Richard Millet

Le croisé de la langue souveraine et d’un monde perdu

Nous sommes des voyageurs égarés à la croisée d’époques contradictoires ; des survivants ; des passagers d’une mémoire qui excède le seul individu, les morts continuant de rêver en nous autant que nous pensons à eux, de même que nous sommes vus par beaucoup plus d’êtres que nous n’en regardons. (Ma vie parmi les ombres).

Richard Millet est un écrivain secret et fort singulier et, même après plus de quarante livres, il reste un curieux bloc de granit de la langue au milieu de son siècle. Entrer dans ses livres procure un mélange d’envoûtement et d‘un certain malaise tant il est proche et lointain tout à la fois. Il faut le lire et le relire pour le saisir. Cette langue surannée à force de tension et de travail semble venir d’ailleurs, elle est là lente, serrée sur elle-même, longue.

Elle semble se refuser à nous et nous entoure pourtant. Mais dans la pudeur extrême des mots, l’impudeur de l’homme apparaît souvent.

Richard Millet est un écrivain écartelé entre des expériences doubles : naissance dans le patois limousin et la langue française, enfance entre le granit du plateau de Millevaches (les mille sources), et le jasmin de Beyrouth inhalé de six à quatorze ans.

Il est aussi déchiré entre la pureté de la langue et la volatilité de la musique, entre la nostalgie et le besoin de vérité, même si celle-ci se révèle noire, hantée par les « gourles ». Le Liban et la Corrèze irriguent son œuvre.

Il aurait sans doute préféré être compositeur que romancier, mais la volonté de retarder l’œuvre de destruction du temps, de redonner la parole aux ombres contre l’oubli, ces ombres au français malhabile, le fera écrivain pour devenir leur parole retrouvée. « Témoigner pour ces gens et ces choses comme personne ne l’avait encore fait ».

Mais il porte la douleur d’être une sorte de compositeur raté. Et chez lui le sonore prend le pas sur les odeurs et le rythme de ses phrases doit beaucoup au sens musical. Le nulle part de la musique, sa consolation, se retrouvent dans ses livres.

Le monde comme une grammaire

Moine-soldat de la langue française, chevalier du subjonctif et des subordonnées, croisé de la syntaxe et des méandres des temps imparfaits, il veut se sauver par l’or pur de la noblesse du parfait parler et écrire français. Il voue aux gémonies la plupart des autres écrivains coupables de négligence envers ce sacré absolu, le sentiment de la lan gue.

Car je prétends vivre en écrivain et nous sommes très peu nombreux. Beaucoup d’auteurs et peu d’écrivains...

Son livre-culte Le sentiment de la langue, récemment réédité et enrichi, est un hymne dédié à l’usage du français (« La langue nous empêche d’être nus comme des sauvages. »).

Sa rencontre fondamentale avec Louis-René des Forêts en 1977 lui apprend les hautes solitudes de l’exigence : celui qui écrit est toujours seul, sans ami, à peu près comme l’être de désir recherche dans les plus doux liens la solitude, la terrible, la belle solitude ". Il sait que l’écriture est aussi une épreuve physique.

Il s’amuse de traverser ainsi le paysage avec son aristocratie désuète et ses paroles à rebours du monde moderne.

Il est témoin d’une langue morte, le limousin, et d’une langue qui peut mourir le français et surtout de tout le monde rural qu’il a vu s’éteindre à Siom, village entre Tulle et Aubusson, sur les hauts plateaux limousins. Ce pays « obscur entre l’eau, le granit et le ciel », aux gens repliés « dans les éternelles postures primitives », fut aussi celui de mon enfance avec l’image de ces chouettes clouées aux portes des granges pour exorciser le mal.

« J’ai vu finir une civilisation qui avait duré des siècles. Ils sont tous morts, les Bugeaud comme toutes les grandes familles siomoises, et c’est pourtant parmi eux, hommes et femmes que j’ai vu vivre et que je croyais immortels, que j’erre aujourd’hui, perdu ou sauvé par l’écriture, ombre parmi les grandes ombres de Siom. »

Pianiste assidu, mais amateur, il ne sera jamais compositeur et la musique restera latente et secrète avec toujours le Clavier bien tempéré de Bach qui résonne en lui. Il connaît ce langage, mais ne peut assister par phobie au moindre concert public. Mais lui le polisseur de mots, le potier du langage, a forgé une écriture granitique, souveraine aussi proche de Bossuet que de Faulkner.

