Rose Ausländer
La rose de personne
Ma patrie est morte
ils l’ont enterrée dans le feu
je vis dans ma terre maternelle
le mot.
Rose, elle s’appelait Rose. Rose pour sa fragilité, rose pour sa présence au monde. Le nom qu’elle portera après son mariage sera Ausländer, « L’Étrangère », et Rose Ausländer aura été toute sa vie une étrangère, elle la rose de Bucovine. Elle l’errante, elle la survivante, elle se laissera souffler comme une bougie, si lasse à 87 ans, le 3 janvier 1988 à Düsseldorf. Elle en avait tant vu et tant pleuré. Son histoire semble être le symbole du naufrage de cette Mitteleuropa, de cette culture de l’Europe centrale qui a disparu dans les flammes et les camps de la mort.
Elle est morte dans la maison de repos de Nelly Sachs, sa sœur d’âme. Rose, rose, la jeune fille insouciante sera appelée pourtant à la barre des témoins de l’holocauste. Elle jurera sur la tête de ses poèmes. La vérité sera dite, même l’insoutenable. Rose sera toujours allée un mot "plus loin". Elle aura fait de l’exil son pays, et de sa langue sa mère.
Ils vinrent
avec des drapeaux aiguisés et des pistolets
ils abattirent toutes les étoiles et la lune
aussi aucune lumière ne nous est restée
aussi aucune lumière ne nous a aimés
Ici nous avons enterré le soleil
une éternelle ténèbre de soleil est venue.
Rose semble avoir un destin trop immense pour elle, elle l’a accepté car elle se savait investie du devoir de témoigner. Sa destinée est étrange et exceptionnelle et sonne comme l’ultime odyssée de cette Europe des lumières et des écrits déjà mise à mal par la première guerre mondiale et achevée par les nazis.
Rose elle fut et tenta d’être dans ce monde où « l’on avait mis les morts à table », et elle frêle femme, portera le MOT au plus haut.
Rose, douce et ardente, Rose de personne. Rose de tous. Rose pour tous.
Traces de Rosa Ausländer
Ainsi il y eut une petite femme, si souvent malade, qui aura été confrontée aux grands tremblements de l’Europe du siècle dernier : exil, séparation, ghetto, holocauste, maladie et solitude. Absolument inconnue du public, mais amie de Paul Celan et Nelly Sachs, elle devra une gloire tardive à un éditeur allemand Helmut Braun, qui aura voué sa vie à elle.
La perte de patrie fut la plus profonde blessure. Son nom donné par son mari, devient son emblème : elle sera toujours étrangère, émigrée de l’intérieur. Elle se sera reconstruite dans la langue des bourreaux, sa langue natale, sa langue-mère, l’allemand.
Elle fait partie de ces grands poètes juifs qui en allemand donnèrent chair aux choses indicibles. Paul Celan, Nelly Sachs, Ingeborg Bachmann, Elsa-Lasker Schüler, sont ses compagnons. Rose est une sorte de nomade les yeux grand ouverts, nomade permanent de la survie. Sa foi indéracinable dans le pouvoir magique du mot, dans l’humain et dans l’amour, lui a permis de survivre aux pluies d’acier du mal et de la désolation.
Elle a vaincu la mort, la maladie et surtout le silence.
Ce silence qui tombe sur les survivants comme une perpétuelle culpabilité d’être encore là, honteux de vivre encore. Du « pourquoi moi » au « pourquoi pas moi » la route est longue et quelques-uns comme Primo Levi ne peuvent la suivre. Amie de Nelly Sachs elle, rongée par les dialyses et la mort qui rôde, s’en va se réfugier dans la maison de retraite édifiée grâce à Nelly Sachs à Düsseldorf !
Elle aura voulu et pu, jusqu’à l’extrême vieillesse, écrire lumineusement dans cette langue noire qui donnait l’ordre de mort. Sa volonté fut de retrouver ce territoire étrange de cette langue, après l’avoir reniée et tuée en elle, qui pendant plus de vingt ans n’écrira qu’en langue anglaise. Entre souvenir, angoisse et espoir fou elle tisse plus de 3000 poèmes. « Il y a encore tant à dire » disait-elle dans un de ses poèmes. Un poème la résume tout entière:
je n’oublie pas
ma maison paternelle
la voix de ma mère
le premier baiser
les montagnes de Bucovine
la fuite pendant la première guerre mondiale
l’invasion des nazis
les tremblements de peur dans les caves
le médecin qui nous a sauvé la vie
l’Amérique douce-amère
Hölderlin Trakl Celan
mes tourments de l’écriture
cette contrainte de l’écrire toujours encore
Pétrie de bouddhisme mais surtout de culture hassidique (mouvement messianique juif du XVIIIe siècle en Europe Centrale), elle puise force et courage dans ce trésor d’illuminations. Son œuvre est toutefois moins traversée de symbolisme juif que celle de Celan ou de Sachs, et contrairement à eux l’on peut la déchiffrer sans cette connaissance.
