Sergueï Essenine

L’insurgé de la poésie,
le frère du vent

L’insurgé de la poésie, le frère du vent

O ma Russie, sainte Russie des bois,

Je suis seul ton crieur et ton chantre ;

La tristesse de mes vers de bête farouche,

Je l’ai nourrie de résédas et de menthe.

Monte et pointe, minuit de lune, avec ton broc

Pour puiser d’un seul coup le lait des bouleaux !

« Le poète soviétique Essenine fut le chantre de la révolution d’Octobre et l’époux de la danseuse américaine Isadora Duncan. Il se suicida en 1925, à l’âge de trente ans. »

Ce faire-part littéraire voudrait résumer le choc d’une comète.

Que d’approximations et sur son engagement révolutionnaire et sur son suicide, lui le suicidé du pouvoir !

Mort de la mort de l’espoir, il rit encore sur tous les toits.

Comme le foulard de sa compagne Isadora Duncan, le souvenir de Sergueï Essenine flotte sur nous, se prend et se coince dans les récifs du quotidien et finit par nous étrangler de l’avoir oublié si longtemps.

«....Mon Serge Essenine ce voyou qui s’assassina » dira René Guy Cadou dans son Ode à Essenine.

En lui toujours le poète et le voyou s’affronteront :

Mon ami, mon ami,

Je suis malade à en crever.

Mais cette douleur d’où me vient-elle ?

Est-ce le vent qui siffle

Sur les champs déserts, désolés,

Ou bien, comme les bois en septembre,

C’est l’alcool qui effeuille ma cervelle… (L’Homme noir, extrait, éditions Circé)

Ce dédoublement entre l’archange blond et l’homme en noir, cette schizophrénie hurlante, ne fut en fait que les deux mêmes aspects du poète. « Poète est-ce une injure ou bien un compliment ? », disait déjà Baudelaire.

Cet homme en noir après s’être noyé dans les eaux tumultueuses de la vie et dans l’illusion de l’amour, faisant la grande traversée de la mort et du fleuve épais de l’oubli par l’alcool, reste toujours discuté dans sa patrie. Mais il a été de son temps le poète le plus populaire de Russie, le plus lu des poètes russes.

Toujours il se sera voulu fidèle à son enfance, enraciné dans le limon de sa chère terre russe, celle éternelle, la Russia. Paysan jusqu’aux os, à jamais enlacé aux cœurs des bouleaux. Sa liaison mystique avec la terre lui venait de toutes ses années à s’emplir de contes et d’odeurs, de ruisseaux et de croyances en l’éternité du sol. Il ne cultivait pas la terre, mais il était cultivé par elle.

Pour la mauvaise conscience post-soviétique condamnant l’intellectuel qui ne s’est pas immolé pour la classe ouvrière, il est encore suspect. Lui membre de la troïka de « la poésie russe de la période révolutionnaire » avec Maïakovski, Pasternak, il laisse en chemin les odes réalistes. Il était lui à la fois mystique et révolutionnaire. Utopiste plutôt que pratiquant.

Martyr de la cause ouvrière ?

Il aurait bien voulu pourtant, il s’y était essayé sincèrement - sa Ballade des 26 est une ode à la révolution -.

Mais non décidément il volait bien au-dessus de la sueur des exploités, plus près des bouleaux que des usines. Et puis sa foi s’était vite écaillée, car il voyait la détresse de ses frères paysans condamnés à la famine. Sa foi dans la révolution était la foi en une révolution sociale et surtout une régénération des âmes et de la Russie souillée.

Il était loin, fort loin, du bolchevisme et il le restera. Alors, sans mission, et sans foi, il se sentira de trop, inutile et étranger au monde prolétarien, lui le paysan à jamais.

Il était en fait un « vieux-croyant » de la terre, qui sacrifiera aux louanges et épopées communistes, pour survivre.

Le voici donc mon pays

Quelle grande gueule je faisais

à brailler, dans mes vers, du peuple à être l’ami !

Ma poésie, ici, n’est plus bonne à personne

au reste moi non plus.

Curieusement protégé de Trotski qui admirait le grand poète, il aura enfoui en lui les drames psychologiques de cette révolution russe. Le bruit des machines-outils ne pouvait éteindre en lui ceux des chants populaires et des rivières. Messianique, le matérialisme ne pouvait le contenir.

Essenine n’était pas un clochard céleste mais le diligent jardinier de son désespoir. Il le faisait pousser en grappes et à foison.

Et, de ses vers, il fera « une confession de voyou ».

« Malgré le sobriquet de poète, je reste un houligan »

Ses paroles nous touchent bien plus que celles des poètes dits de la Révolution et que l’histoire aura enseveli parfois.

La lune est morte,

L’aube bleuit la fenêtre.

O nuit, Nuit, que m’as-tu donc conté ?

Je suis là, en haut-de-forme,

Et à part moi, personne,

je suis seul.

Et mon miroir est brisé. (L’Homme noir, extrait)

Le choc de la comète Essenine

Boris Pasternak eut ces mots éclairants : « Essenine traita sa vie comme un conte fantastique. Il traversa l’océan sur un loup gris comme Ivantsarevitch et comme l’Oiseau de feu, attrapa par la livrée Isadora Duncan. En composant ses vers, il use encore des procédés du conte, tantôt disposant les mots comme les cartes d’un jeu de patience, tantôt les gravant avec le sang de son cœur. »

Ce paysan poète, « rossignol obscène », semble se rapprocher d’un Rimbaud soviétique. Ange blond licencieux et féerique, il a laissé des sillons de feu derrière lui. Moujik de légende il s’épanouissait dans les saisons en enfer.

Mais sa seule arme négociée sera une corde pour son propre usage.

