le dernier des pièges à loup, les lacets des derniers des hommes.

Il va seul là-bas, un air de rock aux lèvres qui gercent.

La coupante lumière de l’absence le rend aveuglant à nos yeux. Sur la glace un reflet, sous les néons un éclair, cela doit être son ombre blanche qui passe.

Il a une écriture en fusion, à la Émile Ajar double de Romain Gary, mais lui est le double de son double. Truculent, halluciné du verbe, totalement imprévisible et déjanté il n’écrit pas, il inonde. Il est totalement délirant et sauvage. Le délire des assoiffés de tendresse.

Il a tendu une corde et il danse dans ses rimes intérieures.

Bien sûr le québécois parfois nous manque pour suivre tous les rapides, mais on entrevoit les cascades. On ne saisit pas toute la moisson de calembours, les détournements de mots, les jeux de mots, mais on comprend que la nécessité du fond a créé cette forme. Son écriture est folle, m ais « Folie n’est pas déraison, mais foudroyante lucidi té ».

Son écriture est tordue et de sa torsion sort la vraie vie. La vie ne se passe pas sur la terre, mais dans ma tête dit-il, et elle vient renaître dans nos têtes. Son écriture est une cosmogonie, mais ce monde inventé est hélas le nôtre même si nous ne pouvons le comprendre.

Un jour, tous ses personnages forts en gueule, et hauts en couleur, se dresseront sur le perron de ses livres et crieront : l’auteur, on veut l’auteur !

Il n’entendra même pas et tournera les talons, comme toujours. Il ne sait que disparaître toujours plus profond au profond du trou de sa solitude.

Le soleil des autres ne doit pas le voir, lui nous observe. Tous les petits boulots, il les aura faits aussi il sait de quoi il parle en parlant de la société et ce n’est pas fiction littéraire s’il met en scène des héros qui veulent refaire le monde.

« Qui laisse une trace laisse une plaie » (René Char), telle semble être sa devise. Là où il est, il nous tient encore en joue avec le fusil de ses mots.

Surtout ne pas aller vers lui, ne pas le brusquer, ni le débusquer, ne pas l’appâter avec les morceaux de viande de la gloire, le laisser vivre sa vie de loup.

Quelqu’un qui m’aborde, c’est quelqu’un qui veut quelque chose, qui a quelque chose à échanger contre quelque chose qui est pour lui d’une plus grande valeur, qui a une idée derrière la tête. Je les vois venir avec leurs gros sabots. Ils ont quelque chose à vendre. Merci ! Je n’ai besoin de rien. Repassez ! (L’avalée des avalé es).

Écrivain sans visage et sans corps, il s’incarne dans la dérision et la poésie. N’aidez pas la vie à se moquer de vous et lui aura fait de sa vie une grande moquerie pleine de sève et de vie.

Il aura été un cri puissant hurlant, parfois haine et révolte et finissant dans un rire désespéré. Ce cri plus que le Saint-Laurent aura remonté la terre entière.

« Reste assis là et nie tout: le cigare entre tes dents, le jour dans tes yeux, la peau sous tes vêtements. Nie, nie, nie, et recueille-toi comme une bombe dans chancun de tes non, et ne t’arrête jamais d’être sur le point d’éclater, et n’éclate jamais.» ( L’hiver de force)

Il aura eu la « peau de ses eaux ».

Il recueille tous les débris du monde, et lui-même met le monde en débris.

Comme ces espèces d’anges qui sourient dans la rue à l’antipathique inconnu que l’on est tous quelquefois, ou qui parlent pareil aux fous parce qu’ils sont sûrs que les mots sont porteurs de chaleur.

Lire Ducharme est une descente de fleuve en crue, mais quelle aventure !

C’est « prendre un vol de nuit ».

Si vous ne devez lire qu’un livre, lisez L’Avalée des avalées.

Il y a du tragique, du merveilleux, de la tristesse, de la tendresse en grappes, de l’humour à couper au couteau, mais surtout il y a l’enfance vivant e.

« En grandissant, un enfant s’use », Réjean Ducharme ne se sera pas usé, et il aura gardé vivace rage, douleur et lucidité enfantine et « l’adulterie » ne l’aura pas eu.

