Tadeusz Kantor

Le maître de l’indicible

Je suis responsable comme l’acteur, et mon rôle est le même.

Jusqu’à présent, je prétendais subjuguer la scène, dorénavant je renonce à toute scène, c’est-à-dire à l’espace qui reste dans une relation définie avec les spectateurs. Dans ma recherche d’un espace nouveau, j’ai à ma disposition, en principe, toute la réalité de la vie.

Il est là. Maître de cérémonie de l’indicible, de l’innommable. Il est le dibbouk, ce personnage des contes juifs, qui a ouvert la porte à un mort qui vit en lui désormais.

Il est là.

Il ne quitte jamais le plateau, monologue muet du metteur en scène qui suit de tous ses yeux l’incarnation profondément charnelle de ses songes. Âpres, étranges, spectres d’un monde d’ailleurs, ses personnages tournent autour de lui. Parfois il reprend sa tête sous le menton, parfois il grogne, donne une indication, une rupture. Parenthèse sous les braises. Vulnérable comme ses comédiens, son présent pris dans l’espace de lumière, il sera toujours le propre organisateur de ses mystères. Il parle à la première personne ! Il n’y aura plus jamais de Dieu caché. Tout doit se jouer à chaque fois.

Il est là farouche, enténébré, tendu comme toutes les cordes de tous les pendus, visage douloureux, empli de rage et de tendresse. Il est là pour casser toute illusion du théâtre sur le public. On voit l’accouchement sanglant de la pièce avec le metteur en scène au premier rang. Il est présent physiquement, palpablement, nos regards ne peuvent l’éviter et se perdre, se réfugier, dans la distanciation des acteurs.

L’entrée d’un acteur sur scène équivaut à la situation d’un condamné à cette heure de la Mort, je suis condamné.

Il est là, passeur entre le monde des vivants et des morts, il est là et il parle. Il installe le hasard parmi nous, il ridiculise la mort.

Il regarde aussi une créature diaphane de lumière, Marie, il la regarde et il l’aime. Il remet doucement en place ses mains de madone. Il n’ose la voir, il voit ses mains, il connaît sa part d’ombre face à cette lumière inespérée. La nuit face à la neige. Marie venue si tard dans sa vie, Marie blanche et vierge dans son présent s’entrechoquant aux images enfouies de sa Pologne. Face à ses machines de mort, appareil photo-mitrailleuse ou soldats blancs de poussière, elle sera la neige blanche de son enfance si vieille. Lui qui montrait comment éventrer les gens avec une baïonnette, comment guider les yeux aveugles des écoliers de la classe morte, il se perd dans le visage hiératique de Marie, sorte d’Ophélie dérivant sur ses pièces.

Né à Wielopole

Didascalies de la vie sombre, lamentos sur sa propre fin, l’homme qui avait dit je ne reviendrai jamais revient sans cesse dans nos mémoires. Penché en avant le visage mangé par son foulard et son chapeau noir, il regarde cette sarabande de comédiens. Il se souvient de Wielopole où il est né, de son ami Bruno Schulz, de Gombrowitz, de tous ses frères de l’avant-garde polonaise qui, auront été dispersés au vent mauvais du temps. Son âme sœur sera Witkiewicz (1885-suicidé en 1939 à l’entrée des armées rouges en Pologne), « le partenaire à l’intérieur de sa démarche créatrice ».

Il a la plaie de la guerre ouverte à son flanc, il saigne devant le massacre des juifs, l’attitude de ses compatriotes polonais, et de la perte de son frère d’âme, Bruno Schulz.

Il était né en 1915 à Wielopole d’un père juif converti et dans un milieu catholique bigot.

Il le raconte ainsi:

"Je suis né le 6 avril 1915 à l’est de la Pologne dans un petit bourg qui avait une place de marché et quelques petites ruelles minables. Sur la place du marché se dressaient une petite chapelle qui abritait la statue d’un saint à l’usage des catholiques et un puits auprès duquel se déroulaient, au clair de lune, des noces juives.

D’un côté, une église, un presbytère et un cimetière, de l’autre, une synagogue, d’étroites ruelles juives et encore un cimetière, mais un cimetière différent. Les deux parties vivaient en parfaite harmonie. Des cérémonies catholiques spectaculaires, des processions, des drapeaux, des costumes folkloriques hauts en couleur, des paysans. De l’autre côté de la place du Marché, des rites mystérieux, des chants fanatiques et des prières, des bonnets de renard, des chandeliers, des rabbins, des cris d’enfants.

Au-delà de la vie quotidienne, ce bourg silencieux était tourné vers l’éternité. Bien sûr, il y avait un médecin, un pharmacien, un instituteur, un curé, un chef de la police. La mode datait de l’avant-guerre.