« La douleur est l’arbre des fruits amers » dit-elle. Et c’est aux sources de la douleur que peut être lue son œuvre. Les titres soigneusement choisis de ses recueils donnent à eux seuls les clefs nécessaires : derrière tous les mots, d’une contrée de fumées noires, nous marchons avec les fleuves sombres, le silence sur les lèvres, les pas des cadrans de sable, où est la patrie, nous vivons à Babylone, mon souffle est l’aujourd’hui... Ces mots en fronton sont l’image de ce que Rose a voulu dire : le secret muet des blessures, le murmure des deuils et des douleurs, la légèreté de l’espoir. Elle semble être cet enfant laissé seul après le passage des tueurs.
Et sa poésie dit la même prophétie que Janusz Korczak « Ne pas laisser seul un enfant ». La poésie de Rose est pour l’enfant Rose, mais aussi pour tous les enfants du monde. Et dans la langue perdue et non-perdue, dans la « langue sauvée », (E. Canetti).
Elle aura vécu une odyssée tourmentée pour enfin aboutir à son Ithaque à elle : la langue allemande. Cette langue qu’elle a voulu tuer en elle en écrivant ses poèmes en anglais pendant longtemps. Elle se définit ainsi :
autoportrait
Gitane juive
à la langue allemande
élevée sous un
drapeau jaune et noir
les frontières m’ont poussée
dans la slavité latine
américaine
Europe
dans ton château
j’ai rêvé
de ma prochaine naissance
Et elle fut cette errante, qui ne survivait que dans sa foi absolue dans la magie et la vérité du mot.
Elle semble la moderne illustration du Livre de Job, et sa foi n’a pas reculé devant les épreuves et les malheurs, la maladie, mises pour l’éprouver.
Elle a dit « pourquoi j’écris ? » « Parce que sans doute j’ai vu le jour à Czernowitz, et que le monde est venu à moi à Czernowitz. Tant de paysages particuliers, d’hommes particuliers, les contes et les mythes flottaient dans l’air, on les respirait. La ville de Czernowitz aux quatre langues était une ville musée qui aura donné tant d’artistes, poètes, de philosophes, de plasticiens. Et qui voulait parler avec les muses s’exprimait en allemand » disait Rose.
Elle était née Rosalie Beatrice Ruth Scherzer, le 11 Mai 1901 à Czernowitz, ville de l’empire austro-hongrois avant de devenir une capitale intellectuelle de la Roumanie. Cette Bucovine était de langue allemande au milieu du peuple roumain. Et entre les deux guerres cette terre sera un somptueux cocon de tant d’écrivains, de peintres et poètes (Brancusi, Aharon Appelfeld, Celan, Itzik Manger, Immanuel Weißglas, Alfred Kittner, Georg Drosdowski, Moses Rosenkranz, Gregor von Rezzori, Constantin Brunner, et nés un peu plus loin Tzara, Fondane...). Czernowitz capitale de la Bucovine résonne comme celui d’un fantôme dans la mémoire européenne. 50 000 juifs vivaient en Roumanie à cette époque, 5000 survécurent.
Rose était née dans une famille juive de langue allemande depuis des siècles. Dans un monde bientôt englouti, un miraculeux équilibre précaire où des gens parlant presque que l’allemand pouvaient créer un univers en marge. Une oasis paradoxale que chacun savait destinée à disparaître. Ce n’était pas la joyeuse apocalypse de Vienne, mais une oasis de douceur et de pensée, mais se sachant mortelle. Contre les violents efforts d’assimilation des autorités roumaines, l’îlot tenait bon.
Czernowitz avant la Seconde Guerre mondiale
Paisible cité de collines
cernée de forêts de hêtres
Des saules le long du Pruth
des radeaux et des nageurs
Lilas de mai à profusion
Autour des réverbères
des hannetons
et leur danse de mort
Quatre langues
se comprennent
parfument l’air
Jusqu’aux bombes
elle respirait heureuse
ma ville.