Fables fabuleuses ses romans sont simplement une immense soif d’amour absolu.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Autoprésentation de l’auteur à 24 ans

Je ne suis né qu’une fois. Cela s’est fait à Saint-Félix-de-Valois, dans la province de Québec. La prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois. Je veux mourir verticalement, la tête en bas et les pieds en haut.

À l’école, j’étais toujours le premier à partir. Je n’y allais pas souvent et j’y restais le moins longtemps possible. J’ai complété mes études secondaires à Joliette, avec les Clercs de Saint-Viateur.

J’ai souffert six mois à l’École Polytechnique de Montréal. Enfin délivré, je me suis pris pour un commis de bureau et me prends encore aujourd’hui pour tel. Mais ceux qui embauchent des commis de bureau ne veulent pas me prendre pour un commis de bureau. Je ne travaille pas toujours et ne travaille pas toujours comme commis de bureau. Un mois sur deux, je suis en chômage.

J’ai été dans l’Arctique avec l’Aviation canadienne, en 1962. Personne ne veut me croire. Je ne sais pas pourquoi. Je dis : « J’ai été dans l’Arctique. » Ils répondent : « Pas vrai. » En 1963, 1964 (l’année de travail sur "L’avalée des avalés") et 1965, j’ai fait de l’auto-stop au Canada, aux États-Unis et au Mexique. C’est fatiguant.

J’ai vingt-quatre ans. Je n’ai plus toutes mes dents. Et cela m’écœure.

Je ne me suis pas marié une seule fois encore. Les femmes ne veulent pas se marier avec moi. Si elles avaient voulu, je me serais marié tous les jours et, aujourd’hui, j’aurais à peu près 5 768 enfants. S’il n’y avait pas d’enfants sur la Terre, il n’y aurait rien de beau.

R.D.

« Le bon, le meilleur et le mieux c’est rien. Reste assis là et nie tout : le cigare entre tes dents, le jour dans tes yeux, la peau sous tes vêtements. Nie, nie, nie, et recueille-toi comme une bombe dans chacun de tes non, et ne t’arrête jamais d’être sur le point d’éclater, et n’éclate jamais. » (L’hiver de force)

« Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère. Le visage de ma mère est beau pour rien. S’il était laid, il serait laid pour rien. Les visages, beaux ou laids, ne servent à rien. On regarde un visage, un papillon, une fleur, et ça nous travaille, puis ça nous irrite. Si on se laisse faire, ça nous désespère. Il ne devrait pas y avoir de visages, de papillons, de fleurs. Que j’aie les yeux ouverts ou fermés, je suis englobée : il n’y a plus assez d’air tout à coup, mon cœur se serre, la peur me saisit. » (L’avalée des avalés)

« Un livre est un monde, un monde fait, un monde avec un commencement et une fin. Chaque page d’un livre est une ville. Chaque ligne est une rue. Chaque mot est une demeure. Mes yeux parcourent la rue, ouvrant chaque porte, pénétrant dans chaque demeure. Dans la maison dont la forme est : chameau, il y a un chameau. Dans la cabane : oie, une oie m’attend. Derrière les multiples fenêtres des manoirs : indissolubilité et incorruptibilité, se devinent l’indissolubilité du mariage et l’incorruptibilité de Robespierre. (...) Ce matin, en sortant de mon livre, j’éprouvais une délicieuse sensation d’ébriété et d’espace, une grande impatience, un magnifique désir. Tout ce que je demande à un livre, c’est de m’inspirer ainsi de l’énergie et du courage, de me dire ainsi qu’il y a plus de vie que je ne peux en prendre, de me rappeler ainsi l’urgence d’agir. » (L’avalée des avalés)

« Je suis seule. Je n’ai qu’à me fermer les yeux pour m’en apercevoir. Quand on veut savoir où on est, on se ferme les yeux. On est là où on est quand on a les yeux fermés: on est dans le noir et dans le vide. » (L’avalée des avalés)

