Roberto Juarroz

Le vertige vertical comme miroir du vide

J’ai cherché une poésie douée d’un poids spécifique, solide, verticale. Juarroz.

Roberto Juarroz (1925-1995) se dresse tel un monument altier et hautain dans le paysage immense de la poésie sud-américaine. Son exigence soutenue, son éthique sourcilleuse, ses mots fulgurants, ont donné corps à ses textes entre silence et oracle. Il semble comme une statue du commandeur scrutant le monde.

Par ses aphorismes foudroyants inscrits au cœur de ses poèmes, il a en quelque sorte érigé une métaphysique de l’existence humaine, toujours au rebord du vide et de son bref passage ici-bas, toujours à questionner l’énigme de notre présence, l’énigme des choses.
Poésie verticale, Poesía Vertical, est le seul titre qu’il ait daigné donner à ses poèmes. Par cela il ne veut rien expliquer, mais simplement signifier une direction, une élévation entre le vide et la vie, entre la lumière et l’ombre.

Et surtout éviter « toute distraction, toute interprétation superflue », toute mollesse, tout apitoiement.

Il a voulu :
Une écriture qui supporte l’infini,les crevasses qui s’étoilent comme le pollen,la lecture sans pitié des dieux,la lecture illettrée du désert.Une écriture qui résisteà l’intempérie totale.Une écriture qui puisse se lirejusque dans la mort.( Onzième poésie verticale, traduction de Fernand Verhesen).

Ce démiurge du néant aura tenté de laisser des balises résistantes à l’oubli, à l’effacement. Seul un numéro d’ordre suit le cheminement de ses textes jusqu’à l’ultime recueil, Quinzième poésie verticale.
Ce mouvement de transcendance du haut vers le bas pour parler de l’homme contradictoire et éphémère, du bas vers le haut pour tutoyer et rudoyer le néant, Roberto Juarroz s’en est longuement expliqué dans ses arides entretiens théoriques (Poésie et création, Poésie et créativité).
Il n’aura voulu que dire les mots essentiels, entrelaçant l’un dans l’autre paroles et silence, fasciné par les contraires, les contradictions vitales. Cette verticalité est l’obsession de la chute, la force de gravité et d’attraction du vide. Roger Munier parle « d’une odyssée de l’absence ».
Fuyant tout sentimentalisme, toute image dite « poétique », il cisaille, il élague, il sculpte des statues de poèmes. Le poème est le chemin absolu à suivre, une plongée vers les déchirures.
Parfois trop solennels, parfois traversés par un vent glacé et terrifiant qui peut laisser le lecteur au loin, ses poèmes suivent leur route fièrement, indifférents à notre petitesse humaine.
Cette haute exigence, ces réflexions quasi philosophiques sur la mort et l’être, sur les repères qui s’effritent, sur le sentiment urgent de bientôt n’être plus, font de son œuvre un morceau de basalte noir, incontournable, essentiel. Elle donne le vertige.
« Ce grand poète d’instants absolus » (Octavio Paz) demeure vivant et secret avec l’incandescence de ses évidences poétiques qui ne nomment pas seulement, mais fondent les présences des choses et des êtres.
...Avec quoi communiquent mes mots
au jour qui suivra ma mort
. (Quinzième poésie verticale).
Roberto Juarroz est mort, il a pu expérimenter le néant qui le hante tant, mais ses mots communiquent encore et toujours avec ses lecteurs.

Biographie verticale

Nous sommes le reste de quelque chose qui nous consume. (Quinzième poésie verticale).

Roberto Juarroz n’aimait pas se répandre sur sa biographie.
« J’avoue que je n’ai jamais été très enclin à écrire ma biographie. D’une part, je n’ai pas attaché beaucoup d’importance à l’Autre. La vie est pour moi un accident, un mélange de hasard et du destin. Ce qui aurait pu en être autrement, n’a pas plus de valeur ou d’intérêt pour les autres… Ce qui est dicible de ma vie est la transfiguration de mes poèmes. La vie je la garde pour les vivants, mais pas tant des souvenirs et encore moins des histoires à décrire. Tout est certainement plus complexe que cela, mais je ne peux m’empêcher d’ avoir certaines allergies concernant ma propre biographie. « (26 août 1986).