Exigeant et austère il revendique ce la:

Pour moi, l’écriture doit s’éloigner le plus possible du langage parlé. À moins de travailler directement sur sa matière, comme Céline. J’utilise toutes les ressources de la langue. Il faut respecter le plus possible la synta xe.

Mais il passe dans ses textes la sexualité, la beauté des filles, la fragilité de la vie.

Une vie parmi les ombres

Vie parmi les ombres ? Non, il passe simplement avec son éternel sourire, un peu dédaigneux, au milieu de ses contemporains. Détestant la foule et les salons littéraires il en fait pourtant aussi partie. Quand vous lui parlez de ces contradictions, il esquive poursuivant intérieurement sa haute quête de l’écriture ne renonçant pas à son mépris envers le présent inculte, sa volonté d’immédiateté, son absence de langue et de littérature.

Il ne saurait être réduit comme un écrivain régionaliste malgré ses six épopées corréziennes (La Gloire des Pythre, Le Renard dans le nom, Ma vie parmi les ombres, Lauve le pur, L’amour des trois sœurs Piale), pas plus que Faulkner n’est seulement un écrivain du Sud.

Il refuse d’être un archiviste de la ruralité, il se veut acteur et combattant de son immédiat et non-passéiste.

Il n’est pas dans le regret, mais dans la vision de ce qui se défait sous nos yeux

J’écris sur le vide perdu des campagnes, mais aussi sur la déculturation du monde.

Délivré du poids de la mort et du pesant silence qui émanent de cet horizon, il cingle vers ailleurs sachant que « la vie est bien autre chose qu’une poignée de songes »

Sa profonde exigence littéraire, son art de fouiller les âmes et les corps le rendent essentiel. Égaré en notre siècle avec son parler des siècles classiques, il est un barrage contre l’oubli des mots, des tournures et des hommes.

Sa hantise de la musique, (La Voix d’alto, Musiques, Pour la musique contemporaine), lui fait rechercher une couleur, une rythmique de ses phrases qui font que parmi les écrivains actuels il est un des rares qui gagne autant à être lu à haute voix. Ses longues phrases sinuent comme un fleuve qui prend tout son temps pour respirer comme une respiration musicale. Il nous dit que la musique est « cet autre versant du silence ».

Son amour pour la musique de Sibelius, autre musique du silence et des ombres froides lui est congénital.

Sa haine aiguë du rap et du rock aussi.

Le goût du passé est profondément en lui. Et il va le retrouver aussi bien dans le Beyrouth de son enfance, de 1960 à 1967, en déambulant dans les rues entre l’appel du muezzin et le son de la cloche, que dans Siom son village du Limousin, lui né à côté à Viam en 1953.

Là, il s’essaie à communiquer encore en langue natale avec les anciens, sorte de chœur antique de la tragédie du monde.

Noire est la terre limousine, noire sont parfois ses personnages, mais rugueux et justes. Plus que le temps retrouvé avec volupté et douceur, Millet témoigne en artisan des mots des artisans disparus de la vie, des objets usuels. Comme Bergounioux il sait la magie d’une vieille chaise en bois, d’un morceau de ferraille, et surtout le tragique de ce qui meurt à jamais dans nos mémoires. La vieille terre de la langue, il la port e, « la voix, les langues, les textes n’étant que l’ombre portée du temps sur la terre ».

Richard Millet est aussi un écrivain de la solitude, de la perte, du déni et de l’opprobre. Sa vision noire n’est que le reflet du noir du monde.

Il est toujours en quête d’un arrière-pays où serait enfin acquise la devise : « luxe, calme et volupté », mais avec le voisinage de l’innommable et de l’obscur.

La face sombre de Richard Millet

Il semble lui aussi un artisan cousant en silence ses mots qu’il veut parfaits et porteurs de la beauté de la langue française. Lui le républicain, élevé à la mission laïque de Beyrouth il a parfois des accents de l’Ancien régime. On a parfois peur de voir resurgir la glorification du sol et du sang.

Il a su devenir le maudit des lettres françaises par ses « confessions négatives », où se révèle son passé de mercenaire au Liban, de probable assassin au sein des milices chrétiennes.