« Quand on sait où on est et qui on est, on peut, comme le chat, fondre sur la bille roulant sur le plancher et imaginer que c’est un dragon. Quand on s’est compris, on peut courir dans l’immense sphère armillaire et s’imaginer que, comme l’écureuil en cage, on joue, on se joue. Le seul moyen de s’appartenir est de comprendre. Les seules mains capables de saisir la vie sont à l’intérieur de la tête, dans le cerveau.» (L’avalée des avalés)

« Je regarde comme il faut le saule pleureur pleurer, laisser traîner ses rameaux mous comme des cheveux dans le courant. Je regarde le saule: je me jette dans le saule. Quand un nombril du monde se jette dans un saule, le saule devient nombril du monde. Le saule me regarde: il se jette sur moi, m’avale, et le nombril du monde devient saule. Une mer est un verre d’eau. Une tempête de mer n’est qu’une tempête dans un verre d’eau.» (L’avalée des avalés)

« À quoi bon fuir? Oui, à quoi bon? Puisque nul ne peut se quitter lui-même... ah ça c’est bon ça... Toute la sagesse de vivre tient là-dedans : savoir qu’il faut en sortir mais qu’on ne peut pas partir... ah ça aussi c’est bon ça... Pourquoi vers la mer? Pourquoi vois-je la mer? Pourquoi pas les montagnes? Parce qu’elles me sont contraires. Parce que c’est haut et que ce n’est pas m’élever que je veux, mais m’abîmer... m’abîmer, mabimé, mamabibimé, ah que c’est beau, mabibimémé, j’en mangerais, mamabibi bibibibimé... Pas escalader que je voudrais. Mais tomber. Pas me monter, mais moro, moriseau, mais morizontaliser. Méti, métu, méta, m’étang, m’étangdre. Me coucher, à côté de toi. La paix. La fatigue sans m’être battu. Le repos sans victoire.»(Les enfantômes)

« L’argent ne fait pas le bonheur, son absence non plus. D’ailleurs, il n’y a pas que richesse et pauvreté qui ne font pas le bonheur. Il y a le thé, le café, les cigarettes, les rouflaquettes, les bicyclettes, les majorettes. Même le bonheur ne fait pas le bonheur. Le bonheur c’est ce qu’on cherche quand on s’aime beaucoup soi-même et qu’on ne sait plus quoi se faire pour se faire plaisir. Et voilà, vous tenez le fil de mes idées, hélas trop ténu pour se pendre.»(Les enfantômes)

« Pourquoi n’existe-t-il pas, a côté du temps, un jour ensoleillé dans lequel nous pourrions entrer pour aller faire, dans une rivière de marguerites, nos gambades d’hier et d’avant d’hier ?»(L’Avalée des avalés)

Les enfantômes de Réjean Ducharme
« Dans un motel médiocre du fond du Manitoba on a passé cinq jours couchés et on n’a pas dormi. On lisait, joue à joue, comme ça, et soudain, nous qui n’avions pas lu depuis longtemps, ça nous a envoûtés : chaque mot était chaud et bougeait. Tant et si bien qu’on n’a pas vu le moment de s’arrêter, qu’on avait le goût de suivre jusqu’au bout cette caravane de petits insectes noirs qu’on avait surpris dans les plis du volume aux tranches rouges qui s’était empoussiéré sur la tablette à chapeaux de la penderie : Gideon’s Bible. Le poids du livre nous ayant donné des crampes, on s’est mis à arracher les pages avant de les lire. Et ma femme serrait les plus belles dans ses bras, et même sur son sexe, avant des froisser et des jeter dans la poubelle, logée entre les pattes de la table du téléphone, je m’en souviens très bien. On a eu trop faim à la fin; on s’est habillé et on a été manger. Quand on est revenus ce n’était plus pareil : ce qui restait du livre, le tiers ou le quart, ne brillait plus, palpitait plus, respirait plus, sinistre, pas mieux que mort (il ne faut jamais s’arrêter à mi-chemin).»(Les enfantômes)

« Je ne me suicide pas parce que j’ai envie de partir. Quand on a envie de quelque chose on est sauf. Je ne pars pas parce qu’une fois partie je n’aurais plus envie de rien et qu’il faudrait que je m’extermine. Ma logique m’effraie.»(L’Avalée des avalés)

« Je me refuse à tout commerce avec le monde immonde qu’on m’a imposé, où l’on m’a jetée sans procès comme des esclaves aux galères. Ils m’ont jetée au milieu d’une chiourme si gueule, si ventre, qu’elle ne s’aperçoit même pas qu’elle a une âme, une chiourme prête à toutes les chaînes, à tous les crimes contre l’âme et la fierté, pour avoir accès à l’auge que, trois fois par jour, les maîtres lui donnent à lécher. Ô maîtres, je mangerai plutôt mes excréments!»