Comment faire comprendre cette vie, ses odeurs, cette grâce qui peuplait cette ville? Ce monde englouti aura tournoyé sur lui-même comme un trou noir qui s’est éteint. Cet âge d’or de l’enfance, mélangée à la patrie perdue et de l’exil ont sacralisé cette vie à Czernowitz qui devenait légende en oubliant la misère. La seule approche de cette ville, avant-poste d’un monde disparu, ne peut se faire que par la littérature. Les troupes nazies s’emparent de la ville de Czernowitz en juillet 1941 et instaurent immédiatement un ghetto pour les juifs, en ayant préalablement massacré avec l’aide des hordes roumaines 3000 juifs. Jours de bûchers et d’horreur, Rose écrit :
Ils vinrent
firent griller nos vêtements et notre peau
Ils vinrent
pour brûler notre sang
nous étions les bûchers de notre temps.
Ghetto et déportation sont le nouvel horizon de 50000 juifs entassés les uns sur les autres et attendant la mort. Chaque bruit était guetté et le travail de déshumanisation peut commencer. Parqués, devenus des animaux, ne pensant qu’à survivre un peu plus, les juifs de Czernowitz, comme ceux des autres ghettos polonais ou autres allaient vers l’anéantissement.
Celan, Appelfeld et Rose sont pris dans cette horrible nasse. Pendant trois ans Rose tentera de survivre, travail forcé dans une usine et toujours fuyarde dans les caves pour échapper à la déportation qui fera tant de victimes.
Elle prendra tous les risques pour aller avec la marque d’infamie de l’étoile jaune, écouter un jeune poète disant ses textes dans les cachettes. C’était Paul Antschel, plus tard Paul Celan, qui est la grande voix qui les maintient. Côte à côte dans les caves ils lisaient leurs poèmes. « Décorée de l’étoile jaune je cours chez des amis montrer des poèmes de Celan. Une heure d’oubli, de bonheur avant que ne se ferment les portes sur notre rêve ».
Rose écrira « Nous les juifs condamnés à mort nous étions incroyablement demandeur d’espoir. Et tout en attendant la mort, beaucoup d’entre nous habitaient dans les mots des rêves - notre patrie rêvée dans notre perte totale de patrie. Écrire était notre vie, notre survie ». Ces rencontres en secret dans les catacombes, faites au péril de sa vie, simplement pour lire et entendre des poèmes font honneur à l’humanité: quand la poésie devient vitale, quand l’espoir passe par les mots, l’inhumanité recule.
« Toute enfance est le fondement de notre être et c’est la ville de mon enfance. Il y vivait avant-guerre 50000 juifs. Quand on y marche aujourd’hui, ils n’y sont plus, il n’y a plus que des fantômes ». « Les êtres et les livres y étaient reliés » me disait le poète Paul Celan, qui venait aussi de cette ville. Il y a eu quantités d’artistes venant de cette petite ville comme Rose Ausländer, un poète moins ésotérique que Celan. Et j’ai été témoin, avec mes petits yeux, ceux de mes parents, de toute cette beauté», (Appelfeld).
Rose réussit en 1945, à partir de Bucarest, à se rendre à Marseille et de là à New York. Elle ne revit plus sa mère qui mourut en 1947. Czernowitz est dans sa mémoire brisée mais tout est perdu. Maintenant ce monde est disparu, fantomatique et ne survit que par ses écrivains qui l’ont fui. Morte à jamais cette « civilisation de Czernowitz », que quelques vieux juifs roumains se rappellent encore.
L’écriture de Rosa Ausländer
Écrire était vivre, et par les mots écrits, elle l’exilée perpétuelle, la femme toujours entre deux trains, se créera une deuxième patrie : « Ma patrie est morte, ils l’ont enterré dans le feu, je vis dans ma terre maternelle, le mot ». Son renouveau littéraire se fait en langue anglaise par le choc des rencontres avec Cummings et William Carlos Williams. Nul ne pouvait imaginer qu’elle reviendrait alors à sa langue maternelle. Car écrire en allemand lui semblait un blasphème.
