Saint-John Perse

La statue du Commandeur est toujours debout

Un chant s’élève en nous qui n’a connu sa source et qui n’aura d’estuaire dans la mort.

Rarement un poète aura mis autant en scène sa propre éternité, méticuleusement, maniaquement, pour que la statue de marbre flamboie sur les rives du temps. En 1972 il conçut mot à mot son intégrale dans la Pléiade et ne laissa durant sa vie à nul autre sa propre célébration. Étrangement ses discours tiennent plus de place que ses poèmes dans ce volume.

Je me souviens fort mal d’une rencontre près d’Aix en Provence avec un homme âgé, dans les vapeurs de son thé, avec une gouvernante impitoyable, et qui n’aura voulu me parler que de son œuvre de diplomate. Sur Millerand, sur la Société des Nations, sur sa haine de De Gaulle, il était prolixe, sur sa poésie pas un mot.

Sur internet des sites majeurs ne laissent point de place à de nouvelles approches, surtout celui de Loïc Céry, œuvre d’une vie. La seule possibilité est de juste faire résonner le grand flot oratoire de Saint-John Perse, de prolonger son souffle de grand vent passant sur la surface de la terre.

On fait de Saint-John Perse un voleur de feu, un poète des hautes solitudes. Il n’a point dérobé les Dieux pour le partage avec les hommes, concept plutôt philosophique chez lui que compassionnel. Non il aura été lui-même le Dieu du feu et par son ample proclamation à la face du monde, il aura prophétisé la poésie. Immense océan déclamatoire, sa poésie roule depuis la mer des origines les coquillages de ses denses images conquises sur les terres parfumées, les cieux immuables.

Les oracles de Saint-John Perse

Saint-John Perse, ou plutôt St.J.Perse comme il signait, pose la légende du poète grand sourcier du monde, celui qui vaticine avec les mots hallucinés de celui qui revient de tous les ailleurs. Il écrit pour donner une réponse de Dieu aux hommes, « cette réponse à l’homme qui fut brève, et ne fut que fracas ».

Bien sûr il est l’intercesseur. Comment une poésie si ostentatoire, si recherchée dans ses élans, sa rhétorique précieuse, ses tours de magie n’est-elle pas morte ? Comment Saint-John Perse nous touche-t-il « comme l’averse du ciel qui fut avec nous »?

Ah les filtres du vieil enchanteur restent ô combien puissant, et quand on rouvre au hasard une page de Perse, nous remontons en croupe pour les galops de l’infini. On devrait le ranger comme un grimoire usé et jadis feuilleté mais dont la patine est à jamais irrémédiable. Non il continue de tonner en nous, autour de nous alors que Claudel par exemple autre orateur à la face du ciel semble nous peser, fort injustement sans doute, des tonnes.

La réponse pour moi est dans cette phrase:« Je vous parle, mon âme ! - mon âme tout enténébrée d’un parfum de cheval ! ». Odeurs, rafales, embruns, oiseaux, vaisseaux, parfum du cacao, souffle du sable, prennent au-delà de la mesure d’homme. Les mots de Perse, aussi oratoires soient-ils, sont incarnés. Ce chant d’un grand roi nous parle d’épaule à épaule, nous anoblit. Combien de fois aurais-je maudit Perse et ses discours-poèmes grandiloquents et cédé pourtant à chaque fois.

À chaque fois humblement je reviens à ses pieds. Et il revient chaque saison, avec les oiseaux verts et bavards de ses poèmes, sur le poing. Ses louanges, lui le Songeur, « bercent notre front comme une grosse étoile du matin ». Statue immense sur l’horizon de la poésie, statue intimidante également elle est toujours debout. Il faut se glisser dans les eaux majestueuses de la poésie de Perse en oubliant l’ombre portée immense du prophète, Moïse de la poésie avec ses propres tables de la loi face à nos veaux d’or, pour retenir l’odeur de cannelle de l’enfance, la dignité d’être homme.