(L’Avalée des avalés)

« Ne crois pas à leur mépris quand ils emprisonnent ou qu’ils pendent un enfant qui ne nourrit que bave, venin, haine et dégoût pour leur propension à se rassembler pour sauvegarder ce qui les fixe dans le sol comme des végétaux (ce qu’ils appellent leurs biens) et qui ne leur sert plus qu’à bâiller en se couvrant pudiquement la bouche avec une main (ce qu’ils appellent leur vie). Ils t’auront, pauvre Iode; et si ce n’est à l’université, ce sera au restaurant du coin. Tu seras agglutinée: ils sont outillés, bien organisés. Ne les crois pas quand ils disent qu’ils se respectent et que ceci justifie cela. Ils se prosternent devant ce battement aveugle et spasmodique du coeur et ils haussent les épaules devant les aspirations les plus passionnées de l’âme. Ils ne te permettront pas de prostituer ton corps. Mais ils te forceront à leur sacrifier ta liberté, ton intelligence et tes poursuites; ils iront jusqu’à t’interdire de te les réserver.» (L’oceantume)

« On a tous les droits quand on a déclaré la guerre à tous les rois. Je me suis déclarée silencieusement l’ennemie de tous, et ils me tueront peut-être, mais ils ne me vaincront pas. Pour le moment, je garde l’incognito. Je ne leur ai rien fait; pourquoi devrais-je me soumettre à eux, à leurs lois, leurs amendements, leurs robots? Leur effronterie à mon égard est injustifiable. Ils prétendent, de but en blanc, régner sur moi, me contraindre, me diriger, être mes supérieurs, me donner des indications et des ordres comme à une bête de somme. C’est ridicule; c’est de l’infatuation, de la véritable impertinence. Ils ne m’ont rien donné: je ne leur dois rien. Ils ont donné des ponts, des autoroutes, des petits tunnels et des gros, certes; mais je ne suis pas une automobiliste. Pourquoi m’enfermerais-je avec eux dans un de ces réduits pleins à craquer de fumée de cigarette appelés pays? Quand ils sauront, ils courront après moi avec leurs chiens. Je ne crains ni leurs chiens, ni leurs bottes, ni leurs mitraillettes: je suis un tréponème dans leur intestin grêle. Ils ne m’auront pas. Je m’ai, je me garde.»L’oceantume)

« Ne parle pas comme ça. C’est ça qui est ça et tout est correct, toi aussi, moi avec. Tes pieds ont suivi leur chemin et ce n’est pas toi qui as fait tes pieds. Pas plus que ton coeur, ni ce qui le remplit ou qui le perce. Personne n’est responsable de son destin. Pendre quelqu’un qui a tué, c’est la pire forme de l’orgueil otorhitaire des maîtres : ils jugent comme s’ils savaient, comme si c’était eux qui avaient créé la vie et qui lui avaient donné ses lois. Celui qui a tué, n’ayant fait lui-même, ni son poignard, ni sa main, ni sa haine, ne peut pas avoir fait lui-même son crime...» (Les enfantômes)