Autant respecter cette pudeur altière et simplement retranscrire ce qu’il en disait :
Il est né le 5 octobre 1925 à Coronel Dorrego, petite ville de campagne, dans la province de Buenos Aires (Argentine).
« J’ai passé une enfance relativement heureuse, avec des hauts et des bas entre solitude et mystère. Basques descendant de deux lignées, mais je suis vraiment le fils de l’Argentine, mon père a été chef de la gare, et j’ai vécu jusqu’à 9 ou 10 ans avec l’atmosphère des trains longue distance, chargés pour moi de l’esprit du voyage et de l’aventure. En outre, il y avait dans mon enfance deux autres facteurs importants : la nature (terre simple et dénudée, des champs immenses, le silence assourdissant, des arbres, de nombreux oiseaux, les animaux, la pluie, le vent, et sans fin le ciel, la mer, etc.) et la religion (l’église catholique, des prières, des livres de dévotion, les prêtres et les religieuses, l’école religieuse, etc.). J’étais un enfant solitaire entre maladie et famille nombreuse. À 10 ans, mon père a été muté, comme chef de gare, dans une ville de banlieue de Buenos Aires : Adrogué. Le même endroit où a vécu quelques temps Borges, qui a beaucoup écrit au sujet de leurs rues bordées d’arbres, des parcs plein de secrets, des vieilles maisons, de l’hôtel presque fantomatique.

À Adrogué j’ai terminé mes études primaires et secondaires, j’ai vécu une adolescence entrecoupée de sentiments mystiques et de grandes lectures littéraires, avec aussi les premières découvertes de l’écriture poétique comme quelque chose de plus qu’un geste répété, avec de grandes nuits de solitude et de lecture, de poésie et de contemplation… Et j’en ai été marqué à jamais. Certaines rencontres décisives, et le début de grands doutes qui m’habitent toujours. Mon père est mort d’un cancer du poumon dans mes bras et il respirait la mort. J’ai quitté l’église et ses paillettes, mais j’ai été marqué de quelque chose proche de la mystique, qui apparaît et réapparaît dans ma poésie, qui est maintenant ma seule religion… Là, à Adrogué, j’ai également rencontré les strictes contingences économiques et obtenu mon premier emploi à 17 ou 18 ans, comme « bibliothécaire » à l’École nationale… J’ai eu mon premier mariage et une fille, quand j’avais environ 25 ans. Puis vinrent ma séparation et mon premier long voyage sur terre (au sud, la Patagonie et de vastes zones inhabitées) et sur la mer (en tant qu’employé d’une compagnie maritime, après avoir été expulsé de mon travail pour des raisons politiques…), J’ai beaucoup voyagé (Amérique latine, New York…).
Plus tard, je suis retourné à mon poste de bibliothécaire, que j’ai gardé pendant presque 20 ans. Travail, lecture et poésie ont fait mes jours.
À 30 ans, j’ai décidé d’étudier à l’Université de Buenos Aires. À cette époque, j’ai rencontré Laura, la compagne de ma vie. J’ai obtenu une bourse de l’Université pour un an je suis allé à Paris à la Sorbonne. J’ai découvert l’Europe et j’ai erré d’un bout à l’autre du continent. Cette expérience a été extrêmement importante pour moi, un voyage aux sources. Au retour de mon stage, j’ai été nommé professeur à l’université, puis directeur des études. J’ai toujours détesté la politique, et je crois que c’est le plus grand ennemi de la poésie, quelle que soit sa couleur. Je l’ai dit partout et sous n’importe quel régime. Et alors je l’ai payé: j’ai été déplacé arbitrairement à trois reprises. J’ai eu plusieurs années d’exil forcé du pays. À la fin de 1977, à Temperley, j’ai subi une grave crise cardiaque, qui est venue s’ajouter à d’autres graves problèmes de santé. Comme beaucoup d’autres, j’ai vu passer beaucoup de choses, senti la richesse unique de la vie
Mais ce qui compte vraiment, pour moi c’est la poésie. Ces dernières années je suis rempli de doutes, mais j’ai une foi profonde dans ce que je ne peux entrevoir dans ma poésie et je tiens à vivre un peu plus. »

