Samuel Beckett
Mort et vie de la parole et de l’image
Il faut toujours se rappeler des derniers textes de Beckett: «Catastrophe», «Soubresauts», «Cap au pire», « Comment Dire ». Toute la force du morcelé mental réside en leur parole répétitive. Dans l’impossibilité d’enchaîner, la phrase s’interrompt, s’épuise, s’arrête, ne sait plus:
"Puis tant de coups et de cris sans qu’il soit reparu qu’il ne reparaîtra peut-être plus. Puis tant de cris depuis les derniers coups qu’il n’y aura peut-être plus. Puis un tel silence depuis les derniers cris que même d’eux il n’y en aura peut-être plus. Telle peut-être la fin. Ou peut-être rien qu’une accalmie. Puis tout comme avant" (Soubresauts, Editions de Minuit, p.14-15).
Le silence donc ou la répétition. Les syntagmes ne parviennent bientôt plus à se formuler. Qu’une suite de "Oh" dans "Soubresauts, de "Ah" dans "Cap au pire" en ponctuation d’une scansion qui devient la magnifique mélodie monotone où domine la lassitude d’être éveillé. Chaque séquence logique se brise jusqu’à devenir une litanie obsédante jusqu’à l’épuisement de sa musicalité frugale qui tente peu à peu, pas à pas de perdurer encore avant de sombrer enfin dans le blanc, dans le silence.
Toutefois il ne s’agit pas de "médicaliser" le discours de Beckett. S’y découvre une situation symbolique au moment même où le symbole lui-même se révèle insuffisant. Le désarroi qui s’inscrit puis s’efface n’a rien de maniaco-dépressif : il renvoie à un archétype existentiel. Le déni du signifiant n’est donc pas un processus de dépression psychologique. Il existe chez Beckett tout une transposition et un déplacement loin du psychologique. La transposition d’un processus de perte par différents types de discours disent l’impossibilité tragique d’être sans exister, d’exister sans être. D’où peut-être la valeur fondamentalement héroïque de personnages remisés au bord du monde dans leur paralysie et leur aphasie. Leur voix (du moins ce qui en reste) passe d’une transposition phrastique dans les textes de proses à une transposition aphasique dans les textes télévisuels (Quad et auitres pièces pour la télévision, Paris, Editions de Minuit, 1993) comme si à ce point le poids de la Chose originaire l’emportait et que toute traductibilité discursive devenait impossible.
Les paroles dites de Samuel Beckett
Cependant il existe une grande différence entre les héros de Beckett et le mélancolique "pathologique". Chez ce dernier l’impossibilité de parler se traduit chez ce dernier par un "je me tais, je meurs". Chez Beckett ce tarissement et cette aphasie renforce un "je continue" tragique. Il existe en conséquence une grande différence entre l’extinction de la parole dépressive et la parole inaudible de Beckett. La parole du dépressif est inaudible à lui-même. Chez les personnages elle devient une parole audible uniquement à celui qui la profère. Le narrateur dans une volonté de maîtrise de moins en moins justifiée fait corps avec sa parole désarticulée avant que, avec les personnages des pièces télévisuelles ("Quad" en particulier et sa chorégraphie) le silence se collent à eux. Comme si une fois toutes les paroles dites, il fallait marcher en une danse forcée devant le temps pour lui demander qu’il soit.
Dans les derniers corpus incertains, lacunaires, "lagunaires", même si un narrateur parle sans y croire, sa parole défaussée reste digne de foi, même de mauvaise foi: "tel à titre d’échantillon le vacarme dans son esprit soi-disant jusqu’à plus rien depuis ses tréfonds qu’à peine à peine" Samuel Beckett, Soubresauts, Editions de Minuit,1989, p.27). Reste ce fond qui émerge un peu ou tente au moins de faire surface jusqu’à ce qu’une sorte de narcissisme en négatif où le chagrin et le désespoir laisse place à un vide océaniqu en lieu et place du chagrin et même du désespoir. Les anti-héros beckettien sont donc - en bout de course - imprégnés d’une sorte de sentiment de douleur anesthésiée, de jouissance suspendues. Ils sont envahis d’une attente et d’un silence aussi vides que comblés. Ils errent abandonnés au dedans d’eux-mêmes et ne pourront jamais sortir de ce lieu avec comme Beckett lui-même « le sentiment d’être jamais né » (confidence de l’auteur à Charles Juliet, revue Entailles, n°19, 1980)..
S’étant consumés à se porter des coups moraux à l’image de Malone dont les ressassements nostalgiques douteux ne peuvent que porter le doute non seulement au "qui je suis" mais au "si je suis" les héros de Beckett n’auront jamais pu se procurer les coups suffisants pour tarir ce qui résiste. Ils finissent ou plutôt continuent de finir pudiquement et muets, sans lien de paroles ou de désirs aux autres comme le traduit de manière si explicite les pièces télévisuelles. Là où la parole n’est plus une seconde nature mais où "la parole(devient le seul vrai vide de la nature" ( Valère Novarina, Pendant la matière, POL,1991,p.114) ils deviennent étrangers à la langue elle-même et s’emmure dans le noir cryptique sans la moindre lumière de la pièce télévisuelle "Nacht und Traume".