Son désir de provocation, qu’il exerçait déjà dans ses jugements littéraires et musicaux, trouve ici leur finalité : Richard Millet se veut l’ombre du diable. Sauf que ce n’est point seulement un fantasme littéraire et que ses croisades ont un goût d’épouvante bien réel.

« J’ai dû tuer des hommes, autrefois, et des femmes, des vieillards, peut-être des enfants. » écrit-il en passant.

De sa fuite de la Corrèze endormie et moribonde, il se trouve une joie malsaine dans les odeurs (les odeurs comptent beaucoup pour lui : « Je vis presque autant dans un monde d’odeurs que dans un monde d’images ») et l’adrélanine des combats et des tueries.

« Beyrouth, la ville où j’éprouverai au plus haut le fait de vivre tout en achevant de me séparer de l’espèce humaine » A chacun son apocalypse et c’est dans ce chaos meurtrier que Millet découvre les femmes, la vie, et l’écriture à 22 ans en 1975 au Liban.

« Pour moi, il fallait avoir vécu pour écrire. Et comment avoir vraiment vécu, très jeune, sinon grâce à cet extraordinaire accélérateur de vie qu’est la guerre ? » (Interview au Point le 22 janvier 2009).

Depuis il continue à ciseler une langue parmi les plus belles et aussi sa détestion de ce qu’il appelé la « haine de soi » et cela embrasse toutes les valeurs de gauche ou humanistes : « La France était entrée, sous les coups de semonce des idéologues marxistes, des tiers-mondistes, des protestants et des catholiques de gauche, dans une haine de soi qui allait peu à peu, irréversiblement, entraîner une redéfinition générale des valeurs ». Il faut y ajouter pour charger complètement la barque sa misogynie galopante exceptées les femmes laides, sa haine de la culture populaire et bien d’autres choses encore.

Ses haines doivent s’ancrer dans une certaine haine de lui-même, mais il s’en défend préférant se draper dans le conservatisme et les traditions. En fait, ses romans semblent une longue déploration de l’état moral de l’Occident, vu au prisme de la Corrèze, du Liban et du monde tout entier.

Il n’est plus mercenaire, mais il demeure franc-tireur d’un monde du passé. Un certain nihilisme sourd de lui : « je pensais que l’être humain n’est en effet qu’un crachat sur le trottoir du Temps », tout en ayant foi au dépassement de l’humanité : l’humanité, dit-il, est un défi, une expérience, une tentation, non quelque chose d’inhérent à l’être humain »

Sa nostalgie des croisades, celles des glaives le pousse à se vouloir à jamais en marge, et haï.

Lui qui a pour parrain André Malraux voit le monde comme un opéra baroque et ne croit plus en grand-chose. De là en faire « l’horrible suppôt du Front national », la marge est grande. Millet reprend le flambeau des écrivains désenchantés, c’est tout.

Lui l’éditeur des Bienveillantes de Benjamin Littel, livre hautement détestable, est à jamais fasciné par le mal. L’écriture, son écriture doit en rendre compte. Il a dit :

« Vivre, c’est s’occuper de la merde. Écrire, c’est la remuer »

Il le fait dans un français souverain et magnifique, ce qui porte au sommet notre malaise en le lisant. Sa sincérité assassine dérange et séduit aussi, il faut l’avouer. À chacun ses Voyages en Orient, certains préféreront Nerval. Mais au-delà de l’abjection de ce mercenaire de la langue française, et des armes, demeure un esthète décadent, fasciné par le mal et le trouble de l’obscur en nous qu’il analyse jusqu’au vertige :

« Tuer, m’apprenait à être humain, tout en me tenant à distance, ou à part, de l’espèce humaine »

« l’étrangeté de la situation me rendait étranger à moi-même, c’est-à-dire plus que jamais étranger à mes victimes ».

« quelque chose d’extraordinairement obscur, et qui rend le fait de tuer aussi proche de la prière que de l’acte sexuel ou de l’écriture »
Phrases horribles et vertigineuses, qui font frémir et montrent la face sombre de Richard Millet

Les leçons de ténèbres de Richard Millet

Mais son tragique immanent, son désespoir profond, son ironie hautaine, le maintiennent à la hauteur de l‘écriture. Il dit le monde sans pudeur en se mêlant de tout. Sexualité, odeurs, surtout les odeurs, mais aussi des obsessions et des cris traversent sa prose, le désir y ruisselle. Sa sanctification de la mémoire ne lui fait pas masquer le monde moderne et il ne se réfugie pas dans des incantations stériles ou vaticinatoires. Il fait entendre les voix et la grandeur de l’écrit. Sa violente écriture est son seul engagement, mais quel engagement !