Bisexuel, ivrogne, il est l’innocent passé de son tout petit village aux violences des villes à l’embaumement du statut de poète officiel de la Révolution. Mais lui ne déclame pas ses vers à cheval sur une machine-outil à des ouvriers, non, il préfère les sueurs des exclus :

Dans ce sinistre bouge, vacarme et chahut

la nuit entière jusqu’à l’aube

je lis mes vers aux prostituées

et me cuite avec les bandits.

On découvrit, que dans la chambre d’hôtel de Leningrad, où il s’était isolé, il avait écrit, avec son sang, son ultime texte, le 27 décembre 1925, sans doute un beau jour pour mourir :

Au revoir, mon ami, sans poignées de main, ni paroles,

ne t’attriste pas, ne fronce pas les sourcils,

Dans cette vie, il n’est guère nouveau de mourir.

mais vivre n’est certes pas plus nouveau !

Fin flamboyante et tragique, vie scandaleuse, poésie au fer rouge, le mythe était en marche.

Il reste donc plus connu par ses légendes que par ses écrits. Lui qui voulait tant le contraire:

« Pour une information plus complète sur ma biographie, tout est dans mes vers ».

Et dans une lettre, le 22 septembre 1922, il écrit: « Ferme ton âme, Essenine, une âme ouverte est aussi indécente qu’une braguette déboutonnée ».

Il n’appliqua pas cette règle et demeure l’exhibitionniste de ses douleurs.

Quelle aubaine pour la révolution d’Octobre d’avoir pour chantre ce paysan flamboyant ! Quelle chance d’avoir un poète maudit à macérer pour les générations futures.

Ivre de sexe et de vers il s’avance encore vers nous, insolent et provocateur, meurtri et fragile.

Moujik furieux, il semblait passer au travers du corps de son époque comme pour un coït hagard.

Il posait ses lourdes mains sur le corps des femmes comme on trace un territoire, comme on délimite un champ. Possession était sa manière.

Le sexe des femmes était pour lui le sillon de la terre mère qu’il fallait creuser et creuser encore jusqu’à la lie, jusqu’à passer de l’autre côté.

Au plus profond pour que la graine survive à l’hiver et au temps. « Terre mère et fils moisson », sont ses labeurs et ses chants.

Ce drôle de laboureur fut aussi un temps le triste caniche d’une américaine milliardaire, fière d’exhiber son poète révolutionnaire en laisse, Isadora Duncan.

Tournant en rond dans de longues limousines et dans des suites d’hôtels de plusieurs verstes, il n’avait comme porte de sortie que la bouteille à la mer de la bouteille d’alcool et la violence. Ses mains lourdes lui échappaient.

Pourtant lui était ses mains. Et ses mains jamais ne l’avaient laissé en paix. Tumulte était son être, tumultueuses ses amours.

Il fallait d’abord saisir.

« Les mains d’abord, le corps ensuite », et ses mains avaient tracé la géographie de la nudité des femmes et des hommes qu’il aimait tout autant.

Passant et repassant, elles avaient poli le désir et appelé l’ennui et le dégoût.

« Au bagne des sentiments il faut/Faire tourner la meule des vers ». Alors il écrira fébrilement, parfois avec son sang – au sens propre -, dans des lieux infâmes, dans des palais de luxe.

Il avait le sentiment profond de s’être usé, fané, sali à jamais.

Il finit sa course folle en 1925, à l’âge de trente ans, au bout de tout, de son patriotisme, de ses amis, de ses orgies. Que baliser de sa folle trajectoire qui le vit quitter sa campagne à 17 ans, être célèbre à Saint-Pétersbourg à 20 ans, poète officiel depuis, mari scandaleux de l’américaine Isadora Duncan à 27 ans, épave de retour en Russie et vieillard à 30 ans.

Sa relation répulsion-fascination pour isadora rencontré lors d’une tournée de celle-ci en Russie était une sorte de délivrance et d’expiation à la fois. Elle avait dix-huit ans de plus que lui, et voulait posséder « la tête d’or, l’ange blond aux yeux bleus ». Lui voulait aussi s’enfuir de ce pays qui déjà semblait mettre un nœud coulant sur lui. Un pacte non pas amoureux, mais de prédateurs liés l’un à l’autre, les aura unis.

Fulgurante fut sa course qui ne pouvait que se briser, tant il doutait de lui et de tous.

Il se savait pourtant poète sacré et officiel de sa patrie : « De Moscou à Paris mon nom tonne et terrifie".

Tout le monde ne sait pas chanter.

Il n’est pas donné à tout le monde

De rouler comme une pomme à vos pieds... Lui le pouvait

Alors il s’enfermait dans son rôle de houligan, de rebelle écartelé, de poivrot céleste. Il jouait sa caricature avec pour souffleur le désespoir. Ce n’était pas un flambeur, mais un désespéré.

Mystique comme ces fous qui traversent la Russie, voyants et mendiants, fous de Dieu et du néant, les « yourodivy », il faisait ses traversées de feu dans la steppe de la langue russe. Elle brûle encore de ses audaces linguistiques.

Le flux poétique d’Essenine

Benjamin Fondane parle de verdure ondoyante de la langue poétique, quand un poète fait pousser une nouvelle sève dans une langue. Essenine fut alors un grand jardinier. Sa poésie est pleine à ras bord d’images, de symboles obscurs- il fut « imaginiste »-,. Il reste comme le faiseur de pluie des métaphores. Image, tout est chez lui image. La chair incarnée de ses mots, ce sont les images.

Lui, le forçat de la vie et de la poésie, il se dit le dernier poète des campagnes.