Perse est le maître des images, longtemps mijotées dans la marmite noire des légendes, de l’impossible. Des flux de lumière passent dans ses hautes paroles, des vagues immenses s’y déroulent. Perse maîtrise complètement son chant, même s’il dit que sa gloire est sur les sables ; Il y prend un soin jaloux comme ces pharaons, ses poèmes sont ses pyramides, ses stèles. Dans son pur langage il accompagne les récitations pour la mer, le vent, les oiseaux, son enfance, et sans doute aussi pour les hommes, cela est moins sûr.
« Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps », dit cet homme qui estime que son action de diplomate, donc dans le profane par rapport au sacré de la poésie, est suffisante.

Chants pour des équinoxes

Que toutes choses hors du songe, que toutes choses par le monde, nous soient en grâce sur la route ! Cette route est la parole de Perse qui a le poids de l’immémorial, de toutes les fêtes de la mémoire. Perse a cent mille ans !

Il nous parle d’une haute condition, sous les palmes, entre les robes, entre les songes. Perse répand le sel et le sable, et parle comme son sorcier noir :
le monde est comme une pirogue ; qui, tournant et tournant, ne sait plus si le vent voulait rire ou pleurer.

Et sinon l’enfance, qu’y avait-il alors qu’il n’y a plus ? Cette question est la seule qui vaille. Et Saint-John Perse, quand il ne trône plus aux confins des vents et des amers, redonne le fleuve chatoyant des chants emmêlés de l’enfance. Loin de sa posture de prophète il convoque tous les coquillages de nos chansons jadis accordées à toutes les voiles de l’horizon.

« J’ai rêvé I’ autre soir d’îles plus vertes que le songe, et il y avait à quai de hauts navires à musique ». Miel et piments seront désormais en nous.

Son œuvre tient au creux de la main, et le ciel profond, et les arbres profonds, trop grands s’y tiennent aussi.

Invocations, chants du vent, houles, profondes houles, sa poésie se pose face à l’immense nuit.

Sa poésie pourtant n’aime pas la nuit, elle est profondément solaire.

Elle se veut un songe de la création, à toutes les frontières de l’homme. Les choses errantes y nichent, elles parlent du Grand Age. Elle prend la mesure du cœur de l’homme mais de haut, de très haut.

Cette poésie est hommage, hommage à la poésie, ou plutôt au verbe.

Elle vient de la mer, oui profondément de la mer, comme l’homme. Grands vents en liesse par le monde, et qui nous arrivent dessus.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Chanson

Mon cheval arrêté sous l’arbre plein de tourterelles, je siffle un sifflement si pur, qu’il n’est promesses à leurs rives que tiennent tous ces fleuves.

Feuilles vivantes au matin sont à l’image de la gloire)...

Et ce n’est point qu’un homme ne soit triste, mais se levant avant le jour et se tenant avec prudence dans le commerce d’un vieil arbre,

appuyé du menton à la dernière étoile,

il voit au fond du ciel de grandes choses pures qui tournent au plaisir.

Mon cheval arrêté sous l’arbre qui roucoule, je siffle un sifflement plus pur...

Et paix à ceux qui vont mourir, qui n’ont point vu ce jour.

Mais de mon frère le poète, on a eu des nouvelles. Il a écrit encore une chose très douce. Et quelques-uns en eurent connaissance.

Enfance, mon amour, j’ai bien aimé le soir aussi

c’est l’heure de sortir.

Nos bonnes sont entrées aux corolles des robes...

et collés aux persiennes, sous nos tresses glacées, nous

avons

vu comme lisses, comme nues, elles élèvent à bout de

bras l’anneau mou de la robe.

Nos mères vont descendre, parfumées avec l’herbe -

à-Madame-Lalie... Leurs cous sont beaux. Va devant et

annonce Ma mère et la plus belle ! - J’entends déjà

les toiles empesées

qui traînent par les chambres un doux bruit de tonnerre...

Et la Maison! la Maison ?.. on en sort !

Le vieillard même m’envierait une paire de crécelles

et de bruire par les mains comme une liane à pois, la

guilandine ou le mucune. Ceux qui sont vieux dans le pays tirent une chaise sur

la cour, boivent des punchs couleur de pus.

Eloges

Enfance, mon amour, j’ai bien aimé le soir aussi : c’est l’heure de sortir.

