Stig Dagerman
L’aimantation du malheur
Je m’aperçois que toute ma vie semble n’avoir eu pour but que de faire mon propre malheur
Comme le héros de son livre L’enfant brûlé, Stig Dagerman fut intensément cet enfant brûlé. Brûlé de l’intérieur, doublement calciné et à jamais en cendres par ce qui fut l’abandon et la trahison de sa mère, mais encore plus par le constat irrémédiable de l’impossibilité de réaliser ses utopies de justice, d’étancher sa soif de partage.
L’ombre dévorante de la mère l’aura hanté et malgré ses tentatives d’exorcisme dans ses écrits comme Le serpent ou L’île des condamnés, puis enfin L’enfant Brûlé, il ne pourra n’y s’en remettre, ni s’en défaire. Cette image, fantôme dévorant, sera toujours ce bloc froid, contre nature, ce vampire qui le laissera exsangue du désir de vivre. Nul n’avait vu ce petit trou au côté par lequel s’écoulait son énergie vitale. Ce petit trou appelé abandon.
L’écrivain blessé
Et puis ses fêlures n’auront fait que s’agrandir par son échec pathétique de vouloir changer le monde, pour l’irriguer de ses rêves humanistes. Cette Suède qu’il voulait égalitaire et généreuse se coulait devant ses yeux dans la douce routine pantouflarde de la social-démocratie. Lui le loup assoiffé de justice sociale voyait la classe ouvrière si fantasmée se changer en agneaux gras se précipitant dans la consommation et la protection sociale.
Lui le voleur de feu se trouvait face à une cheminée ronronnante et domestiquée, perdu dans sa forêt de paradoxes. Lui qui appelait tous les incendies ne devinait plus que les feux de la Saint-Jean. Plongé dans les convulsions du monde par son métier rédempteur de journaliste, il en écrira toutes les blessures dans ses livres et ses pièces de théâtre.
Celui qui a écrit Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, ne pourra point l’être, et la seule consolation consentie sera son suicide à 31 ans en 1954. Son texte fameux avait été rédigé un an avant. Il sera passé comme une comète dans le paysage littéraire, avec son visage de gosse, et ses blessures d’enfance. Lui qui avait tout, la beauté, la jeunesse, le talent, n’avait pas l’essentiel : le goût de vivre.
Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux.
Il lui aura manqué de l’air du grand large dans notre monde étriqué ou tout se vaut :
Je peux m’apercevoir que cette terre est une fosse commune où le roi Salomon, Ophélie et Himmler reposent côte à côte. Je peux en conclure que le bourreau et la malheureuse jouissent de la même mort que le sage, et que la mort peut nous faire l’effet d’une consolation pour une vie manquée. Mais quelle atroce consolation pour celui qui voudrait voir dans la vie une consolation pour la mort !
Stig Dagerman a toujours eu le sentiment d’être cerné par la mort. Et il aura fait du malheur sa chance, son dépassement, sa liberté. Il aura conçu la vie comme un duel, perdu d’avance bien sûr. Son désespoir actif ne pouvait admettre la moindre consolation, si ce n’est celle de la lucidité aiguë qui lui fait dépasser la fosse commune de l’existence. Ce sentiment de sa responsabilité d’homme :
Il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites
Et la seule manière de rendre tangible toutes ses souffrances sera l’écriture, les livres. Et ses livres veillent après lui, témoignent de cette liberté absolue, de cette recherche de la beauté. Peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’une seconde ou l’espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps, mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.
Lui l’étoile filante a su rendre palpable l’éphémère.
Il était né le 5 octobre 1923 à Älvkarleby, il se suicidera le 4 novembre 1954 à Enebyberg. Entre ces deux dates le drame de l’abandon à sa naissance, et l’abandon des idéaux par ses contemporains. Proche du mouvement anarcho-syndicaliste, il se voudra militant, puis témoin et en vivra la faillite. Anarchiste, il le fut viscéralement.
Mais c’est l’écrivain qui en cinq ans, de 1945 à 1949, va compulsivement écrire à tour de bras : Le Serpent, en 1945, L’Île des condamnés en 1946, Les Jeux de la nuit en 1947, Drames de condamnés en 1948, L’Enfant brûlé la même année, Ennuis de noces en 1949.
Marqué à la fois par Kafka et son intense désespoir il parle de l’angoisse de l’homme moderne face à une conception du monde qui s’écroule. Puis l’ivresse de cette plongée frénétique dans l’écriture le laisse à nouveau désemparé devant la vie, et face à ses innombrables culpabilités. Il n’écrira plus de livres par peur panique de se décevoir lui-même et de décevoir les autres.
Anarchiste et journaliste engagé
Le reste de sa vie sera une intense activité de journaliste dénonçant les aliénations modernes, des billets de révolte, des réflexions sur le mal nazi, des analyses sur la fin de la littérature prolétarienne. Des centaines d’articles dans des revues engagées scandent sa vie de politique et de citoyen militant. Tous clament ses paradoxes, ses cris demandant de regarder en face la peur immense qu’est la destinée humaine.