« Chateaugué et moi, nous nous sommes assis sur le trottoir. Je note avec précision tout ce qui se déroule avant ma mort et sa mort. Tout ce qui arrive, arrive avant la mort ; car le mort est toujours après et qu’après il y a toujours la mort. En un mot, après la mort, il n’arrive rien. Je ne dis pas cela dans le but de passer pour sérieux et subtil. Je dis cela parce que j’en ai envie. Il y en a tellement qui parlent de la mort pour faire peur aux autres, parce qu’ils veulent se faire prendre au sérieux, parce qu’ils veulent se prendre au sérieux. Si la mort est grande et sérieuse, ceux qui ont la faculté de mourir sont grands et respectables ; c’est ainsi qu’ils raisonnent. Il y a qui grandisse la mort pour se grandir eux-mêmes, pour monter dans leur propre estime. Si la vie est monotone et ennuyeuse, qu’est cette mort qui en est le terme ? La mort est la fin de la monotonie et de l’ennui, de l’attente à vide, de la platitude, de la pluvitude. La mort est la fin de rien, de rien du tout, de moins que rien.» (Le Nez qui voque)

« Il y a un aigle pris dans mon ventre, et il bat des ailes de toute sa force pour se déprendre, pour sortir, pour regagner l’air ferme. Qui a mis cet aigle-là là? Cet aigle est comme un désir de pureté qui serait près de se noyer, qui n’en pourrait plus de retenir son souffle, qu’on aurait ancré au fond du monde pour le punir.» (Le Nez qui voque)

« Les forces étrangères qui me dirigent n’ont pas que leur haïssable toute-puissance, elles ont aussi des tendresses. Elles ne font pas que prendre à la gorge. Parfois, aussi, elles prennent par le cou. Laisse-les faire. Débraie. Laisse aller. Qui sait où on t’emmène ? N’as-tu pas le goût des surprises et des découvertes ? Rien n’est plus dénué de surprises, plus ennuyeux, que les pays qu’on crée soi-même.Laisse-les faire, te surprendre, t’emmener en inconnu. Celui qui se cherche ne trouve rien. Celui qui se cherche cherche quelqu’un d’autre que lui-même en lui-même. S’il va jusqu’au bout, il trouve un protozoaire.»(L’Avalée des avalés)

« Il ne faut pas avoir vécu bien longtemps pour pouvoir tirer de justes conclusions à propos du bonheur. Je me moque, d’un rire égal et superbe, de la joie comme de la tristesse. Je sais que la joie est immanente, que, quoi que je fasse, je devrai toujours en repousser les assauts réguliers comme le tic-tac d’une horloge. Je veux dire : on ne peut s’empêcher de se sentir heureux aujourd’hui et malheureux demain. Un jour on est gai. L’autre jour on est écœuré. On ne peut rien ni pour ni contre ça. On fait l’effort de s’en ficher, quand on est sage, quand on vit sa vie, Les alternances de joie et de tristesse sont un phénomène incoercible, extérieur, comme la pluie et le beau temps, comme les ténèbres et la lumière. On hausse les épaules et on continue. Fouette, cocher !»L’Avalée des avalés)

