Robert Desnos

Notre tendre Pierrot Blanc

En définitive ce n’est pas la poésie qui doit être libre, c’est le poète. (Desnos, 1943)

Robert le doux, Robert le Diable, est allé chanter ses chantefables, ses chantefleurs aux enfants des étoiles. De ses grands yeux bleus de poisson des profondeurs des rêves, il doit écouter mélancoliquement les ondes du cosmos lui parler encore de sa chère Youki.

Salut donc à toi Valentin Guillois, notre veilleur du pont aux Changes. Notre veilleur des barques arrimées de la nuit, notre éveilleur des amours mystérieuses.

Imperceptiblement tes pas s’effacent sous le sable de nos mémoires. Tu le savais et ne le redoutais vraiment pas :

« Ce que j’écris ici ou ailleurs n’intéressera sans doute dans l’avenir que quelques curieux espacés au long des années. Tous les vingt-cinq ou trente ans on exhumera dans des publications confidentielles mon nom et quelques extraits, toujours les mêmes. Les poèmes pour enfants auront survécu un peu plus longtemps que le reste. J’appartiendrai au chapitre de la curiosité limitée. Mais cela durera plus longtemps que beaucoup de paperasses contemporaines. »

Bien vu toi notre Pierrot blanc de la poésie !

Tendre souvent, colérique parfois, exalté toujours.

Toi le lunaire, le farfelu absolu, tu auras tout fait à contre-sens de la vie posée. Mais tout réalisé dans l’appel irrépressible de la vie immédiate. Toi le farfadet, le feu follet des mots lancés comme des balles et retombant en bulles de savon irisées. Toi l’amoureux des goualantes, du jazz, de la musique des Caraïbes, que danses-tu maintenant ?

À rebrousse-poil, à rebrousse chemin, tu es allé là où « une étoile nous suit ». Depuis ton arrivée elles te suivent dociles et te redemandent des nouvelles d’en-bas.

Le Pierrot tendre et moqueur

Poète des enfants, poète majeur de la Résistance, poète sulfureux du surréalisme, amoureux transi, amoureux dément, Robert Desnos demeure le tendre secret de la poésie française.

« …Il n’est depuis, 1921, aucune personnalité qui, en poésie, ait marqué aussi fortement son empreinte que celle de Robert Desnos ». (André Breton)

La Fourmi de dix-huit mètres avec son chapeau sur la tête te cherche dans la mousse du temps. Elle existe bien sûr. Elle passe parfois devant les terrasses des cafés où tu siégeais, pourfendant de ton humour noir, noir profond, les lâchetés quotidiennes. Mais il n’y a plus que des plantes synthétiques au café de Flore, et puis Desnos cela ne fait pas suffisamment sérieux pour l’abreuvoir de la Beauvoir. Alors ton ombre a dû se réfugier de toit en toit, comme ton ami Fantômas.
Et toi l’enfant terrible et blagueur de la modernité, tu es allé mourir à moins de quarante-cinq ans au camp de concentration de Terezin, en 1945, à cinq heures trente du matin, le jour même où les alliés libéraient le camp. Épuisé de la vie, et trouvant le courage de soutenir des camarades par tes lectures de poèmes et ton humour.

Tu faisais enrager par ton impertinence ceux qui voulaient t’adorer et te figer en statue du surréalisme. Le pape Breton ne pouvait concevoir que le plus doué et le plus iconoclaste de ses pairs (« Le surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète »), se perdrait à faire de la radio, du cinéma et des publicités commerciales ! Que d’horreurs pour notre cher intégriste maniant l’anathème plus fort et plus vite que Torquemada !

Tu es viré en décembre 1929. Pourtant Breton aurait dû comprendre que la seule folle du logis qui vaille, s’appelle l’imagination. Et qu’elle va où le vent de la vie la pousse.