Mais le gouffre s’élargit toujours plus profond en lui. Son remariage, ses dépressions, ses tentatives de suicide l’entraînent plus près du fond.
La dépression possède sept tiroirs et au fond du septième se trouvent un couteau, un rasoir, un poison, une eau profonde et une chute vertigineuse. Je finis par être l’esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, ou c’est moi qui les suis comme un chien. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté de l’homme.
Il saura appliquer ce constat en s’enfermant dans son garage au volant de sa voiture, pour s’asphyxier avec les gaz d’échappement. Il est donc passé avec cette sorte d’innocence, cette jeunesse intacte aux bords des lèvres. Il s’est brûlé par pureté, et ce personnage rimbaldien n’aura pas voulu survivre à ses écrits. Il aura cru pouvoir affronter le danger les yeux dans les yeux, les yeux ouverts. Mais on ne regarde pas impunément le chaos en face, on s’y consume. Il n’est pas seulement ce que sa légende colporte, le vaincu de la vie, mais un chercheur éperdu de vérités qui toute sa vie cherchera vainement ne serait-ce qu’une lumière pour s’y cacher. Il n’en trouvera pas.
Le thème central de mon œuvre est l’angoisse de l’homme moderne face à une conception du monde qui s’écroule et je crois qu’une des possibilités de salut consiste à ne pas se laisser vaincre par son angoisse, ni à fuir devant soi-même, mais à affronter le danger les yeux ouverts.
Son écriture est heurtée, violente et parfois symbolique, torturée souvent. L’ombre de Faulkner y passe, celle de Kafka aussi. Ce qui fascine et inquiète est cette obsédante présence de l’angoisse qui suinte dans chaque livre. Cette sorte de névrose à la débusquer, à la disséquer de façon masochiste. Si Stig Dagerman avait le sentiment d’être inutile comme militant, un ver de terre sans plus, il se définit ainsi :
Être le politicien de l’impossible, dans un monde où ceux du possible ne sont que trop nombreux, est malgré tout un rôle qui me satisfait à la fois comme être social, comme individu et comme auteur du Serpent.
Par désespoir il voulu changer le monde, du moins le réveiller. Obsédé par la catastrophe et le malheur, il se tenait aux aguets du réel pour en deviner les secousses et alerter les autres. Il ne croyait pas à ses qualités d’écrivain ni dans la littérature - L’alphabet se change en cimetière aux vingt-six pierres tombales-, et l’adoration que lui portait la jeunesse suédoise l’inquiétait car il ne voulait pas se laisser embaumer comme un romantique de l’angoisse.
Son ironie désespérée lui interdisait de s’apitoyer sur lui-même. Sa panique devant la vie quotidienne résonne encore. Si longtemps il a feint de jouer sa vie, il saura, lui le passionné de cinéma, donner le clap de fin. Il aura enfin réussi à tuer son âme. Il est de ceux qui auront totalement vécu le dérisoire du monde, vigilant, en sang, en pitié pour l’humanité. Sentinelle postée aux bornes dérisoires de l’existence, il nous tend le couteau d’une vérité qui nous fait peur : quelle est la réalité de l’être humain, de son passage ? Avec ténacité, avec courage, Stig Dagerman aura écrit, parfois avec narcissisme, la chronique d’un inadapté à la tragédie du monde qui aura tenté jusqu’au bout de faire l’expérience totale de la liberté.
Cette tragédie d’un être épris de révolte et de pureté n’a pu se contenter des mots et la littérature ne fut sa drogue que pendant cinq ans. Ensuite le jeu avec la mort reprendra le dessus. Il ne voulait pas être un rescapé de la vie. Un suicide bien réussi est infiniment supérieur à la plus belle des pages de littérature.
Ce besoin fou de mourir fut tout autre chose qu’un simple vertige du suicide, ce fut son éthique, l’empreinte de sa vie :
Je fais partie de la famille des suicidaires, c’est-à-dire pas nécessairement de ceux qui mettent fin à leurs jours, mais de ceux qui ont toujours la mort à leurs côtés, pour plus de sûreté, pour parler avec elle, pour espérer en elle.
Il lui fera confiance. Non par philosophie de l’absurde, mais par cette soif absolue de pureté qu’il avait en lui. Ce suicidé à trente et un ans restera à jamais cet enfant, entre violence et sang noir, entre naïveté et honnêteté.
Il ne trichera pas, jamais. Il ne délivrera aucun message, aucune recette de vie ou de mort. Il passera simplement avec ses blessures et sa lucidité exacerbée. Son acuité décapante déchire encore aujourd’hui nos confortables certitudes. Apôtre pessimiste de la lucidité, il reste ce jeune homme flamboyant qui nous aura mis en garde contre toutes les utopies, celle de la vie en premier. Avec aussi une tendresse pour ce destin de l’homme qui se joue partout et tout le temps : Je crois que la solidarité, la sympathie et l’amour sont les dernières chemises blanches de l’humanité. (1950)
Maintenant Stig Dagerman demeure, incroyablement moderne, si totalement actuel. Son ombre fait encore peur, inconsolée. Il est le miroir des tourments lui qui a rendu tangible la dictature du chagrin. Écrivain panique, dévoré d’idéal et d’effroi, Stig Dagerman aura eu le courage du désespoir.