Nos bonnes sont entrées aux corolles des robes... et collés aux persiennes, sous nos tresses glacées, nous avons

vu comme lisses, comme nues, elles élèvent à bout de bras l’anneau mou de la robe.

Nos mères vont descendre, parfumées avec l’herbe-à-Madame-Lalie... Leurs cous sont beaux. Va devant et annonce : Ma mère est la plus belle !

— J’entends déjà

les toiles empesées

qui traînent par les chambres un doux bruit de tonnerre... Et la Maison ! la Maison ?... on en sort !

Le vieillard même m’envierait une paire de crécelles

et de bruire par les mains comme une liane à pois, la guilandine ou le mucune.

Ceux qui sont vieux dans le pays tirent une chaise sur la cour, boivent des punchs couleur de pus.

Éloges, XV

Dédicace

Midi, ses fauves, ses famines, et l’An de mer à son plus

haut sur la table des Eaux...

- Quelles filles noires et sanglantes vont sur les sables

violents longeant l’effacement des choses ?

Midi, son peuple, ses lois fortes... L’oiseau plus vaste sur

son erre voit l’homme libre de son ombre, à la limite

de son bien.

Mais notre front n’est point sans or. Et victorieuses

encore de la nuit sont nos montures écarlates.

Ainsi les Cavaliers en armes, à bout de Continents, font

au bord des falaises le tour des péninsules.

- Midi, ses forges, son grand ordre... Les promontoires

ailés s’ouvrent au loin leur voie d’écume bleuissante.

Les temples brillent de tout leur sel. Les dieux s’éveillent

dans le quartz.

Et l’homme de vigie, là-haut, parmi ses ocres, ses craies

fauves, sonne midi le rouge dans sa corne de fer.

Midi, sa foudre, ses présages ; Midi, ses fauves au forum,

et son cri de pygargue sur les rades désertes !...

- Nous qui mourrons peut-être un jour disons l’homme

immortel au foyer de l’instant.

L’Usurpateur se lève sur sa chaise d’ivoire. L’amant se

lave de ses nuits.

Et l’homme au masque d’or se dévêt de son or en l’honneur de la Mer.

Chant pour un équinoxe

L’autre soir, il tonnait, et sur la terre aux tombes j’écoutais retentir

cette réponse à l’homme, qui fut brève, et ne fut que fracas.

Amie, l’averse du ciel fut avec nous, la nuit de Dieu fut notre intempérie,

et l’amour, en tous lieux, remontait vers ses sources.

Je sais, j’ai vu, la vie remonte vers ses sources, la foudre ramasse ses outils dans les carrières désertées,

le pollen jaune des pins s’assemble aux angles des terrasses,

et la semence de Dieu s’en va rejoindre en mer les nappes mauves du plancton.

Dieu l’épars nous rejoint dans la diversité.

*

Sire, maître du vol, voyez qu’il neige, et le ciel est sans heurt, la terre franche de tout bât :

terre de Seth et de Saül, de Che Houang-ti et de Cheops.

La voix des hommes est dans les hommes, la voix du bronze dans le bronze, et quelque part au monde

où le ciel fut sans voix et le siècle n’eut garde,

un enfant naît au monde dont on ne sait la race ni le rang,

et le génie frappe à coup sûr aux lobes d’un front pur.

Ô Terre, notre Mère, n’ayez souci de cette engeance : le siècle est prompt, le siècle est foule, et la vie va son cours.

Un chant se lève en nous qui n’a connu sa source et qui n’aura d’estuaire dans la mort :

équinoxe d’une heure entre la Terre et l’homme.

Bibliographie

Éloges, 1911 NRF
La gloire des rois, 1925-1928

Anabase, 1924

Exil, 1942
Poème à l’étrangère,1943

Pluies, 1944

Neiges,1944

Vents, 1946 Gallimard

Amers, 1957 NRF

Chronique, 1960
Poésie,1961(discours)

Oiseaux, 1962

Chant pour un équinoxe,1972
Chanté par celle qui fut là, 1969
Nocturne, 1973
Sécheresse, 1974

Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1972 -1988