Et puis Desnos ne chasse pas la beauté en bande, mais en solitaire. Il cesse d’être le provocateur du futur, pour se faire lyrique. Il versifie même en quatrain classique, pour étayer son chant d’amour. Il ne veut plus être le petit soldat du « Surréalisme au service de la révolution », mais être un poète libre et qui aime follement.

Et puis pas de cénacle, de clubs fermés, pour toi Desnos, homme libre et impertinent enraciné en sa présence au monde, épousant ses grandeurs et ses misères jusqu’au bout.

Tant de poètes prennent la pose, pour garder le bon profil et la bonne médaille pour l’éternité. Toi tu fais tout de travers, avec les doigts dans le nez de la raison raisonnante.

Tu aimes follement pendant cinq ans une mondaine, la chanteuse Yvonne Georges, qui ne t’aime pas et se moque de toi.

Que de beaux poèmes d’amour pour la « mystérieuse » qui ne l’était pas pour tous, loin de là.

« C’est aussi beau que ce que vous pouvez connaître de plus beau dans le genre, Baudelaire ou Ronsard » s’exclamera Artaud. Plus tard tu acceptes le ménage à trois pour conserver la peau et l’odeur de Youki, tu endures les sarcasmes de tes anciens amis et de tes nouveaux ennemis pour rire et encore rire de ce monde sans humour.

Et tu meurs recroquevillé dans ton typhus et ta solitude le 8 juin 1945, ballotté hors des vivants. Toi le jongleur des mots, de l’écriture automatique, tu vois s‘avancer la mort automatique. Et tu écris ceci depuis ton mouroir : « [...] je trouve un abri dans la poésie. Elle est réellement « le cheval qui court au-dessus des montagnes » [...] »(Lettre à Youki, 7 janvier 1945).

Le cheval s’est brisé, ta poésie continue à galoper !

Toi décrété l’enfant chéri par Breton, ta maladresse à rattraper Eluard que tu poursuivais un couteau à la main, nous aura privé d’un bel acte situationniste. Dommage diront certains, car Eluard après, triste ironie, prononcera ton éloge funèbre au retour de tes cendres en 1945, car tout se récupère chez eux. Et on aurait évité ses lâchetés futures.

Balises de vie

De ta vie en zigzags perpétuels, il faut simplement dire quelques balises :

Ta naissance le 4 juillet 1900 au 11 rue Saint-Martin à Paris. Ton ancrage dans le quartier Saint-Merri, un quartier populaire des Halles. Ton amour pour les aventures de Fantômas, plus que les classiques scolaires. Comment un employé de droguerie s’agrège à d’autres fous nommés Perret, Vitrac, Breton, Tzara, et d’autres, et les subjugue par son torrent de folie. Tables qui tournent, hypnose, écriture automatique, destruction de mots en « colonne couvrée ». Tout y passe, et toi Desnos tu seras le plus inventif des artificiers, le dynamiteur halluciné du langage. Dans tes alambics un nouveau langage se distille.

Qui dira un jour l’histoire de ton amitié avec Prévert, jumeau en âge et en dérision, tendre autant que toi, gouailleur et aimant le populaire, comme toi ?

Et puis la distance mise dès 1927 entre toi et le clan surréaliste qui a des fascinations politiques qui te font fuir. Puis enfin la réincarnation en 1931, de la femme idéale en Youki Foujita, qui rend ces combats caducs et dérisoires. Tu aimes, tu palpites, tu entends le lourd bruissement de la modernité de ton temps. Aucune église n’a jamais pu te contenir.

Et puis Eros c’est la vie !

Cinéma, radio, journalisme, peinture que tu pratiques, tout ce qui bouge te fascine et le vulgaire c’est de sacraliser la vie au lieu de la vivre.

Cette « grande complainte de Fantômas » qui glisse certaines nuits sur les toits de Paris, c’est ta voix. Ton rire dégringole des tuiles, tu es la gargouille de la lucidité joyeuse et sans fard qui nettoie les rues du temps.