Pourtant aussi mystérieusement qu’était apparue l’inspiration en langue anglaise, faite de refus de la langue maudite et de besoin de terres vierges, aussi brusquement cette langue se tarit pour elle. La nostalgie de l’Europe pousse aussi en elle. Un jour comme cela elle ne peut plus penser poésie en anglais. Dans ce doute et cette stérilité, l’ange Paul Celan va à nouveau apparaître. Paul Celan qui l’avait redécouverte en 1956 (« Todesfugue ») et rencontré en 1957, trace son chemin du retour. Ce n’est plus le séduisant poète de Czernowitz, mais un visionnaire qui a su parler de l’holocauste et qui a changé la poésie moderne. Elle a la révélation qu’il est possible d’écrire dans la langue des bourreaux, et de dire ainsi l’indicible. Son style influencé par Hölderlin, Georg Trakl, en sera bouleversé. Elle se met comme Celan à l’écoute des sens obscurs des mots, des formes courtes et prophétiques.
Ses images, ses mots même sont changés et c’est une nouvelle poétesse qui voit alors le jour. De l’ami dans les caves en attendant la mort, au visionnaire de la poésie lyrique moderne, la présence de Celan aura été une nouvelle naissance. « Celan béni par Bach et par Hölderlin, béni par les Hassidim », comme disait Nelly Sachs.
L’écriture de Rose est ainsi travaillée de l’intérieur par la flamme noire de Celan, non pas celui connu dans leur ville natale jeune poète foudroyant, mais par un autre au bord des gouffres qui va écrire bientôt « Atemwende », « Schneepart » (renversement du souffle, part de neige). Cette écriture mangée par l’espace blême de la page blanche et du silence lui montre que le mot peut rendre compte du monde.
Ses mots en allemand reprenaient une densité, une assurance. Et un cycle se terminait dans ses évocations des cruautés, ses chasses à l’homme, la nostalgie fidèle à la maison perdue, de son enfance heureuse, des souvenirs des parents, la peur de la solitude à l’étranger. Une autre poétesse naissait après 1957.
Persuadée de la nécessité absolue d’écrire, sûre d’elle-même désormais. Elle quitte alors tout le pathos, tous les coquillages de l’expressionnisme pour une nouvelle langue. Clarté aiguë, musicalité, simplicité extrême du vocabulaire, abandon des rimes pour le choc des mots, recherche d’images fortes, la poésie de Rose se lance dans un changement radical.
Elle sera longtemps ignorée, un poète du secret, mais devenue grabataire en 1972, elle est conduite à la maison de retraite « Nelly Sachs ». En 1975, Helmut Braun lance une nouvelle collection de poésie et s’intéresse à elle. Il la rencontre et leurs destins se nouent ensemble. Cette vieille, très vieille dame de 74 ans le fascine et de cette inconnue malgré six livres déjà publiés en tout petit tirage réservé aux connaisseurs, il fera une des grandes poétesses allemandes. Ses livres paraissent donc enfin et grâce et à la communauté protestante connue et reconnue dans toute l’Allemagne. Les prix littéraires suivent. Pour Helmut Braun qui fera sa biographie, elle révisera et publiera tout ce qui restait de son œuvre.
Dans le ghetto de sa chambre elle retisse le temps et la vérité du monde. Malgré la souffrance et la proximité de la mort elle sculpte de la lumière dans ses mots. Tant de poèmes écrits dans cet hôpital, entre deux toilettes, deux dialyses, des milliers de solitudes. Le parc elle ne le voyait plus que par la fenêtre, des pas dans le corridor, un téléphone qui sonne et elle se redresse croyant que c’est pour elle. La télévision à côté qui hurle contre le silence.
Mais non elle est seule et reste seule, et qui prête attention à cette vieillarde un peu folle qui noircit du papier. Avec sa loupe énorme elle tente de corriger des mots, les soupèse, les abandonne.
Elle sera ce poète couché depuis 1977, « la poétesse aux tuyaux » disait-on d’elle, elle qui dans une grande flambée de reverdie donnera ses derniers poèmes sur le tard. Un journaliste littéraire, Raymund Hoghe, un jour appelé à son chevet aura la stupéfaction d’entendre Rose lui lire ses ultimes éclats poétiques. Il prend sous la dictée ces pans d’éternité arrachés au silence et à la douleur. Elle qui avait peur des visites étant donné son état, et les désirait à la fois pour parler, peut épancher ses dernières écritures faites sur un petit bloc-notes au cours de quelques nuits seulement. Elle restera comme un poète qui en grand âge aura touché à la grâce. Et en 1985 son livre « Je compte les étoiles de mes mots » sera sa dernière œuvre écrite en quelques nuits de fièvre créatrice.