En quittant la grand-place on pénétrait dans les champs, champs de blé, collines, ensuite les forêts, et plus loin encore, quelque part, il y avait un chemin de fer....J’imitais tout cela, dans des dimensions plus petites. J’ai confondu le théâtre avec le chemin de fer que j’ai vu, pour la première fois, après avoir fait un long voyage en break. De boîtes à chaussures vides, j’ai construit les différentes scènes. Chaque boîte formait une autre scène. Je les liais comme des wagons avec une ficelle. Puis je les faisais passer à travers un grand carton avec une ouverture (qu’on pourrait dire scénique) : j’obtenais ainsi des changements de scène.

A mon avis, ce fut mon plus grand succès de théâtre."

Extrait de notes inédites écrites par Tadeusz Kantor pour la préparation du Théâtre de la mort. Ces textes ont été réunis et présentés par Denis Bablet (L’Age d’homme, 1985).

En 1942, dans Cracovie occupée par les Allemands il crée son théâtre Cricot clandestin, pour se sauver du théâtre « bâtiment d’inutilité publique, accroché à la réalité vivante comme un ballon gonflé». La simple observation de son environnement lui montre la mort à l’œuvre, la mort banalisée, la mort objet trouvé épars au milieu des égouts. Il sera toujours l’intransigeant fer rouge porté contre l’illusion du carton-pâte, du lyrisme mensonger de la scène. Il redonnera leur chair aux déchets humains par la représentation des déchets des objets et des paroles. Seul l’absurde pouvait répondre à la débâcle de la raison. À la régression du monde il tend le miroir de la régression de ses personnages.

Ce principe de théâtre m’oblige à placer les choses le plus bas possible et à les présenter par le moyen de la matière la plus basse, misérable, désarmée, dénuée de dignité, voire abjecte.

Et les squelettes de chevaux peuvent aller en nous de part en part. La prostituée aguichante qui nous a fait la suivre était bien l’ange de la mort. La pauvre, très pauvre servante, souillon de l’univers chante soudain le chant des déportés dans la chambre à gaz. Tout bascule chez Kantor. Rire atroce et horreur sont des jumeaux soudés.

Kantor se souvient que son père Marian Kantor mourut en 1944, en camp de concentration, le jour de sa première représentation du Retour d’Ulysse. Théâtre et mort sont les mêmes désormais.

Issu des gens qui veulent mettre par terre l’horreur consentie de ce monde (futuristes, dadaïstes, surréalistes, et Artaud...), il sera la conscience, la mauvaise conscience d’un théâtre mort, d’une humanité qui se laisse mourir. Alors il emploie les explosifs de l’humour noir, les balles traçantes des happenings, l’arme blanche de la dérision la plus atroce. Ses jumeaux, sorte de frères siamois de l’absurde, seront évêques dansant le tango, hassidims fous, soldats, chevaux humains, témoins du refus des humains de se vouloir doubles, engoncés dans la fausse unicité de la pseudo-culture occidentale. Vous savez, celle qui a pour chef d’œuvre artistique les camps de la mort avec leurs orphéons, leurs plates-bandes de belles fleurs, et des hommes qui laissent leur empreinte sur le béton des chambres à gaz.

Il écrit des manifestes qui incendient, il peint, car il est un peintre important, des tableaux qu’il mettra en mouvement dans ses pièces, souvent marches au supplice de l’humanité cannibale. Cet expressionnisme de la terreur nous rappelle comme le dit Desjardins que le mot terre vient de terreur. Le lourd poids de l’Europe centrale retentit. Grotesque, tragique, plein de fantômes assassinés. Après cela les acteurs ne pourront être que des objets. L’orchestre de violons ne peut avoir que des violons en fer.

Il saura que la déclamation a rendu le monde sourd, qu’il faut le réveiller en lui mettant son horreur sous le nez, lui faire rendre gorge enfin. Sa démarche s’ancre dans sa troupe de Cracovie Cricot 2, refondée en 1955. Elle sera sa chair, ses mains, ses cris, son argile, ses monstres.

Un théâtre grinçant de la décomposition

« Ce n’est pas de ma faute si, en quittant l’autoroute des avant-gardes, je me suis retrouvé sur le sentier du cimetière »

La vie sera un autre théâtre avec un autre public qui doit repenser tous ses rapports à la chose vue. Une mise en vie de la déconstruction est alors en marche. Kantor et ses colères ont inventé le grave et le cri emmêlé de bouffonnerie tragique. Le désespoir a sa victoire. Tout grince dans les pièces de Kantor et des objets maléfiques pris dans les matériaux de récupération envahissent notre réalité. Nous issus des détritus, voyons les déchets se mettre comme une forêt en marche. Les parades de cirque avec ses marionnettes blafardes ou cruelles ne s’arrêteront plus, nous passant sur le corps. L’humain va disparaître ou a déjà disparu, les objets sont là, souvenir du passé et des morts. Eux nous, nous eux. La mort coule de source et déborde dans la salle. Nous les provisoires nous savons alors que la poussière des cavaliers, des soldats sur scène, était faite de notre propre poussière. À la surface de nos os, se nichent toutes les minorités de la nuit.