Et toi le doux clown, devant le fouet sanglant de l‘injustice, contre l’antisémitisme, tu quittes ton nez rouge du pacifisme et tu portes haut le combat antifasciste :

Je chante ce soir non ce que nous devons combattre

Mais ce que nous devons défendre.

Les plaisirs de la vie.

Le vin qu’on boit avec les camarades.

L’amour.

Le feu en hiver

La rivière fraîche en été.

La viande et le pain de chaque repas.

Le refrain que l’on chante en marchant sur la route.

Le lit où l’on dort.

Le sommeil, sans réveils en sursaut, sans angoisse du lendemain.

Le loisir.

La liberté de changer de ciel.

Le sentiment de la dignité et beaucoup d’autres choses

Dont on refuse la possession aux hommes. (Desnos 1938).

Te voilà devenu notre feu en hiver, notre espérance.

Te voilà engagé et pas pour rire, et sans te cacher comme d’autres. Du pont des Changes au ponton des exécutions la route est courte.

Il est arrêté par la Gestapo le 22 février 1944. Il est emmené rue des Saussaies, transféré à Fresnes, Compiègne puis Auschwitz (27-30 avril), Buchenwald (12-14 mai), Flossenburg (25 mai), Soha (2-3 juin), puis Terezin lorsque Soha est libéré par les alliés en avril 1945. Là deux étudiants tchèques Josef Stuna et Alena Tesarova, vont le reconnaître et recueillir ton souffle, toi Desnos qui le donnait aux autres, jusqu’au bout.

Il reste tes mots, tes libertés, tes audaces, tes comptines, et tes mythologies de l’enfance.

Toi notre veilleur du pont du jour, merci ! Bien sûr tu ne jouais pas les grandes orgues de la poésie, mais ta petite musique à toi.

Ta boîte à malices et à musiques tourne comme un beau manège dans nos têtes. Tes fureurs surréalistes s’estompent, tes colères s’éloignent, tes écrits expérimentaux se rangent dans les tiroirs de l’histoire. Il reste simplement une voix simple. Celle qui fut entendue :

Je pense à toi Desnos qui parti de Compiègne

Comme un soir en dormant tu nous en fis récit

Accomplir jusqu’au bout ta propre prophétie

Là-bas où le destin de notre siècle saigne. (Aragon Robert le diable, Les poètes).

Celle qui résonne encore.

Merci Desnos.

Je te salue Valentin Guillois, je pense à toi Robert Desnos. Tu nous disais :

Je voudrais naître chaque jour sous un ciel neuf.

C’est fait.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

extraits des œuvres publiées chez Gallimard)

Nous avons surtout retenu la face tendre de Desnos

Je suis le veilleur de la rue de Flandre,

Je veille tandis que dort Paris.

Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.

J’entends passer des avions au-dessus de la ville.

Je suis le veilleur du Point du Jour.

La Seine se love dans l’ombre, derrière le viaduc d’Auteuil,

Sous vingt-trois ponts à travers Paris.

Vers l’ouest j’entends des explosions.

(...)

Je suis le veilleur du Pont-au-Change

Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,

Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,

Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.

Dans l’air froid tous les fracas de la guerre

Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.

Des cris, des chants, des râles, des fracas il en vient de partout,

Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc et de thé,

Des quatre coins de l’horizon à travers les obstacles du globe,

Avec des parfums de vanille, de terre mouillée et de sang,

D’eau salée, de poudre et de bûchers,

De baisers d’une géante inconnue enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine.

(...)

Écoutez-nous à votre tour, marins, pilotes, soldats,

Nous vous donnons le bonjour,

Nous ne vous parlons pas de nos souffrances mais de notre espoir,

Au seuil du prochain matin nous vous donnons le bonjour,

À vous qui êtes proches et, aussi, à vous

Qui recevrez notre vœu du matin

Au moment où le crépuscule en bottes de pailles entrera dans vos maisons.

Et bonjour quand même et bonjour pour demain !

Bonjour de bon cœur et de tout notre sang !