Peu de choses à ajouter à cette autobiographie sinon ceci :
Roberto Juarroz a fait des études de lettres et de philosophie à l’université de Buenos Aires et il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothéconomie. Il complète ses études en philosophie et en littérature à la Sorbonne à Paris. De 1958 à 1965, il a dirigé la revue Poesia = Poesia à Buenos Aires une petite revue de huit pages qu’il distribuait à une centaine de personnes. Il a traduit des poètes étrangers, notamment Antonin Artaud et Paul Eluard. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation de la faculté de philosophie et de lettres de l’université de Buenos Aires. Il fut aussi critique de cinéma (1956-1958), critique de littérature (1958-1963).

Poesia Vertical, son premier recueil, est publié à Buenos Aires en 1958 à compte d’auteur. Comme le seront les quatre suivants jusqu’en 1974. Il faudra attendre les années quatre-vingt pour qu’il trouve un éditeur dans son pays alors que des amis fidèles, Fernand Verhesen et Roger Munier, l’avaient publié à l’étranger.
Contraint à l’exil sous la dictature militaire et le péronisme, il a dû s’exiler aux États-Unis et en Colombie. De retour en Argentine, il a dû affronter l’intolérance, cette fois, des intellectuels de gauche. À nouveau exilé, il a voyagé. Il est devenu expert de l’Unesco dans de nombreux pays d’Amérique centrale. Sa compagne, Laura Cerrato, professeur de littérature anglo-saxonne à l’université de Buenos Aires et poétesse, l’a suivi dans presque tous ses déplacements. Son amitié pour Antonio Porchia fut indéfectible. Il vivait à Temperleydans la banlieue de cette ville. Il aimait les mots profonds, concis, et les alcools forts. Malade dès 1993, il savait qu’il ne pourrait achever son œuvre, et cela le blessait plus que la mort en marche, il en entendait « le bourdonnement de fond ». Son dernier poème dicté à sa chère Laura est perdu, vengeance de l’indicible.
Il est mort à Buenos Aires le 31 mars 1995, éternel exilé.
Bien que nous vivions à peine,
la musique de fond de la vie
nous permet pour le moins
d’écouter la rumeur de vivre
.

Poésie verticale

La poésie de Roberto Juarroz semble chanceler fièrement au « voisinage de l’abîme ». Elle se sculpte dans les grottes du silence comme pour imposer sa main positive sur les murs incertains de l’éternité. Funambule sur le fil vibrant et étroit de la chute immanente et imminente, il tend le filet de sa pensée et se tient debout, toujours debout.
Il a voulu une écriture abrupte, compacte et fluide, faite d’aphorismes le plus souvent, et fuyant images et métaphores. Poésie granitique, épurée, hautaine parfois, inquiète toujours. Elle est pointe sèche, crissement du silence, mais aussi transparence et main fraternelle tendue : « Penser à un homme revient à le sauver ». Poésie nue, faite de concepts et peu d’images. Seuls les mots urgents seront dits, ils sont les seuls à pouvoir être justifiés.