Alors qu’elle-même estimait son œuvre close avec son livre « Seule la mort respire si sûrement », elle attendait sa fin puisque les mots étaient finis. Cette ultime résurrection à 84 ans est le recueil « je compte les étoiles de mes mots ». Quand à 85 ans on lui demandait « Qu’attendez-vous de la vie ? » Elle répondait « Rien, mais j’aime vivre ».
Le 3 janvier 1988 la grande errante posera enfin ses valises dans la gare de la mort. Une gloire tardive l’accompagne maintenant en Allemagne et en Israël. Les protestants ajouteront nombre de ses poèmes au livre de psaumes rendant populaire cette vieille dame.
Au contraire de l’épanchement lyrique de Nelly Sachs ou la compacité noire des mots de Paul Celan, l’écriture de Rose Ausländer est translucide, fragile, semblable à des haïkus, allusive et mélodique. Le sens flotte au milieu de mots en suspens. La traduction devient presque dangereuse, car tout pourrait se briser d’un mot de trop, d’un mot à côté. Fragile est sa poésie arachnéenne et aérienne, qui ne doit se prendre dans les toiles d’araignées du réel. Les pièges de la mièvrerie dans le passage en langue française peuvent donner, comme pour Rilke dont elle suit la transparence, une idée fausse de sa poésie. Fugace et immobile son écriture est faite de petits riens, de frémissements, de vertiges.
Rose n’a pas le souffle long et épique. Ses douleurs projetées s’inscrivent dans l’instant, dans le frôlement et la suggestion. Elle tisse des visions intérieures. Ses thèmes qui reviennent sans cesse battre comme vagues sont simples à identifier:
- l’enfance, la jeunesse en Roumanie, la perte de sa mère et surtout de la Bucovine
- l’ombre immense de la judéité
-le besoin d’évoquer allusivement la Shoah
-les poèmes de l’exil, les plus nombreux
-la construction d’une patrie poétique dans les mots
-la vieillesse, la solitude, les souvenirs, la mort qui approche
Elle disait cette phrase qui parle pour elle : « le rêve a les yeux ouverts » et au soir de sa vie, Rose définit sa vie et son œuvre ainsi :
« Je pense/aux parents qui m’ont gâtée/aux jouets aux jeux d’enfant/au plaisir et au tourment/de mon premier amour/à Venise à Lucerne/à la Riviéra à Israël/à Hölderlin Trakl/Kafka Celan/au ghetto aux convois de la mort/à la faim et à l’angoisse/à l’accident/au lit pour toujours aux amis/qui m’ont abandonnée/aux êtres qui me soutiennent/Je pense à mon corps sans forces/et à la force de la pensée/aux paroles enchantées/et à l’enchantement de la vie/La mort qui me fait signe/pense à moi ».
Elle qui n’aura pratiquement jamais eu d’appartement à elle, excepté son lit d’hôpital, ne pouvait se charger de trop de mots dans ses valises. Aussi elle prend avec elle le strict minimum du viatique de l’errant, du déporté. Quelques mots pour en faire un monde.
La forme brève adoptée amène de suite à la chair des mots. Elle n’invoque d’ailleurs pas le sang noir des mots mais leur translucidité, leurs simplicités des origines. Ses poèmes semblent parfois des comptines. Souffle, air, eau... Simplement indéfinis, renversés de l’intérieur, ses textes sont des attentes en murmure. Elle a fait sienne cette injonction de Paul Celan
Parle –
Mais sans séparer le non du oui.
Donne aussi le sens à ta parole
donne-lui l’ombre
Donne-lui assez d’ombre,
donne-lui autant d’ombre
que tu en sais partagée autour de toi entre
minuit et midi et minuit.
À cela Rose répond :
j’ai trouvé
un mot qui ne pleure pas
les autres portent le deuil
de la perte
de la patrie.
Sa langue allemande forge des nouveaux mots en associant des mots opposés. Elle essaie de fuir la langue dite poétique, et va vers la nudité granitique du sens. Elle élabore des sortes d’épigrammes qui se souviennent de Celan. Métaphores et paraboles sous-tendent ses mots. Mais elle n’a pas besoin de clés et de décryptages comme Celan. Elle reste limpide comme une source. Elle n’a pas non plus la vertigineuse profondeur de celui-ci.