Pour saisir un peu son bref et douloureux passage, lui qui semblait hors de tout et revenu de tout, il faut respirer avec lui l’odeur des arbres et des fées de son enfance :

« Il passa près de nous, près de tout, aussi insouciant que désespéré, douloureusement détaché de cela même qu’il détenait le mieux : les bouleaux, les tilleuls, la steppe bleu ciel. », dira Armand Robin qui nous aura révélé tant de poètes par ses traductions.

Il sera passé donc de « la steppe bleue du ciel », des bouleaux confidents du bord des chemins, au cloaque des villes.

Il était né dans la province de Riazan, au plus profond d’une Russie paysanne, fermée et fruste. une sorte de monde archaïque que la collectivisation forcée balayera totalement. Son grand-père Nikita l’élèvera dans les traditions de la vieille Russie des paysans et des « vieux-croyants » dissidents de l’orthodoxie. Ses grands-mères bigotes voulaient le figer dans l’ombre de la croix orthodoxe. Mais la mythologie slave païenne, la houle profonde du folklore russe vont vraiment édifier sa vision du monde. Et il sera celui qui « croira peu en Dieu et n’aimera pas aller à l’église ».

Son paradis n’est pas celui des chrétiens, mais celui de la terre. La Russie paysanne est l’âge d’or à jamais.

Tel l’herbe qui vibre de la rosée, il sera imbibé de contes populaires, de traditions et d’images pieuses, tout cela imprégné d’un paganisme, d’un animisme prêtant vie mystérieuse à toute la création, où les saintes et les fées se répondaient.

envoûtée par quelque fée,

la forêt somnole en rêvant.

La poésie d’Essenine sent la sauvagine. Au milieu coule tant de rivières. Les arbres de sa chère Russie lui tendent la main et le consolent.

Le vent est son vieux complice, comme lui sensuel et fou, la vieille, la très vieille Russie sa mère et sa maîtresse :

J’aime immensément ma Russie.

Bien qu’en elle la rouille de la tristesse se penche en saule

Elles me sont douceur, la gueule sale des cochons

Et dans la paix des nuits la voix sonore des crapauds.

Je suis tendrement malade de souvenirs d’enfance.

La torpeur, la moiteur des soirs d’avril hantent mes songes.

.........

Je n’ai pas changé.

Comme cœur je n’ai pas changé.

En bleuets dans les blés mes yeux fleurissent dans mon visage

Étalant, paille dorée, la natte de mes poèmes...

(La Confession d’un voyou, Extraits 1920)

Dans les poèmes de Sergueï Essenine, on voit passer le vent qui berce les seigles, la lune qui court après sa clarté, et les bouleaux après leurs larmes, les nuits d’automne où la terre monte au ciel, et les rues mal famées des villes entre accordéon et prostituées.

Joie folle de l’enfant, désespoir le plus noir de l’adulte, comme à regret, il aura allumé les tisons de l’utopie.

Ce passéisme rural va de pair avec les élans enflammés du tonnerre de la révolution. Avoine et seigle se mélangent à la sueur qui ruisselle des rebelles. Enraciné et sans foyer, sans toit qui l’héberge, il erre en fait et ses poèmes sont ses bouteilles de naufragé.

Il n’avait que la culture des contes, mais savait la sagesse animale.

Quand on a fini de lire ses mots une odeur d’herbe fauchée reste encore en suspens. Il est le dernier chant du coq avant l’enfer. Son perchoir est l’infini des mots.

Ouragan et houligan, murmure et ange, sa poésie est la plus proche du vent. Ses mots sont des chevaux qui passent tels des pluies d’automne.

Avec les étoiles pour pèlerine, il reste pour nous une rumeur qui roule et nous drosse dans la vie.

Il parle « de ce crépuscule – louve affamée - qui est accouru pour laper le sang rouge de l’aurore»

Ce rouge, son sang avec lequel il écrira, faute d’encre, quelques poèmes.

Il ne conduit pas ses mots comme un troupeau de brebis, il les lâche comme des chevaux furieux.

Vent et bataille du vent, cinglant ou tendre, fuite éperdue ou retour à la terre mère, tout cela est dans les textes de cet oiseau fou nommé Essenine.

Pétri de légendes, il veut restituer une sagesse mythique du paysan, l’éternelle Russie, mais aussi la clameur d’orage des révolutionnaires, et des émeutes, le désenchantement de celui qui ne croit plus en rien. Ce grand désabusé se sentira vieillard à moins de trente ans.

Toujours ce regret de la jeunesse perdue, de la jeunesse passée va en fait être la lamentation de l’innocence perdue, l’innocence saccagée.

Le sentiment de la flétrissure, tel le Lorenzacio de Musset, est son lourd fardeau.

Les femmes, « les bonnes femmes » ne pouvaient suffire à l’arrimer à la vie immédiate. Romantique sentimental certes mais aussi cynique désabusé, il semblait éternellement fatigué de son décalage au monde. Alors il multiplie les brèves rencontres féminines ou masculines pour fuir dans le néant de la chair. En fait ses deux grands amours stables ne furent que le poète Anatoli Marienhof et Isadora Duncan.

Cette maladie dont il ne se sera jamais remis fut la perte de son enfance paysanne quand il dansait avec les fées et les bouleaux. Le lait de ses pleines lunes a été les mythologies populaires, les contes de nourrices et de vieilles babouchkas.

Il avait une communion mystique avec la nature, une sorte d’étreinte amoureuse et violente. Aussi doux parfois que la fleur du pommier, Essenine pouvait avoir la rugosité des buissons piquants.

Mais le tragique est sa véritable nature :

Dans la galère des sentiments me voici condamné

À tourner la meule des poèmes.

Mais sois sans crainte, vent insensé,

Crache tranquillement tes feuillages sur les prés !

L’étiquette de « poète » ne m’écorchera pas,

Moi aussi dans les chants je suis un voyou comme toi.