Un poème sauve un jour.Plusieurs poèmes pourront-ils
sauver la vie entière ?
Ou suffit-il d’un seul ?
(Treizième poésie verticale).
Il en sait la fragilité, l’incompréhension inévitable, car les mots, les textes, sont changeants, obscurs dans leur transparence apparente. Roberto Juarroz a placé sa poésie « au niveau des marées de la mort ». De là il voit, il contemple le flux et le reflux du vide. Il vit sans cesse la pression du néant.
La beauté presque froide de sa poésie se veut âpre, désolée, accablante parfois. Toujours le tocsin du temps compté égrène l’avertissement : « demain nous ne serons plus ».
René Char qui l’admirait fort, et cela se comprend par la même beauté hautaine de leurs paroles, aurait pu lui dédier cette maxime :
On naît avec les hommes, on meurt inconsolé parmi les dieux. (La Parole en archipel.)

Roberto Juarroz porte gravée en lui la peur profonde de la perte des repères, des limites : « le grand accident : la chute du néant dans le néant. ». Perte du centre des choses, méfiance devant l’ambiguïté d e la vie. Pour vivre malgré tout il faut sauver la fragilité de la lumière, faire et refaire sans cesse des petits rituels quotidiens : allumer, éteindre la lumière par exemple. On rejoint le film Nostagia de Tarkovski avec le rituel de la bougie dans la piscine vide, mais sans trop d’espoir de transcendance ici. Tous nos noms seront effacés. Tout est renversement, contradiction. Chute et élévation sont notre lot.
« Seule la constante imminence de la chute, aide à coloniser provisoirement la chute ».

Tomber est aussi mouvement vers l’amour et la clarté, vers la parole, mais aussi vers l’ombre et le néant, le presque indicible, presque impossible. La poésie dessine cela avec « ses images et sa pensée inespérée ». Elle crée la réalité, « un nouvel ordre », ni de ce monde, ni d’ailleurs.
« Je vis le poème comme une explosion d’être sous le langage »
Car Juarroz est sans doute un poète mystique, mais avec une transcendance profondément laïque. « Que l’ombre soit ! » est sa proclamation.
La mort est debout dans la poésie de Juarroz.
« Éteindre la lumière, chaque nuit,
nous fait palper les parois de toutes nos tombes. » (Quinzième poésie verticale).
Et toute chose se tapisse d’absence, et le vide fait irruption quand nous nous croyons au milieu de la vie. Sa poésie s’édifie face au vide. Elle est stèle et connaissance, elle tourne sur elle-même, elle se répète, elle ressasse, mais elle dit l’indicible, elle est expérience mystique toujours en train de s’accomplir et de naître, elle est « chemin d’éveil » :

« Nous devons parvenir
à ce que le texte que nous lisons nous lise.
Nous devons faire en sorte que la rose
Que nous venons de créer rien qu’en la regardant
Nous crée en même temps » (Huitième Poésie Verticale).

Il nous place sous la lumière crue, accablante du destin humain.
Devant l’identité qui fuit, devant le triomphe de l’ombre, Juarroz croit à la transcendance du poème :
« la solitude infinie de la pensée/ terrifie les espaces célestes ».
Il y a du triste et du glacé dans son constat de notre chute en sursis.
Apparaître pour disparaître il nous le fait savoir, mais nous invite « à coloniser la chute », à ne pas être dans un état d’effacement, de désespoir. Et sa poésie n’est aucunement émaciée, décharnée. Elle est paradoxalement vivifiante par ses paroles d’homme lucide.

Octavio Paz a défini ainsi la poésie de Juarroz « chaque poème de Roberto Juarroz est une surprenante cristallisation verbale : le langage réduit à une goutte de lumière ».
Face à l’immuable, Juarroz emploie des mots immuables, lents qui semblent inévitables, scellés, mais fragiles eux aussi :
« Même l’éternité n’est pas pour toujours » (Quinzième poésie verticale).
Sa poésie est « la face occulte, sauvegardée, d’une ouverture verticale dans la nuit. » (Silvia Baron Supervielle).
« La poésie est pour moi la plus grande plénitude de vie à laquelle je puis accéder. Je ne connais aucune expérience vitale de plus grande intensité. La poésie est mon identité. » (Poésie et création).
Il aura voulu « dessiner les pensées comme une branche se dessine sur le ciel. Si la poésie et la pensée étaient comme un arbre contre le ciel, peut-être que quelque chose d’aussi limpide qu’un oiseau viendrait s’y poser. »(Poésie et création).