Dans son œuvre poétique de plus de 3000 poèmes, dont une partie en langue anglaise, des constantes s’affirment : textes courts et énigmatiques proches de la poésie chinoise ou japonaise. Les mêmes mots reviennent sans cesse dans ces courts poèmes : air, mot, lumière, séparation, amour, mort,…
Rose a commencé à écrire un journal intime à 17 ans et depuis elle n’aura quasiment pas cessé de se réfugier dans les mots. « Je pense à beaucoup de poèmes et n’en écris que fort peu ». Elle écrit pour elle simplement, « un mot avec un mot et avec un mot », cela donne un poème. Rose écrit d’instinct, comme un oiseau chante, le travail poétique vient après ce jet primal.
Et toute sa vie sera une ascèse vers la simplicité des mots, la clarté de la lumière, le son des mots et leur musique. Sonorités mouvantes et presque liquides, frémissement incessant des mots et des silences (il y a beaucoup de blanc entre les mots de Rose), rythme et assonances, appel d’air constant, tout cela amène sa poésie vers la mélodie.
« Je suis jeune de plus de cinq mille ans ». Rose connaissait et aimait le yiddish qu’elle parlait mais elle n’a pas voulu ou pas pu écrire en cette langue, sauf dans des lettres intimes. Elle connaissait le Livre et se posait les questions des autres poètes juifs survivants : le rapport à la tradition et à Dieu mort ou non à Auschwitz, l’identité juive qui revenait à la face de ces assimilés, l’affirmation de la féminité malgré tout, l’exil et la persécution, la croyance magnifique et dérisoire dans l’écriture, dans sa force et sa rédemption, le refus de l’anéantissement.
Elle était nourrie de Bible, de Talmud, de légendes juives, de mystique juive et ceci s’entend dans ses mots. Elle s’était très tôt éloignée de la religion juive, mais se sentait en fraternité absolue avec le peuple juif. Elle ne croit pas au messianisme, la patrie des mots partagés est son seul espoir d’éternité. Plutôt son messianisme à elle est dans les mots.
Paradis ou néant, Dieu ou la mort, elle ne veut pas le savoir, réfugiée dans la forteresse d’espérance des mots et de la poésie.
« Pourquoi j’écris ? Je ne le sais pas ». Et pourtant les écrits de Rose Ausländer sont profondément autobiographiques. Elle nous parle de sa vie, de ses divers degrés de sa vie, de ses amours, de ses amis perdus ou qui se détournent. Mais aussi de ses espoirs lumineux, de ses émerveillements, et ce depuis le début de son écriture jusqu’à l’extrême fin clouée dans son lit de maison de retraite. Elle tisse, comme on regarde de vieilles photos sépia, tous ses instants de bonheur cueillis dans sa drôle de vie.
Cette fusion entre sa vie et son œuvre est totale, rare et touchante. Cette écriture immédiate de la vie immédiate lui donne sa fraîcheur et sa prolixité. Sa vie était sa survie, et la foi dans le mot sa religion qui l’aura portée jusqu’au bout. Elle disait qu’elle écrivait comme à l’usine, comme dans un métier, comme une délivrance. « Écrire pour ne pas mourir » certes, mais comme aussi une respiration naturelle. Elle posait les termes de sa survie dans l’écriture : « Je crois au miracle du mot qui travaille le monde au corps et va créer d’autres mondes ».
Pour elle c’est dans les mots que peut se passer la résurrection de tout un peuple.
Affamé de patrie
nous enterrons notre mort quotidienne
dans les mots
qui seront notre résurrection.
Ainsi elle pourra rendre visible la tragédie et transmuer l’horreur en renaissance de mots.
Contre tout espoir bafoué, contre le néant, l’abandon, elle écrit comme dans un journal intime de petite fille. Tout peut-être dit selon elle, et elle gagne cette guerre contre la muraille des mots. Pendant plus de 70 ans elle aura mis sur papier l’expérience d’une longue vie. Elle connaîtra de longues périodes de stérilité créatrice, mais le plus souvent elle vivra des explosions violentes d’inspiration. Ainsi de 1956 à 1963, de 1971 à 1974, mais surtout fruit tardif de 1982 à 1988.