Tourmenté il était, tourmenté il vivra. Ourlé de légendes et de rumeurs, il s’avançait dans sa vie qu’il rêvait plus qu’il ne vivait.

Ses poèmes sont sa vie, même si sa vie n’est pas ses poèmes. Son chant venu de profondeurs des forêts, du fin fond des sillons de la terre russe noire et immémoriale, il savait la tresser entre la langue populaire et la modernité.

Il traîne sa cape de « Poète paysan, mystico-révolutionnaire », il en joue, il en meurt. Il meurt de la mort de ses espérances. Il ne croit plus en la révolution, il ne croit plus en l’amour, il ne croit plus en lui, usé jusqu’à la corde qui le pendra.

Je n’appelle plus, je ne me plains plus, je ne pleure plus....,

Je n’ai plus le parfum du miel sur ta main...

Ses rixes, ses happenings douteux, - il proclama la mobilisation générale !-, ses innombrables allers-retours entre sa campagne apaisante et Moscou la folle, ses orgies de sexe, ses orgies de mots, ses très longues errances dans les gens et les pays, ne sont que sa fuite en avant perpétuelle pour semer son ombre, perdre l’homme en noir qui le suit. Son double, son bourreau, lui-même.

Ce qu’il aima, femmes, alcool, révolution, voyages, rencontres, il le détesta dans le même instant. Femmes, alcool, révolution, voyages. Cette époque, la dernière est la seule connue en fait car cette plongée volontaire dans le monde de la nuit des truands en font à jamais le Voyou à la Villon. Par provocation et instinct suicidaire il a voulu dés 1923 se figer dans la pose du poète « houligan », antisocial et toujours ivre. Entre lui qui ne parlait pas l’anglais et elle la danseuse aux pieds nus qui ne parlait pas le russe ce fut un pacte de fiel et de champagne.

Il ne restera fidèle qu’aux chants des hommes et des bouleaux, au souffle des bêtes et des roseaux.

Cette rage dévorante de vivre jusqu’à la brûlure, d’aller vers les autres, de se détruire également, toujours écartelé par l’espoir fou et « l’à-quoi-bon » total, font de lui un des derniers rebelles de l’âme.

Entre chant d‘amour et blasphème s’élève sa poésie. Il retourne souvent le couteau de la langue contre lui, il se fait saigner avec les images coupantes.

Aussi la langue russe, qu’il violentera, sera comme lui, tendue, éclatée, tordue, mais porteuse encore et toujours de feu et d’images.

Nostalgie perdue, innocence assassinée, drame constant et violence colorent sa palette d’écrivain. Langue du désespoir et aussi de la rosée des champs, l’écriture d’Essenine est unique et presque impossible à traduire. Seule Tsvetaïeva forgera autant que lui la langue russe.

Paul Celan le traduira en allemand, émerveillé par sa langue violente et violentée dont il se sentait si proche.

Henri Abril, dans son édition de « L’homme en noir », aura remis vivant dans nos mémoires oublieuses ce réceptacle de mythe que fut cette foudroyante comète terrassée à trente ans, lasse de sa trajectoire heurtée. Mais nous devons tout à Armand Robin qui dans son recueil « Ma vie sans moi », nous ouvrit les yeux sur Essenine.

Ce sont ces traductions qui ont pu amener à quelques tentatives de restitution.

Jim Harrison lui a écrit des lettres vibrantes d’amour reconnaissant un modèle de passion et de révolte en lui.

Et il écrira ceci :

« Cette photo grise et brillante d’Essenine achetée dans un kiosque à journaux de Leningrad - penchée en permanence sur mon bureau : il ne me regarde pas il ne regarde rien ; la différence entre un accident d’avion et un nœud coulant compte pour rien. Que ferais-je de héros quand mon cerveau en contemple si peu ? Là encore, rien. Considérer ses yeux plats de magazine avec mes yeux légèrement inclinés, tous deux nous ne voyons rien. La vodka n’était rien, Isadora n’était rien, le pistolet brandi à New York n’était rien et ce pont de planches près de ton village natal de Riazan enjambait, sept pieds de rien, le nœud maladroit qui retenait le corps perpendiculaire n’était rien qu’un nœud, la loi de la gravité attirant vers la terre, un ou deux mètres de rien entre chaussures et sol à une année-lumière...J’ai marché jusqu’aux berges de la Neva, il tombait une belle neige fondue et il y eut enfin quelque chose, un grand fleuve au cours majestueux, plat comme tes yeux; quelque chose à marier à mon cœur de vaurien en plus des poèmes que tu as lancés dans le rien toutes ces années d’avant le nœud clair et distinct ».

Un autre versant d’Essenine est son charisme animal, sexuel et littéraire.

Franz Hellens rapporte le charisme diabolique, la fascination bestiale que dégageait Essenine quand il lisait ses poèmes, sorte d’Evtouchenko encore plus possédé :

« Il les chantait, les proclamait, les crachait, les hurlait ou les ronronnait, avec une force et une grâce animale qui empoignaient et séduisaient tour à tour. »

Âpre et doux, habité d’une sorte de furie intérieure, il est à la fois le frère du vent violent et celui du murmure des feuilles. Il est le petit matin où s’écoule le trop plein des brumes des champs et la fin des nuits dans les bars sordides. Un village oublié gît sous ses paupières, et le bleu infini des steppes laisse toujours poindre l’obscurité qui l’engloutira. Il était né pour être en exil, il se savait étranger et voué à une mort prochaine.

J’ai quitté mes steppes natales ;

C’est fini, fini sans retour,

Les feuilles des grands tilleuls pâles

Ne tinteront plus sur mes jours.

Oui, la maison sans moi se tasse,

Depuis longtemps, mon vieux chien dort ;

Dans les rues de Moscou, la mort,

Je le sais, me suit à la trace....