Les pièces de Kantor sont un précis clinique et tranchant de la décomposition de l’Europe. Seul un rire de fou peut en parler. L’absurde doit répondre à l’intolérable. Ses mannequins mécaniques défilent d’un pas funèbre pour le glas de l’espoir. L’épouvante est sortie de la scène pour nous parler de nos vies. Le théâtre de Kantor est profondément convulsif, pictural de ses images à la Goya. Il est. La mort est son ambassadrice. Il joue avec elle, elle tient le premier rôle et frappe plus que les trois coups. Le théâtre de Kantor est profondément métaphysique. Le temps tombe goutte à goutte sur lui. Kantor met le réel dans ses emballages.

C’est encore Kantor lui-même qui définit le mieux son théâtre :

Œuvre qui n’exhale rien, n’exprime rien, n’agit pas, ne communique rien, n’est pas un témoignage ni une reproduction, ne se réfère pas, à la réalité, au spectateur, ni à l’auteur qui est imperméable à la pénétration extérieure, qui oppose son opacité à tout essai d’interprétation, tournée vers NULLE PART, vers INCONNU n’étant que le VIDE, un « TROU » dans la réalité, sans destination, et sans lieu, qui est comme la vie passagère, fugitive, évanescente, impossible à fixer et à retenir, qui quitte le terrain sacré qu’on lui a réservé, sans rechercher des arguments en faveur de son utilité.

Qui EST, tout simplement, qui par le seul fait de son AUTO-EXlSTENCE MET TOUTE RÉALITÉ ENVIRONNANTE DANS UNE SITUATION IRRÉELLE ! (on dirait « artistique »). Quelle fascination extraordinaire dans cette inattendue RÉVERSIBILITÉ !

En France la découverte de la Classe morte en 1977, inspirée de Bruno Schulz et de Witkiewicz, sera un choc fondateur. Cette cohabitation entre les poupées de cire et les humains vêtus de noir abolit notre orgueil de vivants. Chacun porte sur son dos l’enfant qu’il fut et qu’il a laissé mourir. Ses êtres chacun pris dans son obsession (berceau, vélo, pion amorphe, soldat coucou dérisoire,...), pointent le doigt en l’air vers un ciel vide et terrifiant. Un traité des mannequins que d’autres appellent par exagération des hommes s’élabore de pièce en pièce : La pieuvre (1956), Cirque (1960), Le petit Manoir (1961), Le fou et la nonne (1963), la poule d’eau, Les mignons et les guenons (1973), La classe morte (1975), Où sont les neiges d’antan (1979), Wielopole-Wielopole (1980), Que crèvent les artistes (1985), Je ne reviendrai jamais (1988), Ô douce nuit (1990). Beaucoup sont des mises en scène du grand Witkiewicz.

Aujourd’hui c’est mon anniversaire

Une chaise vide, une écharpe, le chapeau, Marie encore plus blanche que d’habitude, les jumeaux les yeux rougis. Kantor est là, il regarde. L’économie de la mort est florissante. Dans son testament méticuleux il fait de chaque spectateur-lecteur son légataire universel : Si la maison s’effondre, les archives doivent rester.

D’habitude les pièces de théâtre ne survivent pas à leur démiurge, celui de Kantor n’a pas de paroles, ni de textes. Kantor n’aura été que metteur en scène, metteur en abîme. Il aurait dû disparaître avec sa troupe, lui-même. Nul ne pourra rejouer ses pièces. Mais dans toutes nos nuits pourtant des doigts se lèvent encore vers le ciel nous signifiant que nous sommes encore dans une classe morte, notre vie. Kantor est à la fenêtre et nous regarde en souriant. La grande danse macabre peut continuer.

La liberté de l’art n’est un don ni de la politique ni du pouvoir. Ce n’est pas des mains du pouvoir que l’art obtient sa liberté. La liberté existe en nous, nous devons lutter pour la liberté, seuls avec nous-mêmes, dans notre plus intime intérieur, dans la solitude et la souffrance. C’est la matière la plus délicate de la sphère de l’esprit.

Tout cela a commencé longtemps, longtemps auparavant avant le spectacle dont il est question ici. Dans mon imagination, et peut-être dans ma nature était ancrée très nettement l’image de la fin, de la fin de la vie, de la mort, de la catastrophe, de la fin du monde, Non sans raison !

Tadeusz Kantor, monsieur K. comme ses amis le désignaient, est aussi important que Kafka. Tous deux parlent du cérémonial, des armoires vides de la vie, du cauchemar et de ses images. De ce « théâtre de la mort » est sorti la nouvelle vie du théâtre.

Gil Pressnitzer