Ses textes jetés sur le papier sont des ébauches qu’elle polit et repolit, parfois plus de trente fois. Même après leur publication, elle retravaille de fond en comble ses textes. Juste qu’ils soient transparents et limpides et qu’ils sachent retenir les larmes et la rosée. Comme Mozart écrivait sa musique dans sa tête, Rose écrit ses poèmes dans sa tête et ne les met sur papier qu’après les avoir fait tourner et retourner dans tous les recoins. Il y aura donc beaucoup de reprises et peu de ratures.
« Je teste les mots courts, les mots longs jusqu’à ce que ce soit des mots vibrants ».
Effectivement ce qui nous frappe est la vibration ailée de sa poésie, comme vols de papillons.
« Quand je suis désespérée j’écris des poèmes, quand je suis heureuse les poèmes s’écrivent en moi ». Elle semble suivre une haute ligne de grâce, petit funambule d’un monde passé et perdu, et sa seule étoile du nord est son intuition.
Rosée, Rose, elle semble simplement intuitive et naïve. Rose et rosée elle a par un travail de polisseur de miroir fait apparaître et la rosée et les roses.
La translucidité de sa poésie provient d’un lent remodelage des mots, jusqu’à leur trame, leur noyau.
Jusqu’à ce qu’ils deviennent plus légers que les morts et les fantômes. Son vocabulaire est réduit et ses images sont simples. Ainsi les clés de son champ lexical sont peu nombreuses : cendres, ombres, fenêtres, souffle et respiration, obscurité, feu, glaive, urne, ami...
Rose Ausländer sera restée une petite fille se souvenant de la Bucovine, petite fille même sur son lit de grabataire. C’est ce regard presque innocent sur les tragédies du monde qui la rend si attachante. Mais aussi cette volonté de vouloir écrire de la poésie après l’extermination dans un monde maudit. Elle écrit comme si elle goûtait à la pomme défendue pour retrouver l’avant-goût du retour en paradis.
Je chante la chanson défendue de la pomme
qui nous a tout appris avant la naissance.
De cette poésie des ténèbres et des cendres émane surtout de la lumière. Car la poésie de Rose Ausländer dégage surtout des lueurs translucides, des clignotements d’étoiles, une folle espérance. Ceci la rend unique dans cette littérature du désastre. Rose, étrangère et fragile, toujours en départ, Rose de Bucovine tu restes un doux sourire en ce monde d’horreur qui t’aura accompagnée comme une ombre épaisse, et que tu auras changé en une petite lumière douce et triste. De tes blessures de douleurs tu n’auras pas voulu voir la réalité, tu as pris les chemins de traverse du songe, des pays inventés où le peuple juif n’est plus massacré.
Là « où les vaches de Chagall broutent les prairies de la lune et où des loups dorés protègent les agneaux »
Et en se souvenant que :
Nous sommes retournés chez nous sans roses.
Elles sont restées à l’étranger.
Notre jardin repose sous terre dans le cimetière.
Le multiple s’est transformé en multiple.
Nous sommes devenus des épines dans des yeux étrangers.
Rose aura triomphé des bourreaux, elle vit désormais dans les mots des hommes, loin des couteaux, loin des flammes. La fille du mois de mai aura fait printemps. La petite fiancée de l’errance s’est enfin posée.
« Fait du désespoir un mot de renaissance », nous aura-t-elle appris.
Dors bien Rose. Les roses refleuriront toujours.
Sources
Les sources utilisées sur Rose Ausländer proviennent en majeure partie des livres de Helmut Braun, son ami et son biographe.
* Un article de Florence Heymann "Quand la terre était encore ronde", la Bucovine de Rose Ausländer
* Une étude magistrale en allemand d’Ursula Homann: Ausländer Rose, Microsoft® Encarta® 99 Enzyklopädie. © 1993-1998 Microsoft
Gil Pressnitzer
Bibliographie
* en français
Je compte les étoiles de mes mots
(l’Age d’homme) Choix de poèmes traduits et présentés par Edmond Verroul mars 2000
* en allemand:
Œuvres complètes menées par Helmut Braun pour Fischer Taschenbuch Verlag:
Wir ziehen mit den dunklen Flüsse
Denn wo ist Heimat?
The forbidden Tree
Die Musik ist zerbrochen
Wir planzen Zedern
Wir wohnen in Babylon
Gelassen atmet der Tag
Sanduhrschritt
Treffpunkt der Winde
Hinter alle Worten
Die Sonne fällt
Und nenne dich Glück
Brief aus Rosen
Schweigen auf deine Lippen
Die Nacht hat zahllose Augen
Schattenwald