Mon cœur bat fort, mon mal s’aggrave...

M’oubliant, je dis pour finir :

"Comme vous, je suis une épave,

Sur mes pas pourquoi revenir !

Il se sera ébroué dans notre monde, gamin impertinent, amoureux de l’amour et non des êtres, « Don Juan misérable » comme il se nommera. Il se voyait comme « l’homme en noir », son double ricanant.

Il se croyait toujours vagabond, confrère de brigandage. Il vivra écartelé entre sa terre noire et lourde, son terroir qui sent le sel, et la mystique presque christique de l’utopie. Prophète des convulsions à venir, il se donnera d’abord au Christ rouge de la révolution, avant d’en être profondément déçu. Il était allé vers Lénine comme vers une sorte de transfiguration chrétienne de vieux-croyant russe. Il allait vers le messie et non pas vers le réel.

Terrible aboiement des cloches de la Russie —

C’est que pleurent les murs du Kremlin.

À présent sur les pics des étoiles,

Je te soulève, terre !

Je n’aurai pas peur de la mort

Ni des lances, ni de pluies de flèches,

C’est ainsi que d’après la Bible

Parle Serge Essenine le prophète. (Inonie)

Il s’est beaucoup posé de questions sur le chemin pris par la révolution russe, lui qui l’avait prophétisé :

« Avec des rames de mains coupées

vous souquez vers la terre du futur » ;

Il croyait avoir une mission, il ne sut pas trouver vraiment laquelle.

La Russie jusqu’à la moelle

La Russie éternelle, demeure pour lui la Russie à jamais prise dans la tourmente. Et le sacrifice du monde paysan par les bolcheviques sera son martyre.

Alors il ne lui reste plus que l’habit du poète maudit, du fou qui peut dire quelques vérités, du houligan marginal. Les dernières années de sa vie seront sa saison en enfer, il va être une épave, « une jument-épave » pour reprendre un de ces titres. Après sa rupture en 1923 avec Isadora Duncan, et son retour dans sa patrie, il accumule « les vers d’un scandaleux », va jusqu’aux tréfonds de sa descente dans les entrailles de « Moscou la soûle ».

Il entreprend une démolition en règle de lui-même, un dérèglement systématique des sens rimbaldien.

Scandaleux, débauché, éructant des propos antisémites tirés de son fond paysan, sans l’être du tout lui-même, il va irriter le régime en place.

Car il mettait à bas l’image de poète-révolutionnaire attaché à la gloire de Lénine que l’on lui avait tressé, qu’il avait paru jouer, au moins jusqu’en 1919. Et ce régime était aussi totalement réactionnaire au point de vue de l’ordre moral.

Hôpitaux, beuveries, arrestations, provocations de sa part, provocations de la Guépéou (police secrète soviétique), la machine infernale se met en place. Son amitié pour Trotski, le rend dangereux aux yeux de Staline qui lutte pour la succession de Lénine.

Essenine ne s’en rend pas compte, ou s’en moque. Il continue ses récitals poétiques, ses voyages, il a un autre fils, il se marie officiellement pour la troisième fois, cette fois-ci avec Sophie Tolstoï-Soukhotina le 18 septembre.

Des faits contradictoires marquent sa fin : d’un côté des séjours en hôpital psychiatrique, le retrait brusque de tout son argent, des scandales. De l’autre l’édition de ses œuvres à corriger, et la parution de l’ultime recueil « L’homme en noir ».

L’aile du suicide est là, celle de la Guépéou encore plus.

Dans la chambre 5 de l’hôtel d’Angleterre de Leningrad, le 27, ou le 28 décembre1925, date officielle, il est retrouvé pendu avec la courroie de sa valise attachée à un tuyau de chauffage. Pas d’enquête, pas de question, il est embaumé dans les fastes soviétiques à Moscou, officiellement suicidé. Suicidé peut-être, suicidé de la société certainement.

Essenine serait en fait mort assassiné et son meurtre maquillé en suicide par la police secrète léniniste, et son ami Trotski n’aura pu cette fois le protéger. Il espérait sans doute cette mort, l’attendait.

Rien de grave, rien de grave, rien de grave, aurait-il dit. Il adorait les répétitions ternaires. Au bout de tout rien ne l’attendait plus, sauf qu’il travaillait d’arrache-pied à l’édition de ses œuvres complètes.

Il ne faisait pas bon d’être un oracle et un fou obscène en 1925 en URSS. Aussitôt l’État oppresseur lui fit des funérailles nationales. ceux qui suivirent le cercueil ont dû l’entendre rire et rire et rire. Et son dernier regard a dû être pour la barrière de son village.

Sa vengeance tient dans ce rire et dans tous ces jeunes qui lisent et relisent son œuvre. Pendu et suspendu, il résonne et tonne encore, et que comme son frère le vent il se jette en avant !

Je me plais à croire qu’il continue comme « un mioche turbulent à cabrioler dans les prés », et qu’il ne veuille et ne puisse plus mourir :

Non, non et non ! Je ne veux pas mourir.

Ces oiseaux planent en vain au-dessus de nos têtes.

Je veux encore, comme un adolescent, gaulant le bronze des tremblaies

Leur présenter la paume de mes mains jointes – blancs calices séreux. Comment cela, la mort ?

Cette pensée pourrait-elle se loger en mon cœur

Alors que j’ai dans la province de Penza une maison à moi ?

Je languis du soleil, je languis de la lune,

Du peuplier qui coiffe la lucarne.

Les bosquets, les torrents, les steppes, la verdure

Ne sont bénis que pour les seuls vivants.

Écoute : je me fous bien de l’univers entier

Si je devais, demain, ne plus être de ce monde.

Je veux vivre, vivre, vivre,

Vivre à en avoir mal, vivre à en avoir peur !