Gil Pressnitzer

Sources :

sites: Site personnel Roberto Juarroz

Choix de textes

Éteindre la lumière, chaque nuit,...

Éteindre la lumière, chaque nuit,
est comme un rite d’initiation:
s’ouvrir au corps de l’ombre,
revenir au cycle d’un apprentissage toujours remis:
se rappeler que toute lumière
est une enclave transitoire.

Dans l’ombre, par exemple,
les noms qui nous servent dans la lumière n’ont plus cours.
Il faut les remplacer un à un.
Et plus tard effacer tous les noms.
Et même finir par changer tout le langage
et articuler le langage de l’ombre.

Éteindre la lumière, chaque nuit,
rend notre identité honteuse,
broie son grain de moutarde
dans l’implacable mortier de l’ombre.

Comment éteindre chaque chose ?
Comment éteindre chaque homme ?
Comment éteindre ?

Éteindre la lumière, chaque nuit,
nous fait palper les parois de toutes les tombes.
Notre main ne réussit alors
qu’à s’agripper à une autre main.
Ou, si elle est seule,
elle revient au geste implorant
de raviver l’aumône de la lumière.
(Quinzième poésie verticale, traduction Jacques Ancet)

 
 
--

La nuit tombe parfois
comme un bloc de pierre
et nous laisse sans espace.
Ma main ne peut plus alors te toucher
pour nous défendre de la mort
et je ne peux plus moi-même me toucher
pour nous défendre de l’absence.
Une veine jaillie sur cette même pierre
me sépare aussi de ma propre pensée.
La nuit devient ainsi
la première tombe.
(Quinzième poésie verticale, traduction Jacques Ancet)

 
 
--

Le jour où sans le savoir
nous faisons une chose pour la dernière fois
- regarder une étoile,
passer une porte,
aimer quelqu’un,
écouter une voix -
si quelque chose nous prévenait
que jamais nous n’allons la refaire,
la vie probablement s’arrêterait
comme un pantin sans enfant ni ressort.

Et pourtant, chaque jour
nous faisons quelque chose pour la dernière fois
- regarder un visage,
nous appeler par notre propre nom,
achever d’user une chaussure,
éprouver un frisson -
comme si la première fois ou la millième
pouvait nous préserver de la dernière.
Il nous faudrait un tableau
où figureraient toutes les entrées et les sorties,
où, jour après jour, serait clairement annoncé
avec des craies de couleur et des voyelles
ce que chacun doit terminer
jusqu’à quand on doit faire chaque chose,
jusqu’à quand on doit vivre
et jusqu’à quand mourir.
(Quinzième poésie verticale, traduction Jacques Ancet)

 
 
 
Être.
Et rien de plus.
Jusqu’à ce que se forme un puits en dessous.

Ne pas être.
Et rien de plus.
Jusqu’à ce que se forme un puits au-dessus.

Ensuite,
entre ces deux puits,
le vent s’arrêtera un instant.
(Douzième poésie verticale, traduction de Fernand Verhesen )

 
 
 
-
Il dessinait partout des fenêtres.
Sur les murs trop hauts,
sur les murs trop bas,
sur les parois obtuses, dans les coins,
dans l’air et jusque sur les plafonds.
Il dessinait des fenêtres comme s’il dessinait des oiseaux.
Sur le sol, sur les nuits,
sur les regards tangiblement sourds,
sur les environs de la mort,
sur les tombes, les arbres.

Il dessinait des fenêtres jusque sur les portes.
Mais jamais il ne dessina une porte.
Il ne voulait ni entrer ni sortir.
Il savait que cela ne se peut.
Il voulait seulement voir : voir.
Il dessinait des fenêtres.