« Je repense à ce qu’un jour Ina a dit à Inachos et moi.
«Si j’avais eu conscience de ne plus être une enfant, je ne vous aurais pas faits, mes enfants. Ma mère me disait: «Fais des enfants, ma fille: c’est bien, c’est beau, c’est bon!» La vieille idiote! Nous avions tous vingt ans au moins, et elle ne s’apercevait pas que ce n’étaient pas d’enfants dont elle avait accouché, mais d’adultes, de pareils à elle! Avoir des enfants! Permettre que se créent des âmes où, comme dans la sienne, le fiel montera jour après jour comme minute après minute le sable dans le sablier! Laisser des visages se former où, comme dans le sien, on pourra lire l’étonnement et l’espoir, puis le dégoût et le mépris! Quelle dérision! Quelle farce! En faire d’autres à sa triste image et à sa misérable ressemblance! Autant passer sa vie devant un miroir où on peut se voir de la tête aux pieds! Être mère! Pouvoir dire que ceux-là c’est vous qui les avez plongés dans l’inarrêtable dégringolade lente, que ces deux ou trois-là c’est d’entre vos mains tendres et douces et sous votre regard plein d’amour qu’ils sont partis se faire écoeurer par les autres et écoeurer les autres! Tapotez un peu leur petits derrières et envoyez-les se faire matraquer jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus se relever, puis frappez à coups de mouton jusqu’à six pieds sous terre! Et qu’on n’oublie pas avant qu’ils partent, comme sa mère avant qu’on parte, de leur dire d’être forts, de ne se laisser abattre par rien. Peu importe qu’on sache bien qu’après avoir résister jusqu’à la vacuité de leurs veines, après qu’ils auront été vaincus à plate couture et qu’il leur aura semblé avoir tout perdu, ils s’apercevront qu’il n’y avait pas d’ennemis et qu’ils n’ont rien perdu, qu’ils se battaient contre des ombres et qu’ils n’avaient jamais rien possédé. Donner la vie, ce poison! En faire venir d’autres en ce monde, cette galère! Qu’il faut être cynique, méchant ou stupide! Ici, il faudrait ne rien faire et ne rien dire. Ici, quoi qu’on fasse finit en mauvaise plaisanterie faite à ses dépens! Ici, quelque jeu qu’on joue se termine en bon tour joué à soi-même, finit avec soi-même dans la banalité et l’angoisse jusqu’aux oreilles! Ici, rester assis sur une chaise à attendre que les formes et la lumière se changent en néant et ténèbres est tout ce qu’on peut faire sans se tromper. Mais allez, yeux et oreilles grands ouverts, rester assis sur une chaise! Tout miroite. Tout vous fait signe, vous sollicite. La vie en vous, cette contraction spasmodique, cet élan morbide, se gonfle, vous gonfle, déborde, vous emporte. Que tu aies horreur des viandes, des pâtes, des fruits, des légumes et de tout ce qui se mange n’importe pas: la vie te forcera à manger. Je n’aime plus vivre, mais, et là est le hic, j’ai besoin de vivre, de m’accrocher à ce qui, je le sais, se brisera dans mes mains, de me fixer dans cet océan où volerait en miettes un quai en fer. Mais je ne me laisse plus enivrer par ce besoin: je ne suis pas masochiste, je ne veux pas souffrir. N’aidez pas la vie à se moquer de vous. Ne bougez pas: restez assis. Ne dites rien, ne vous élancez pas vers les gouffres; regardez les gouffres avancer jusque sous vos pieds. Ou, si vous voulez à tout prix faire oeuvre pie, défaites tout: abattez ce qui se dresse, éteignez ce qui éclaire, tuez ce qui vit et suicidez-vous. Ainsi, peut-être, vous aurez sauvé la face.» (L’oceantume)

« Ici, nous devons nous rendre immobiles et invisibles par égard pour les autres et nous finirons par devenir immobiles et invisibles par rapport à nous-mêmes. Ici, tout a été empoisonné par l’âme de plusieurs autres. Ici, pour ne pas manger ce qui a été empoisonné, il faut créer à mesure ce qu’on mange. L’air et l’eau, ce qu’on appelle le réel, le vrai, sont viciés, sont pleins de fumée d’automobiles et de cigarettes, de jus de baignoires et de chaises percées. Il reste le faux : regarder un chou et s’imaginer que lorsqu’il sera mûr chacune de ses feuilles s’arrachera toute seule et se mettra à voler, à chanter, à être un chardonneret.»L’oceantume)

Bibliographie

L’Avalée des avalés, roman, Paris, Gallimard, 1966

Le nez qui voque, roman, Paris, Gallimard, 1967

L’Océantume, roman, Paris, Gallimard, 1968

La Fille de Christophe Colomb, roman, Paris, Gallimard, 1969

L’Hiver de force, roman, Paris, Gallimard, 1973

Les Enfantômes, roman, Paris, Gallimard, 1976

Ines Pérée et Inat Tendu, théâtre, Montréal, Leméac/Parti pris, 1976

HA ha!..., théâtre, Paris, Gallimard, 1982

Dévadé, roman, Paris, Gallimard, 1990

Va Savoir, roman, Paris, Gallimard, 1994

Gros mots, roman, Paris, Gallimard, 1999

Ces titres sont disponibles en collection de poche chez Folio

Œuvres non publiées:

Le Cid maghané, théâtre, 1968

Le marquis qui perdit, théâtre, 1970

Morceaux du grand Montréal,1995. Scénarios de films

Les Bons débarras, réalisé par Francis Mankiewicz, 1980

Les Beaux souvenirs, réalisé par Francis Mankiewicz, 1981