Même en coupeur de bourses, même en traîne-misère.

Mais au moins voir gambader dans les champs les gais mulots,

Entendre au moins au puits des grenouilles la chorale ravie.

Mon âme candidement bourgeonne – blanche fleur de pommier.

La brise a attisé un feu bleu dans mes yeux.

Instruisez-moi, au nom des cieux,

Instruisez-moi : me voici prêt à tout,

Prêt à tout afin de résonner au jardin des humains.

Pougatchev (Bournov)

traduit par Victoria et Guy Imart, Alidades 2005

Camarade Essenine, cours, cours, cours, le vieux monde est bien derrière toi et pour longtemps. Les bleus de la Russie sont maintenant surtout des bleus à l’âme bien plus que des steppes bleues.

Tu manques à tous les bouleaux, les foins attendent tes paroles comme une prière, les loriots pleurent.

Essenine tu as cherché asile dans le vent, maintenant le vent cherche asile dans Essenine.

Dans cette patrie que j’aime toute,

Laissez-moi en paix trouver ma mort.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

D’abord pour rendre hommage à la beauté du travail d’Henri Abril, ce poème traduit par ses soins et publié aux Editions Circé

Je fais un rêve. Chemin noir.

Et cheval blanc. Qui va sans voir.

En selle sur ce cheval-là,

Ma bien-aimée qui vient vers moi.

Ma bien-aimée qui vient vers moi,

Et que pourtant je n’aime pas.

Ah, bouleau russe de nos plaines !

Le chemin-sentier, large à peine.

Que vers elle, comme en un rêve,

Tes branches doucement se lève

Et comme des bras la retiennent

Au nom de la seule que j’aime.

Lune claire. Songe bleu sombre.

Le pas du cheval s’y allonge.

Dans une lumière magique,

Comme faite pour mon unique

Qui en elle a la même lumière,

Mais qui n’existe pas sur terre.

Voyou, je ne suis qu’un voyou.

Que les vers rendent ivre et fou

Mais puisque mon cœur toujours bat

Avec celle que je n’aime pas

Je vais faire la paix bientôt,

Au nom de la Russie-bouleau.

1925

Traductions Armand Robin

Je suis le dernier poète des villages,

Nul pont de bois dans les chants ne dit mot.

Seul je viens voir l’encensoir des feuillages

À la messe d’adieu des bouleaux.

Il brûle et croule en flammes d’or,

Le cierge dont mon corps est la cire.

Et la lune sur le cadran des arbres

Va me râler ma douzième heure.

Sur le sentier du champ bleu ciel

Bientôt surgira l’hôte de fer.

L’avoine rouge où l’aube ruisselle,

Sa main noire va la saisir.

Paumes étrangères, paumes sans vie,

En votre ère mon chant ne peut naître!

Ils restent seuls, les coursiers-épis,

Pour regretter leur ancien maître.

Le vent sucera leur hennissement

En déployant la danse funéraire.

Bientôt, bientôt les bois sur leur cadran

Me râleront ma douzième heure.

1921.

Lettre à sa mère

Tu vis encore, ma vieille mère ?

Moi aussi. Salut, salut à toi !

Pourvu que coule sur ton isba

Cette lueur du soir que nul n’a pu décrire !

On m’écrit que, cachant ton angoisse,

Tu t’es grossi le cœur très fort à mon sujet,

Que tu t’en vas sur la route bien des fois

Dans ton vieux caraco démodé

Et que souvent dans les premières ténèbres bleues

Tu vois une seule chose, toujours la même :

C’est comme si quelqu’un me poignardait au cœur

Au fond d’un cabaret dans une querelle.

Ce n’est rien, petite mère. Calme-toi.

Ce n’est rien qu’un pénible délire.

Je ne suis pas encore un pochard assez dur

Pour me laisser mourir sans te revoir.

Je suis resté, comme autrefois, pas méchant

Et ne rêve jamais qu’une seule chose:

Au plus vite quitter cette révolte, ce tourment,

Pour retourner dans notre maison basse.

Je reviendrai le jour où docile au printemps

Notre jardin candide aura tendu ses branches.

Seulement ne me réveille plus à l’aube blanche,

Ne me réveille plus comme il y a huit ans.

N’éveille pas ce qu’un rêve m’a pris !

Ne touche pas ce qui n’a pas réussi !

Elles sont trop précoces la perte et la fatigue

Qu’il m’est échu d’éprouver en ma vie.

Et ne m’apprends pas à prier. Pas la peine !

Il n’y a plus pour moi de retour au passé ;

Toi seule es pour moi aide et fête,

Toi seule es la lueur dont nul n’a su parler.

Il te faut donc oublier ton angoisse ;

Ne grossis plus ton cœur si fort à mon sujet

Et ne va plus sur la route tant de fois

Dans ton vieux caraco démodé.

1924

Traduction Serge Venturini

Je ne regrette rien, ni appels, ni larmes,

Tout passera comme la blancheur des pommiers.

Saisi par l’automne d’or déclinant,

Ma jeunesse, comme tu es à jamais loin.

Tu ne battras plus comme autrefois,

Mon cœur pris, frissonnant aux premiers froids,

Et au pays des cierges des blancs bouleaux

Je n’irai plus me promener pieds nus.

Âme errante ! Toujours plus rarement

Tu attises la flamme de mes lèvres.

Ô ma fraîcheur perdue

Ô mes regards, mes élans, mes fièvres.

Chaque jour, plus sobre, moins désirant.

Ô ma vie, ne fut-elle qu’un rêve ?

Comme si, au printemps, à l’aube sonore,

Je galopais sur un coursier rose.

Nous sommes en ce monde tous mortels,

Vois couler le cuivre des érables...

Ah ! Que soit à jamais béni

Ce qui est venu fleurir et mourir.