Certains comme Quignard décrivent le livre comme une errance, Millet en fait une gloire au sens ancien du mot, une leçon de ténèbres, avec la glaise de la vieille terre de la langue.
Et passent les visages et les voix, l’odeur des fougères et celle de la solitude, celle des femmes, des très jeunes filles, et des sexes aussi. Tout cela lutte contre le temps qui cogne et malmène, de son travail de sape en nous et hors de nous : Puisqu’il n’y a pas de dignité du temps et que le temps n’est-ce pas est le contraire de la dignité - l’œuvre de la mort, la destruction, l’oubli. Richard Millet est un écrivain secret parce qu’il nous renvoie à nos propres secrets :
Nous n’appelons, nous n’invoquons, n’attendons jamais que nous-mêmes dont nous sommes séparés par le cri ou le murmure que nous émettons en nous approchant. (Le sentiment de la langue)Laissons-le s’expliquer :
« Je réinvente ici les visages, les voix, les gestes, les pensées de ceux qui m’ont vu naître et sont morts sans avoir fait beaucoup de bruit, désespérant de restituer leurs vies, sinon de façon sommaire, superstitieuse, aléatoire, injuste : des spectres reconsidérés par le fantôme de l’enfant que je fus et que nulle voix d’adulte, nulle écriture, pas même une photographie, ne saurait rappeler à la vie, et qui font de moi une ombre parmi les ombres, un archiviste sourd et un voyant presque aveugle, ce que j’écris ici étant bien peu de choses en regard de la terreuse épaisseur de ces existences. Je voudrais donner de la vraisemblance à ce qui n’a plus de voix, de corps, ni même de destin parce que nul ne se souvient d’eux et ne souhaite entendre parler de ces morts qui m’ont précédé dans la terre froide de Siom et qui me montreront le chemin, le moment venu lorsque je descendrai dans des caves bien plus profondes que celles que j’explorais enfant. » Ma vie parmi les ombres.

Richard Millet pleure la fin d’une civilisation humaniste, une sorte de fin du monde, et ses romans, merveilleusement écrits, dénoncent aussi la vie étroite en province que l’asservissement au monde :
« L’absence de sens, la misère morale, l’accomplissement de la servitude volontaire selon La Boétie. Les gens sont en esclavage. Être esclave ne veut pas dire vivre sous la botte d’un dictateur, mais consommer, se divertir, adorer l’esprit du temps, vivre hors de toute dimension spirituelle ou intellectuelle. J’écris : je m’affronte au réel, je dis la vérité, plutôt que de devenir un sociologue de l’immédiateté, un thuriféraire du présent absolu, un théologien de l’autoaveuglement... » (Interview au Point le 22 janvier 2009).
Et écrire c’est aussi cela:
« la littérature est liée à la perte, à l’opprobre, à l’effroi, à la folie, au mal, au silence de Dieu, à la mort et à la guerre, et qu’il fallait pour écrire avoir connu la guerre ».
La misanthropie proclamée de Richard Millet est un miroir sans tain pour contempler l’aventure humaine, une tentation d’aller vers l’innocence des temps classiques, où écrire dans le respect absolu de la langue était la moindre des politesses.
Richard Millet au-delà de la haine, a un sens aigu du tragique ; de l’inappartenance, de l’étranger au monde actuel. Quelqu’un qui attendrait la grâce et n’y croyant plus que dans les livres encore à écrire.
Désabusé, mais toujours dans la dévoration d’autrui.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Textes extraits de Ma vie parmi les ombres de Richard Millet. Copyright Éditions Gallimard.