Bonjour, bonjour, le soleil va se lever sur Paris,

Même si les nuages le cachent il sera là,

Bonjour, bonjour, de tout cœur bonjour !

(paru dans Destinée arbitraire) signé Valentin Guillois

La furtive

La furtive s’assoit dans les hautes herbes pour se reposer d’une course épuisante à travers une campagne déserte.

Poursuivie, traquée, espionnée, dénoncée, vendue.

Hors de toute loi, hors de toute atteinte.

À la même heure s’abattent les cartes

Et un homme dit à un autre homme : "À demain."

Demain, il sera mort ou parti loin de là.

À l’heure où tremblent les rideaux blancs sur la nuit profonde,

Où le lit bouleversé des montagnes

béant vers son hôtesse disparue

Attend quelque géante d’au-delà de l’horizon,

S’assoit la furtive, s’endort la furtive

Dans un coin de cette page.

Craignez qu’elle ne s’éveille,

Plus affolée qu’un oiseau se heurtant aux meubles et aux murs.

Craignez qu’elle ne meure chez vous,

Craignez qu’elle s’en aille, toutes vitres brisées,

Craignez qu’elle ne se cache dans un angle obscur,

Craignez de réveiller la furtive endormie.

La voix

Une voix, une voix qui vient de si loin

Qu’elle ne fait plus tinter les oreilles,

Une voix, comme un tambour, voilée

Parvient pourtant, distinctement, jusqu’à nous.

Bien qu’elle semble sortir d’un tombeau

Elle ne parle que d’été et de printemps.

Elle emplit le corps de joie,

Elle allume aux lèvres le sourire.

Je l’écoute. Ce n’est qu’une voix humaine

Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,

L’écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.

Et vous? Ne l’entendez-vous pas?

Elle dit "La peine sera de courte durée"

Elle dit "La belle saison est proche."

Ne l’entendez-vous pas?

Contrée (1936-1940)

*

À la faveur de la nuit

Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit.

Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre.

Cette ombre à la fenêtre c’est toi, ce n’est pas une autre, c’est toi.

N’ouvre pas cette fenêtre derrière les rideaux de laquelle tu bouges.

Ferme les yeux.

Je voudrais les fermer avec mes lèvres.

Mais la fenêtre s’ouvre et le vent, le vent qui balance bizarrement

la flamme et le drapeau entoure ma fuite de son manteau.

La fenêtre s’ouvre: ce n’est pas toi.

Je le savais bien.

*

À la Mystérieuse, 1926

Demain

Âgé de cent mille ans, j’aurais encore la force

De t’attendre, o demain pressenti par l’espoir.

Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,

Peut gémir : neuf est le matin, neuf est le soir.

Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,

Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,

Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille

À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.

Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore

De la splendeur du jour et de tous ses présents.

Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore

Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.

État de veille, 1942

*

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.

Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant

Et de baiser sur cette bouche la naissance

De la voix qui m’est chère ?

J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués

En étreignant ton ombre

A se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas

Au contour de ton corps, peut-être.

Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante

Et me gouverne depuis des jours et des années,

Je deviendrais une ombre sans doute.

O balances sentimentales.

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps

Sans doute que je m’éveille.

Je dors debout, le corps exposé

À toutes les apparences de la vie

Et de l’amour et toi, la seule

qui compte aujourd’hui pour moi,

Je pourrais moins toucher ton front

Et tes lèvres que les premières lèvres

et le premier front venu.

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,

Couché avec ton fantôme

Qu’il ne me reste plus peut-être,

Et pourtant, qu’à être fantôme

Parmi les fantômes et plus ombre

Cent fois que l’ombre qui se promène

Et se promènera allègrement

Sur le cadran solaire de ta vie.

Corps et biens, 1930

Bibliographie

Œuvres complètes en quarto Gallimard

Également en Poésie/Gallimard

Corps et biens (1930)

État de veille (1943)

Fortunes (1942)

Destinée arbitraire (1975)