(La Confession d’un Voyou, 1921)

Adaptations personnelles

Pour approcher la langue d’Essenine il a fallu s’abreuver à quelques sources, celle d’Henri Abril tendue vers la restitution de la musique de sa langue, et celle, en allemand, rugueuse, de Paul Celan, attachée à l’éclatement des mots.

Cette adaptation personnelle de quelques poèmes leur doit beaucoup.

Ami, adieu

Ami, adieu. Mon ami, au revoir.

Toi jamais perdu, je n’oublie rien.

Prédestiné, il en était ainsi, tu le sais, de ce parcours.

Il en sera ainsi : ce revoir promis.

Main et mot ? Non, laisse - pourquoi encore parler ?

Ne te lamente pas et ne t’efface pas de moi.

Mourir -, maintenant, je sais, cela est déjà arrivé ;

mais, vivre aussi cela a du déjà avoir lieu une fois.

1925

Cette nuit !

Cette nuit ! Trop, c’est trop !

Haute lune et haute clarté !

Jeunesse, elle, elle qui s’en va, je le sens,

celle qui est perdue, au travers de l’âme.

Toi qui vins, que j’ai glacé là

ne nomme pas amour, ce que nous avons tenté

allez laisse – ce qui brille là-bas si blanc,

doit demeurer auprès de moi nuit après nuit.

Lune, quand elle souffle au travers, et réveille

les traits, qui s’enfuient -

Toi, tu n’as rien appris, comment l’on va,

et ce qui vient tu ne l’apprends jamais.

Un amour cela existe une fois, pas deux,

et toi l’étrangère demeure l’étrangère :

crie ici sur nous le tilleul,

et mon pied reste enclos dans le gel de la neige.

Toi, tu le sais, comme je le sais aussi :

reflet de la lune, ce qui est incandescence…

Chaque tilleul, chaque branche

ne brille que de givre, pas de fleur.

Tu le sais, où le cœur m’entraîna -,

et ce n’est pas seulement maintenant que cela est enfui.

Et avec moi, celui qui t’entoure,

tu le désignes comme faux-semblant : enserré...

Laisse les baisers devenir baisers,

tes doigts, laisse-les s’égarer,

que je puisse rêver, que Mai est encore là

et que je me souvienne de tous les autres.

30 novembre 1925

Écoute

Écoute, le traîneau court, toi traîneau file !

c’est si bon, de voyager avec toi, jusqu’aux lointains des champs !

arrive une bouffée d’air timide, elle nous effleure à peine,

et notre petit grelot sonne à tout va.

Ah toi traîneau, traîneau, toi ma vieille monture fauve !

Un érable ivre danse hors de la forêt clairsemée.

Vers là va le voyage : « Arbre, montre-nous la foulée ! »

et alors là tous les trois jouons et dansons.

Ne tombe pas, étoile

Ne tombe pas, étoile, mon étoile, reste en haut,

envoie le glacé, envoie la lumière.

Vois, tout près, la barrière du cimetière -

les cœurs morts ne battent pas.

le calme des champs pleins de rayons,

seigle noir, luisant d’août

traversé des frémissements de lumière, tu te lamentes avec tous

sur les grues qui ne peuvent voler.

Moi — je lance mes yeux par-dessus

buissons et collines, loin au loin,

je tends l’oreille et entends - et entends les chants

de chez moi, de ma maison.

Si mince, monte la sève des bouleaux,

automne est venu plein d’or au travers de la jarre

il pleure tous ceux, que j’ai laissé et aimé,

près d’une feuille de bouleau.

Ah l’heure vient, vient l’heure

imméritée, non demandée,

et je gis, je gis là, je gis dessous

et une petite grille s’élève.

Aucune flamme, pour m’éclairer,

cœur, tu t’en vas et deviendras poussière

la main de l’ami vient avec la pierre

elle porte déjà une rime allègre.

Mais moi, j’écrirais plus encore,

plutôt cela j’aurais commandé :

les buveurs aiment leur bistrot -

son bistrot était le monde.

Août 1925

Là-bas sur l’étang

Là-bas sur l’étang s’est tissé le rouge de l’ourlet du ciel

le coq de bruyère, il se lamente, et avec lui tout gémit dans les pins

le merle, lui aussi, se lamente et ne sort plus

Mais en moi, rien qui voudrait pleurer, le cœur est illuminé tout autour :

Ce chemin, qui se ferme vers le tournant, c’est par là que je te verrai venir,

le foin, résigné, nous attend déjà, nous n’avons pas besoin de rester debout.

je t’embrasse jusqu’à te boire, ma main, elle te saisit - comme on saisit une feuille.

Lorsque la joie vole son sens, mot et discours sont las.

J’embrasse par là les doigts, où sont drap et voile,

aussi longtemps que la nuit voudra demeurer la nuit, tu resteras ivre de moi,

enfant.

Toi coq de bruyère, tu te lamentes donc, tu résonnes donc, pins :

elle n’est pas lourde, la mélancolie là au rouge de l’ourlet du ciel

1910

Au loin je m’en vais

Au loin je m’en vais, ma maison est si loin,

Russie tu ne bleuis plus, là où je m’essaime.

Bouleaux, vous trois- trois fois l’étoile-

ils rougeoient, pour bercer le chagrin de la mère.

Lune, comme une grenouille, une dorée, rougeoie,

épandue par-dessus l’eau

.La barbe du père est essaimée de blanc -

ce sont des fleurs de pommier père.

Quand rentrerais-je chez moi ?

Vais-je même revenir ?

Tempête de neige - cela chante doucement et résonne...

Érable, vieil unijambiste, dressé

tu me surveilles par-delà les bleus de la Russie.

Ta huppe est emplie de pluie;

il faut l’embrasser - tu ne dois pas pleurer !