Partout.
(Douzième poésie verticale, traduction de Fernand Verhesen )

Tandis que tu fais une chose ou l’autre,
quelqu’un est en train de mourir.

Tandis que tu brosses tes souliers,
tandis que tu cèdes à la haine,
tandis que tu écris une lettre prolixe
à ton amour unique ou non unique.

Et même si tu pouvais ne rien faire,
quelqu’un serait en train de mourir,
essayant en vain de rassembler tous les coins,
essayant en vain de ne pas regarder fixement le mur.

Et même si tu étais en train de mourir,
quelqu’un de plus serait en train de mourir,
en dépit de ton désir légitime
de mourir un bref instant en exclusivité.

C’est pourquoi si l’on t’interroge sur le monde,
réponds simplement : quelqu’un est en train de
mourir. (I, 37)
Poésie verticale,Traduit par Roger Munier. Librairie Arthème Fayard (1980 et 1989).

 
 
 
 
-
Je pense qu’en ce moment
personne peut-être ne pense à moi dans l’univers,
que moi seul je me pense,
et si maintenant je mourais,
personne ni moi ne me penserait.

Et ici commence l’abîme,
comme lorsque je m’endors.
Je suis mon propre soutien et me l’ôte,

Je contribue à tapisser d’absence toute chose.
C’est pour cela peut-être
que penser à un homme
revient à le sauver.
Poésie verticale, Trente poèmes, traduit par Roger Munier, Editions Unes,

 
 
--
On dirait parfois
que nous sommes au centre de la fête.
Cependant
au centre de la fête il n’y a personne.
Au centre de la fête c’est le vide

Mais au centre du vide il y a une autre fête.
(Douzième poésie verticale, traduction de Fernand Verhesen)

 
 

Nous avons aussi trahi l’eau

La pluie ne tombe pas pour cela
Le fleuve ne coule pas pour cela
la mare ne stagne pas pour cela
la mer n’est pas présence pour cela.

Nous avons une fois de plus perdu le message,
Les voyelles ouvertes
du langage de l’eau,
sa transparence palpable et inouïe.

Nous ne sûmes pas même
boire la transparence.
Boire quelque chose c’est l’apprendre.

Etapprendre la transparencec’est continuer
à apprendre l’invisible.
(Douxième poésie verticale, poème 40, traduction de Fernand Verhesen)

 
 
--

Un nuage m’a visité.
Et m’a laissé en s’en allant
son contour dans le vent.

Une ombre m’a visité.
Et m’a laissé en s’en allant
le poids d’un autre corps.

Une bouffée d’images m’a visité.
Et m’a laissé en s’en allant
l’irréligion du rêve.

Une absence m’a visité.
Et m’a laissé en s’en allant
mon image dans le temps.

Et moi je visite la vie.
Je lui laisserai en m’en allant
la grâce de ces restes.
Poésie verticale, traduction Roger Munier, Collection : Points Poésie.

 
 
 

Il n’y a pas de silence.

Penser n’est pas silence,
une chose n’est pas silence,
la mort n’est pas silence.

Être n’est pas silence.
Aux alentours de ces faits
il n’y a que lambeaux de nostalgie :

la nostalgie du silence
qui peut-être un jour exista.
Ou peut-être n’exista jamais
et peut-être devons-nous le créer ?
Poésie verticale, traduction Roger Munier, Collection : Points Poésie.

 
--
L’homme
mannequin de la nuit
poignarde des vides.

Mais un jour,
Un vide lui rend férocement le coup.

Et seul reste alors
un poignard dans le néant
Poésie verticale, traduction Roger Munier, Collection : Points Poésie.

***
La mort parfois nous frôle les cheveux,
nous dépeigne
et n’entre pas.

Est-ce une grande pensée qui l’arrête?
Ou peut-être pensons-nous
quelque chose de plus grand que la pensée elle-même?
Poésie verticale, traduction Roger Munier, Collection : Points Poésie.

 
 
-
La mort est une autre façon de regarder.
La lune des morts est plus vieille
et ne fait plus de marées.