Entre silence et bruits, il est encore là.
Ici gît
Un écrivain suédois
Tombé pour rien
Son crime était l’innocence
Oubliez-le souvent
(Septembre 1950)
Gil Pressnitzer
Extraits
Les consolations
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier.
En ce qui me concerne la consolation comme un chasseur chasse le gibier
Partout où je crois l’apercevoir dans la forêt, je tire.
Souvent je n’atteins que le vide mais, une fois de temps en temps, une proie tombe à mes pieds. Et, comme je sais que la consolation ne dure que le temps d’un souffle de vent dans la cime des arbres, je me dépêche de m’emparer de ma victime.
Qu’ai-je alors entre mes bras ?
Puisque je suis solitaire : une femme aimée ou un compagnon de voyage malheureux. Puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l’effroi à bander.
Puisque je suis prisonnier : un aperçu soudain de la liberté. Puisque je suis menacé de mort : un animal vivant et bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique. Puisque je suis menacé par la mer : un récif de granit dur.
Mais il y a d’autres consolations qui viennent à moi sans y être conviées et qui remplissent ma chambre de chuchotements odieux : je suis ton plaisir - aime-les tous !
Je suis ton talent - fais-en aussi mauvais usage que toi-même ! Je suis ton désir de jouissance - seuls vivent les gourmets !
Je suis ta solitude - méprise les hommes !
Je suis ton aspiration à la mort - alors tranche !
...Elles ne peuvent faire oublier le duel avec la peur où la vie cherche sa souveraineté. Il faut, en opposant la force des mots à celle du monde, se défaire de toutes les fausses consolations pour la seule consolation réelle : celle qui me dit que je suis un homme libre, un être souverain à l’intérieur de ses limites.
C’est pourquoi le malheur se comprend aussi comme une chance. C’est pourquoi le malheur se partage entre désir et désespoir et permet à l’affligé d’implorer la liberté. Le cri de celui qui souffre fend le mal et lui permet de distinguer, à travers la permanence de sa douleur, un mirage, les bords estompés de la vie dont il est privé : [...] il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites.
Chaque parole arrache une parcelle vivante au désespoir et transporte, colporte la fulgurance de ce départ. Est-ce allégement ? Est-on plus libre quand le désespoir se rompt et roule à travers le corps mais sans pouvoir le quitter ? Nulle issue. La parole fait briller la mort comme une naissance et anéantit pour toujours la non-vie. Le désespoir est pris dans cette parole comme poisson au filet. Étranglé, le désespoir grandit jusqu’à ce que le filet soit plein et que le mur d’écaille, trop lourd sur l’amarre, aille par le fond. Alors seulement, réconcilié avec celui qu’il emporte, le désespoir est pardonné.
C’est enfin : la liberté qui vient de la capacité de posséder son propre élément.
Quelle consolation pour celui qui parle ? Ce qu’il voit, il nous le montre. Ce qu’il tait, nous le souffrons. L’élément de sa souffrance est le livre, l’élément de son désespoir est la parole à sa plus basse voix.
Silence corporel où s’enfoncent tous les cadavres, le livre contredit ce que la vie affirme : je m’aperçois que toute ma vie semble n’avoir eu pour but que de faire mon propre malheur.
Silencieux, le livre se tient au partage des libertés, il veille les corps.
Mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité à créer de la beauté à partir de mon désespoir [...]
Alors oui, il faut que le désespoir dure encore un peu, juste assez pour permettre la rencontre entre la parole et la beauté, et que se prolonge : tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune [...]
Mais ce temps-là ne se mesure pas en secondes. Le temps qu’il faut au désespoir pour avaler un homme, pour fonder, paradoxalement, le lieu où la parole s’incarne, a pour étalon la seule félicité : [...] peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’une seconde ou l’espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps, mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie...
Le mieux, c’est encore
d’apprendre à temps à pardonner
les autres en premier lieu
soi-même en dernier
Le mieux, c’est encore
d’apprendre trop tard à juger
mais s’il le faut vraiment :
les autres en dernier lieu
soi-même en premier.
(novembre 1954)
Bibliographie sommaire en français
Sauf indication les traductions sont de Philippe Bouquet qui aura fait connaître Dagerman en France (Dossier Plein-Chant d’octobre 1986)
L’Enfant brûlé, Gallimard, 1956. Réédition "L’Imaginaire", 1981, 1995.
Le Serpent, (1966) Gallimard, 1985, 1993, 2001.
L’Île des condamnés, Roman traduit du suédois par Jeanne Gauffi. Denoël, 1972
Ennuis de Noces, Papyrus, Maurice Nadeau, 1982. Réédition en 10/18, 1990.
Le Froid de la Saint-Jean, Maurice Nadeau, 1988.
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud
Les wagons rouges, Nouvelles, Maurice Nadeau
L’arriviste, Actes Sud
Notre plage nocturne, nouvelles traduites par C.G. Bjürstöm, Maurice Nadeau