Ah, je le sais bien : ma tête,

il a quelque chose de cela qui est toi.

1918

Nous nous éloignions

Nous nous éloignions, nous allons, nous nous perdons là-bas

là où est la grâce, là où est le silence.

Pas longtemps encore, et je devrais t’attacher mon sac,

toi mon éphémère.

Vous bouleaux, vous êtes là, dressés l’un contre l’autre

Toi terre. Et toi sable, sable de si loin.

Tous ceux-là ! Tous, qui errent !

Douleur et chagrin et peine, je suis tout cela !

Ce monde, il était si cher à l’âme :

Il donna enveloppe de chair, forme et habit.

Paix à vous trembles ! flots et eau

Vos branchages veillent.

j’ai tant médité, là où rien ne bouge,

souvent j’ai ajouté chant sur chant.

Terre, brusque ; là je fus et vécu,

là où j’avais le droit de respirer - il suffit.

Ces bouches joie m’ont donné, oui toutes,

joie les herbes, où je me suis enfoui et enfoui,

joie, d’avoir été un frère des bêtes

joie, que nul n’est subi mon pied.

Là pas de bois, me faisant pénétrer dans l’Autre

et point de blé ni de cou de cygne.

Vous les foules, je vous vois errer, errer,

et un frisson me saisit encore.

Je sais, je sais, je ne te verrai pas

Champs dorés, toi nimbé d’air et de brume,

Voilà pourquoi, hommes, hommes de cette terre,

je vous aime, vous avec qui je vis.

1924

Plus aucun chant venant de moi

Plus aucun chant venant de moi, à chanter au village

le pont de planches ne tient plus dans le chant

je vois se balancer de la vasque des bouleaux

les encens, là j’habite – liturgie d’adieu.

De mon corps est sorti le cierge,

il brûle vers le bas, brûle d’or et brûle muet.

D’elle, de la lune, l’horloge, l’horloge là-bas, en bois,

je sais ceci ;

Sergueï, le temps, - autour.

Au-dessus du champ bleu il est venu, il vient et vient,

l’hôte celui en fer,

arrache les tiges, les couchants ont bu,

et il les serre dans son poing noir.

Vous mains, vous étrangères, vide d’âmes

ce que je chante, quand vous le saisissez, est çà et là.

Hélas, autour de lui, les épis, eux, henniront, porteront le deuil de jadis

autour de lui.

Messe des âmes alors et après des danses

Vers les hennissements se balance la gigue.

Chaque horloge là-bas, oui, l’horloge là-bas, en bois,

te le dis bientôt : Sergueï, il est plus que temps.

1920

Visage rêvé

Visage rêvé. Obscurités.

Blanc - en cheval. Je vois qu’il galope.

Et celle qui chevauche, elle sera bientôt ici,

Et elle vient, elle vient vers moi.

Vient, elle est belle, elle est comme la lumière

et je l’aime, je ne l’aime pas.

Oh toi bouleau, arbre des Russes,

tu te tiens sur le chemin, sur l’orée des chemins,

pourrais-tu m’exaucer un vœu :

au nom de l’Unique, du Protecteur

laisse tes mains de branches se déployer

et quand elle viendra, ne la laisse pas s’en aller.

Lune de clair de lune. Rêves, Bleus.

Sabot et fer sont accordés aujourd’hui.

O la lumière, si secrète -

ainsi, lui rayonne, l’Unique !

Lui, qui illumine de cette lumière,

lui, qui ne la donne pas sur le monde.

Moi mauvais sujet du destin et canaille,

fou de vers et ivre de vers.

Maintenant, elle arrive, sortant du palefroi,

Cœur, tu ne dois pas te refroidir -

Bouleau de la terre russe, pour te célébrer pieusement

que les flambeaux soient les bienvenus.

Une bonne fois pour toutes

Une bonne fois pour toutes séparons - nous -

oui, je m’en vais, champ de ma patrie !

Lointaines sont les feuilles ailées de mes peupliers,

aucune ne résonne en moi ni ne carillonne.

Chien fidèle, tu gis depuis longtemps sous l’herbe.

Toi ma maison - inhabitée, toit effondré.

Aussi Ici, à Moscou, au milieu de ces rues ;

j’exhale l’âme, à la grâce de Dieu.

Oui, je l’aime, je l’aime cette ville, bouffie et marécageuse,

maintenant oui, et blafarde.

Asie, toi somnolente et dorée,

tu as trouvé coupoles et pays de calme.

Et je vais, je vais bientôt, sous la lune,

je vais sous la lueur de la lune, je vais sous la lueur du diable,

je titube dans les rues, les familières,

et je retourne encore dans mon bistrot.

Dans mon bistrot cela craint et cela beugle,

mais toute la nuit, jusqu’à ce que le matin vienne,

je récite aux putes, ce que j’ai écrit,

et avec les vauriens je partage l’essence.

Cœur, tu bats, tu bats plus vite encore, tu bats à te perdre,

et ainsi je parle, je parle due la bonne chance ;

« Comme vous êtes, je le suis aussi : paumé,

comme je suis, il n’y a pas de retour. »

Chien fidèle, tu gis depuis longtemps sous l’herbe.

Toi ma maison - inhabitée, toit effondré.

Aussi Ici, à Moscou, au milieu de ces rues ;

j’exhale l’âme, à la grâce de Dieu.

1922

Bibliographie

L’Inonie, traduit du russe par Christian Mouze, alidades 1998,

Pougatchev traduit du russe par Victoria et Guy Imart présentation de Michel Niqueux, alidades, 2005

Journal d’un poète, édition La Différence, 2004.

L’Homme noir (1910-1925) Henri Abril (Traduction), éditions Circé 2005

Confession d’un voyou, l’âge d’homme 2001