Ta façon de regarder aussi est autre.
La lune de la vie était plus jeune,
elle-même était la marée.

Entre les deux lunes,
avant mort ou après vie,
nous somme sun regard échoué
près d’une mer qui ne commence
Poésie verticale, traduction Roger Munier, Collection : Points Poésie.

 
 
 
 
 
 
 
 
 

Aujourd’hui je n’ai rien fait.Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.
Des oiseaux qui n’existent pasont trouvé leur nid.Des ombres qui peut-être existentont rencontré leurs corps.Des paroles qui existentont recouvré leur silence.

Ne rien fairesauve parfois l’équilibre du monde,en obtenant que quelque chose aussi pèsesur le plateau vide de la balance.
treizième poésie verticale, traduction Roger Munier, José Corti 1993,

Bibliographie

POÉSIE

Traductions françaises d’après le site des Editions José Corti.

Poésie Verticale, traduction et préface de Fernand Verhesen, Bruxell es, Le Cormier, 1962.
Poésie Verticale II, traduction et préface de Fernand Verhesen, Bruxel les, Le Cormier, 1965.
Poésie Verticale, traduction de Fernand Verhesen, édition bilingue, Lau sanne, Rencontre, 1967.
Poésie Verticale IV, traduction et préface de Fernand Verhesen, Brux elles, Le Cormie r, 1972.
Poésie Verticale, traduction et préface de Roger Munier, collection "L’Espace intérie ur", Paris, F ayard, 1980.
Quinze poèmes, traduction et préface de Roger Munier, Trans-en-Provence, Unes, 1983 (2e éd. 1986)
Nouvelle Poésie Verticale, traduction de Roger Munier, Paris, Lettres vives, 1984.
Neuvième Poésie Verticale, traduction de Roger Munier, Béthune, Brandes, 1986.
Poésie Verticale, traduction de Roger Munier, avec une aquarelle de Lucie Ducel, Paris, M.D., 1987, édition bilingue.
Poésie Verticale, traduction collective, préface de Jean-Louis Giovannoni, Royaumon t, Cahiers de Ro yaumont, 1988.
Poésie Verticale, traduction et préface de Roger Munier, collection Poésie, Paris, Fayard (rééditionaugmentée de 52 poèmes ), 1989 et 2006.
Onzième Poésie Verticale, 25 poèmes, traduction et préface de Fernand Verhesen, Bruxelles, Le Cormier, 1989.
Onzième Poésie Verticale, 25 poèmes, traduction de Fernand Verhesen, Paris, Lettres Vives, 1990, édition bilingue.
Poésie Verticale - Trente poèmes, traduction de Roger Munier, Le Muy, Unes, 1991, édition bilingue.Onzième Poésie Verticale – Trente autres poèmes, traduction et présentation de Fernand Verhesen, Châtelineau (Belgique), 1992.
Douzième Poésie Verticale, traduction de Fernand Verhesen, présentation de Michel Camus, Paris, collection Orphée, La Différence, 1993, édition bilingue.
Treizième Poésie Verticale, traduction de Roger Munier, Paris, José Corti, 1993, édition bilingue.
Fragments verticaux, traduction de Silvia Baron Supervielle, Paris, Corti, 1994. Réédition en 2002.
Quatorzième Poésie Verticale, traduction de Silvia Baron Supervielle, préface de Laura Cerrato, éd. Bilingue, Paris, Corti, 1997.
Quinzième poésie verticale, traduction de Jacques Ancet, Corti, septembre 2002.

PROSE

Poésie et création, traduction et présentation de Fernand Verhesen, Le Muy, Unes 1987.
Poésie et réalité, traduction de Jean-Claude Masson, Paris, Lettres Vives, 1987.

Fidélité à l’éclair, un livre d’entretiens traduit par Jacques Ancet,éditions Lettres vives, publié en 2002.
Un site : http://www.robertojuarroz.com/bienvenidos.htm