« Dévoration d’autrui par la parole,par les regards et par la bouche. L’amour est une sauvagerie en quête de rites, d’habitudes, de monotonie ; le règne du faux-semblant et de la demi-nuit ; une tentative d’épuisement; une lutte pour contenir l’absence de l’autre ou se défaire du surcroît de présence que, même absent, il nous impose. La parole dresse contre la nuit une vitre plus sûre que le verre et derrière laquelle il arrive à Marina de s’endormir en toute candeur, comme seules les très jeunes femmes - celles qui croient encore possible de se délivrer de soi par l’amour, ou qui n’aiment pas encore à la façon des hommes: en sachant que le plaisir nous renvoie à notre solitude et que tout élan vers autrui entraîne la destruction plus ou moins rapide d’un songe. »

« Je n’ai pas le culte étroit et nationaliste des morts, et la sorcellerie, la nécromancie, l’occultisme me semblent des activités risibles ; mais l’écrivain se doit à ce qui a disparu, l’écriture étant, plus encore que l’art du légiste et celui du cinéaste, le seul lieu où donner la parole aux disparus, c’est-à-dire leur rendre justice » (Ma vie parmi les ombres)

[…] survivants d’un monde disparu, ultimes veilleurs d’une langue également en train de disparaître, coupée de son origine, déjà trop difficile au commun des mortels, disait-on encore, non seulement à cause de la longueur des phrases et du jeu des subordonnées, mais aussi des modes, des temps, d’une tonalité, d’un phrasé français, toutes choses déplaisantes à l’esprit contemporain, car elles les obligent à lire vraiment, à faire appel à cette forme de regard où l’œil est l’auxiliaire de l’oreille interne, disait ma mère, […] » (Ma vie parmi les ombres)

[…] ; mais c’est un souvenir qu’il me faut réinventer avec elle, opérant d’une façon totalement inverse de celle des archéologues qui reconstituent tout entière une statue à partir de quelques éléments de pierre retrouvés dans les sables : il me fallait, moi, dépouiller Marina de ses traits et de ses formes parfaites d’adulte pour tenter de revoir l’adolescente d’autrefois en sa beauté imparfaite, ce qui n’est possible que dans l’amoureuse pénombre où son corps ne m’apparaît que fragmentairement, lorsque le plaisir rend son visage à quelque chose d’infiniment jeune, de pur, d’innocent ; et je me revoyais, moi, dix ans plus tôt, dans les traits et l’allure que j’avais à l’époque, au fond de cette salle mal chauffée allant à mon insu à la rencontre de cette quasi-enfant qui disait m’avoir aimé d’emblée et qui m’avait laissé le temps d’apprendre à l’aimer sans que je le sache, un peu comme ces graines retrouvées dans les tombes royales de l’ancienne Égypte et qu’on a pu faire germer trois mille ans plus tard ; ce qui m’incite à me demander si le plus beau, le plus fort de l’amour n’est pas dans l’ignorance où nous sommes souvent de ce que nous éprouvons et dans l’innocence que nous recevons de cette ignorance » (Ma vie parmi les ombres)
« J’ai vu s’éteindre, à Siom, sur les hautes terres limousines, entre les années 60 et le début de ce nouveau millénaire, le monde rural dans lequel je suis né.
J’ai vu finir une civilisation qui avait duré des siècles.
Ils sont tous morts, les Bugeaud comme toutes les grandes familles siomoises, et c’est pourtant parmi eux, hommes et femmes que j’ai vu vivre et que je croyais immortels, que j’erre aujourd’hui, perdu ou sauvé par l’écriture, ombre parmi les grandes ombres de Siom. »(Ma vie parmi les ombres)

« - Je parle d’eux, là-bas, dans la nuit siomoise, où ils reposent, où ils m’attendent, souriants et inquiets. Je les entends ; ils m’appellent, les morts comme les vivants, car il est parfois difficile de distinguer ceux qui restent de ceux qui ne sont plus et qui continuent cependant à murmurer, séparés les uns des autres par un bruit infime, des mots chuchotés, presque rien, un peu de buée sur une petite cuillère qu’on porte à sa bouche, l’hiver.- Ils vous parlent ?- En tout cas, je les entends, en moi, là où s’entendent les choses les plus secrètes, où Dieu se fait parole, où les compositeurs écoutent ce qui devient musique, des hauteurs, des timbres, un rythme…- Là où les écrivains entendent leurs phrases…- Question d’oreille, oui, cette oreille interne qui est plus que la mémoire et moins que la faculté médiumnique…- Et vous les entendez…- Je les entends parce que je pense à eux ; les morts ne supporteraient pas qu’on ne pense pas à eux, et je n’ai jamais imaginé qu’on puisse penser à quelqu’un sans qu’il y ait une forme de réciprocité, une dimension morale, quoiqu’involontaire, de la télépathie, ce qui aura été ma seule, ma vraie façon d’être généreux. Et peu importe si ça se passe entre les vivants et les morts : je suis né dans un royaume où les morts vivaient aussi intensément que les vivants, où ils avaient leur place, où ils pesaient sur notre vie quotidienne. »