Dans la parole des dernières proses il existait sinon du sens, du moins un mouvement tonal. Dans les séquences phrastiques brisées des derniers textes, dans ce registre grevé de silence demeurait cette tonalité qui d’une certaine façon venait recoudre la berceuse minimaliste du deuil inaccompli de l’objet maternel dont le cadavre oppose sa densité au glissement du temps. Mais cet objet cherché sans cesse dans des suites de marche sans objet, des marches silencieuses que l’on retrouvera jusqu’à Quad et son "plateau circulaire cerné d’une ombre profonde" dans lesquels toujours semble apparaître "une clôture ou autre manière de borne à ne pas dépasser", ne pourra plus émerger. A la musique intrinsèque des mots, à la musique du silence est préférée la musique hétérogène et qui n’appartient plus au créateur lui-même : celle de Beethoven dans "Trio du Fantôme" puis de Schubert dans "Nacht und Traüme" signent la dernière spoliation, l’ultime désappropriation.
Par des images déjà creusées par le langage Beckett tentait encore d’ouvrir un tombeau pour faire jaillir une image de mère la mort afin de ne plus s’identifier à elle. Mais la haine et la culpabilité matricide effacées reste une souffrance intacte, une souffrance antérieure à la haine. A ce titre l’image télévisuelle finale - loin de tout sommeil matérialiste - se voulait écran d’arrêt. Mais elle allait rester un dernier empêchement. Elle ne peut faire jaillir ce qui n’a jamais pu se dire et se montrer. D’où le retour final au blanc de la page. De même que le narrateur de "Soubresauts" peut dire: "Puis il chercha du réconfort en songeant que son souvenir laissait peut-être à désirer et n’y trouva aucun" de même les personnages des pièces télévisuelles n’ont plus rien à voir, à regarder. Ils se referment en silence sur leur noir intérieur que l’image de Beckett renvoie au final même si cela était en germe depuis longtemps. Qu’on se souvienne par exemple de.
« Plus de mots plus de sens
Fini d’avoir besoin A travers l’immondice
Un peu plus bas
Jusqu’au noir » ( Comédies et actes divers, 1966).
De l’extinction volontaire de son entreprise
A l’inverse de tant d’auteurs qui, en vieillissant, engagent des projets voués par la mort à l’anéantissement, contraint et forcé, Beckett, achève lui-même l’extinction de son entreprise. Cette extinction est, de plus, d’une certaine manière, en germe dès l’un de ses premiers textes. Dans son essai sur Proust, en 1930, Beckett écrit : « La pulsion artistique ne va pas dans le sens d’une expansion mais d’une contraction. L’art est l’apothéose de la solitude" (in « Proust »,Éditions de Minuit, 1990, p.75).. En sa concentration l’oeuvre terminale propose sa colorature sombre, sa matière subtile et diaphane. Elle permet pour le créateur de signifier tout un poids de ténèbres, tout l’ombre de l’ombre comme dans Comment dire, le dernier texte de Beckett écrit quelques semaines avant sa mort :
suffisent:
"rien nul
n’aura été
pour rien
tant été
rien
nul"
Juste avant la mort, presque dedans, ce poème annonce une dernière expérience des limites. Là alors, la seule et paradoxale image portée au noir. Celle que l’auteur, entouré de vieilles dames, muet et immobile, fixant le poste de télévision, regarde une dernière fois avant de mourir. La "seule" image qui fait écho à celle évoquée en cet aveu capital de 1948 écrit dans une lettre inédite à Jacques Kober : "Je ne connais que la vieille image naïve et sourde qui n’ajoute rien, n’élargit rien, ne fait que renvoyer à l’affolement dont elle sort, comme le cri absurde à la douleur et à la joie".
J.Paul Gavard-Perret.
Choix de textes
Extraits de son dernier poème
Folie —
folie que de —
que de —
comment dire —
folie que de ce —
depuis —
folie depuis ce —
donné —
folie donné ce que de —
vu —
folie vu ce —
ce —
comment dire —
ceci —
ce ceci —
ceci-ci —
tout ce ceci-ci —
folie donné tout ce —
vu —
folie vu tout ce ceci-ci que de —
que de —
comment dire —
voir —
entrevoir —
croire entrevoir —
vouloir croire entrevoir —
folie que de vouloir croire entrevoir quoi —...
....
folie que de voir quoi —
entrevoir —
croire entrevoir —
vouloir croire entrevoir —
loin là là-bas à peine quoi —
folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi —
quoi —
comment dire —
comment dire
Bibliographie sommaire
EN FRANÇAIS
1951 :Molloy
1952 : Malone meurt
1952 : En attendant Godot (pièce en deux actes)
1953 : L’Innommable (roman)
1955 : Nouvelles et Textes pour rien (1946-1950)
1957 : Fin de partie (pièce en un acte)
1957 : Acte sans paroles I
1961 : Acte sans paroles II
1961 : Comment c’est (roman) (1960)
1963 : Oh les beaux jours (pièce en deux actes)
1966 : Bing (1966)
1968 :Poèmes (1937-1949)
1970 : Le Dépeupleur (1968-70)
1976 : Pour en finir encore et autres foirades
1978 : Pa s, suivi de Quatre esquisses (pièces)
1979 : Poèmes
1981 : Mal vu mal dit
ŒUVRES EN ANGLAIS
1938 : Murphy (roman)
1953 : Watt (roman)
1957 : All That Fall
1958 : Krapp’s Last Tape
1959 : Embers
1961 :Happy Days - Oh les beaux jours (pièce)
1962 : Words and Music - Paroles et musique
1963 : Play - Comédie (pièce)
1969 : Breath - Souffle (pièce)
1973 : Not I - Pas moi
1976 : Footfalls - Pas (pièce)
1982 : A Piece of Monologue - Solo
1981 :Rockaby - Berceuse
1983 : Worstward Ho - Cap au pire
1983 : What Where - Quoi où (pièce)
1984 : Quad (pièce),
1989 : Stirrings Still - Soubresauts (prose rédigée entre 1983 et 1986)