« Comment être insensible à leur sort, à leurs plaintes, à la nuit où ils attendent ? Comment ne pas les laisser venir en moi, là, tout de suite ? Écoutez-les, écoutez-les, puisque vous êtes venue pour ça, n’est-ce pas, pour m’entendre évoquer des morts d’un autre siècle, écoutez-la, ma grand-tante Marie, par exemple, la figure la plus lointaine, la mieux dévorée par le temps et dont je me souviens avec une fraîcheur qui ne peut être seulement celle de l’enfance ou du souvenir réinventé, et que j’appelais tante Marie, tant qu’elle vivait, de la même façon que je donnerais du tante à Jeanne, de l’oncle à Léonce, et du grand-mère à Louise (jamais de ces ridicules diminutifs de tatie, tata, tonton ou mémé, par quoi les Bugeaud eussent pensé déchoir, même entre eux), avec non pas l’idée de les rapprocher de moi, mais de me conformer à un usage général qui me faisait sauter une ou plusieurs générations et, je le comprends aujourd’hui, donnait à l’existence corporelle quelque chose d’aléatoire, même avant que ces corps se mettent à flotter dans le temps - c’est-à-dire en nous, puisque le temps, qui est la conscience la moins imparfaite que nous ayons de l’éternité, ne saurait s’incarner autrement.»

Textes extraits de la Confession négative Copyright Éditions Gallimard.

« Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions … il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat. L’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie »

« J’ai dû tuer des hommes, autrefois, et des femmes, des vieillards, peut-être des enfants. Et puis j’ai vieilli. Nous avons vieilli plus vite que les autres. Nous avons dit ce qu’on dit que nul ne peut regarder fixement : le soleil, la souffrance, la mort. De tout ça, je peux parler à peu près librement : ceux qui m’avaient fait jurer de me taire et me menaçaient de mort, si je racontais certaines choses, ceux-là ne sont plus de ce monde, maintenant, et il y a longtemps que j’ai regagné l’Europe où les hommes ne croient plus à rien et où les ormes sont morts de maladie. »

Bibliographie

L’Invention du corps de saint Marc, POL (1983)
L’Innocence, POL (1984)
Le plus haut miroir, Fata Morgana (1986)
Le Sentiment de la langue, Tome I, Champ Vallon (1986)
L’Angélus, POL (1988) et Folio (2001)
La Chambre d’ivoire, POL (1989), Folio (2001)
Le Sentiment de la langue, Tome II, Champ Vallon (1990)
Laura Mendoza, POL (1991)
Accompagnement, POL (1991)
L’Ecrivain Sirieix, POL (1992), Folio (2001)
Le Chant des adolescentes, POL (1993)
Le Sentiment de la langue, Tomes I, II, III, La Table Ronde (1993 et 2003), Petite Vermillon (2003)
Un Balcon à Beyrouth, La Table Ronde (1994 et 2005)
Cœur blanc, POL (1994)
La Gloire des Pythre, POL (1995), Folio (1997)
L’Amour mendiant, POL (1996), Petite Vermillon (2007)
L’Amour des trois sœurs Piale, POL (1997), Folio (1999)
Cité perdue, Fata Morgana (1998)
Le Cavalier siomois, Editions François Janaud (1998), La Table Ronde (2004)
Lauve le pur, Folio (2001)
La Voix d’alto, Gallimard (2001), Folio (2003)
Le Renard dans le nom, Gallimard (2003), Folio (2004)
Ma vie parmi les ombres, Gallimard (2003), Folio (2005)
Musique secrète, Gallimard (2004)
Pour la musique contemporaine, Fayard (2004)
Le Dernier écrivain, Fata Morgana (2005)
Le Goût des femmes laides, Gallimard (2005), Folio (2007)
Dévorations, Gallimard (2006)
L’Art du bref, Gallimard, (2006)
Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, Folio (2007)
L’Orient désert, Mercure de France(2007)
Désenchantement de la littérature, Gallimard (2007)
L’Opprobre, Gallimard (2008)
La confession négative, Gallimard (2009)

À paraître :
Brumes dee Cimmérie, Gallimard (2010)
Le sommeil sur les cendres, Gallimard (2010)