Tadeusz Rózewicz

La poésie posée sur les blessures de l’histoire

La poésie de nos jours est une lutte pour respirer. Tadeusz Rózewicz.

Unanimement considéré comme le poète le plus important d’une génération exceptionnelle qui comprend aussi Czeslaw Milosz, Zbigniew Herbert, et Wislawa Szymborska, Tadeusz Rózewicz a redonné une voix à son peuple, dans un temps troublé et troublant frappé par la crise des valeurs qui a durement affecté notre temps. Car ce que l’on croyait civilisation n’a pas protégé de l’horreur. Pour lui la responsabilité de la catastrophe incombe à toute la culture européenne.

Tadeusz Rózewicz demeure autant comme poète, dramaturge essentiel salué par Kantor et Grotowski, romancier et scénariste. Et en Pologne, comme en Russie, suite à une très longue tradition nationale, les écrivains sont souvent les porte-paroles de tout un peuple, leur conscience, leur remords.
« Il est des poètes qui frappent longtemps à la porte de la poésie pour trouver leur muse, qui bafouillent longtemps leur vérité, car le langage leur manque pour le dire. Et puis il y a des poètes qui jaillissent armés de pied en cap, comme Minerve de la tête de Jupiter. De ceux qui ont fait leurs débuts après la guerre, un seul s’est présenté complètement armé de son imagination. Ce fut justement Tadeusz Rózewicz. » Julian Prybos.

Marqué à jamais par la guerre il s’interroge, à la suite d’Adorno, du droit d’écrire après Auschwitz, comme le fera Paul Celan à la même époque, mais avec une toute autre puissance noire. Il fera la même réponse : on doit écrire sinon nul ne témoignera pour le témoin.

À la maison une tâche / m’attend: / pour créer de la poésie après Auschwitz. Malgré tout.

Est-il possible
d’écrire sur l’amour
Après avoir entendu les cris
des assassinés et des humiliésEst-il possible
d’écrire sur la mort
en regardant les visages
des enfants... (Un témoin)

La réponse sera que quelqu’un doit ne pas laisser les ombres de l’oubli ensevelir une deuxième fois les morts.
Tadeusz Rózewicz lui jamais ne « voudra trahir l’homme simple » et sa poésie reste claire, comme un ruisseau certes tourmenté, mais où l’on peut voir au travers, sans l’obscurité de la forme ou la complexité des métaphores. Poète sans illusion sur son temps il sait que la vérité est celle-ci :« Je crois que c’est soit l’amour soit la haine qui sont le ciment des nations. Le XXe siècle avait choisi la haine ». Son œuvre est un rempart contre la haine. Elle est devenue universelle, car facilement traduisible dans d’autres langues, près de quarante à ce jour, et elle parle à tous. Minimaliste, dans des formes souvent courtes et il fuit images et métaphores, elle submerge par son évidence. « Pas de poèmes, des faits ». Il rend visible les douleurs enfouies, sans illusion toutefois, sans pathos surtout, avec sarcasme souvent.

Il y a chez lui un hurlement dans un murmure, une rage que des mots d’une clarté aveuglante rendent encore plus violente. Ses œuvres sont des cris souvent poussés dans la matière des mots. Mais il aborde aussi bien l’ironie amère, l’autodérision, ou l’infinie tendresse envers les gens simples et l’enfance. Par un corps à corps constant avec la réalité, il pourra dépasser les blessures. Et sa poésie n’est pas une suite de tableaux sombres, sa lucidité sur le monde présent l’oblige à donner presque des leçons de morale à ceux qui ne veulent qu’oublier.
Tadeusz Rózewicz est avant tout un moraliste, non pas un manieur de mots sublimes, mais quelqu’un qui parle à hauteur d’homme, qui ressent l’absurde et le délitement d’une société moderne sans repères, sans valeurs autres que l’absence de valeurs. Devant lui un monde, sorti pourtant de l’horreur des guerres, se décompose, sans morale, sans solidarité. Et la poésie semble inutile devant cette vacuité.

Les hommes révoltés
les anges damnés
tombaient tête en bas
l’homme contemporain
tombe dans toutes les directions
simultanément
vers le bas vers le haut vers les côtés
à l’instar de la rose des vents... (La chute, 1963)
.

Ici seule son œuvre poétique, soit douze recueils, sera examinée, mais il est aussi un homme de théâtre d’avant-garde, qui a beaucoup influencé Tadeusz Kantor et Grotowski, par sa quête à vouloir représenter l’absurde et le désespoir, et aussi par la présence obsédante des holocaustes. Même si la poésie est pour lui tout à fait incapable d’assumer toutes les tâches de rédemption de l’humanité, dont les idéaux ont été dépecés aux crocs des bouchers.

Il fut en fait le précurseur de l’avant-garde en poésie et en théâtre, utilisant les collages, la dérision, l’absurde. Mais il saura s’en écarter pour être accessible à tous, utile, éthique. Il a crié la nuit, il a crié dans la nuit, et cerné les angoisses internes de l’homme moderne. L’espace de l’inexprimable il l’aura ouvert.

" L’homme tue son semblable aussi facilement qu’un animal".

Tadeusz Rózewicz

Une vie dispersée dans le vent

« Il est plus difficile de vivre décemment une journée que de composer un livre ». Mickiewicz.

Cet aphorisme aurait pu être écrit par lui, en tout cas il en fera son art de vivre.
Tadeusz Rózewicz n’aura pas « boudé ses larmes » et sa poésie l’atteste, son théâtre précurseur admiré par Kantor, font qu’il demeure l’écrivain polonais qui a su dire des mots après l’horreur. « Ce n’est que dans l’étreinte rugueuse de la réalité que mon cœur bat... ».
Il a pris le réel à bras-le-corps, comme le destin l’avait pris à la gorge, pour en refaire couler l’océan de la vie, revivre ses souvenirs de toutes les images horribles vues, tous les paysages saccagés et n’a jamais oublié « la main du bourreau sur le visage de son frère », tué par la Gestapo le 3 août 1944.

Il est celui qui dit aussi bien le visage des vivants que le visage des morts, les voix vivantes et l’écho des voix des morts.
Il a une responsabilité d’homme, d’écrivain, car il est le dépositaire de tout cela. Et il célèbre ses ombres immenses qui s’allongent toujours sur le sol, pour ne pas oublier, les ruines, les jeunes gens assassinés, « la synagogue où seuls les chats sauvages ont trouvé refuge». Au sortir de la guerre dans une ville meurtrie, clouée de pierres et de planches et de cadavres, il se souvient toujours de sa jeunesse volée, de la barbarie en marche.

Le chemin de sa vie a pris le tournant de l’histoire, les remous des tragédies, les taches de sang encore sur lui, si longtemps après, des jeunes filles aimées, tuées juste contre lui, et surtout l’ombre de son frère aîné. Tadeusz Rózewicz n’avait que dix-huit ans lorsque l’Allemagne envahit la Pologne. Son recueil Inquiétude, 1947, Le gant rouge, 1948, auront été un choc salutaire pour toute une nation. Les tombes encore fraîches pouvaient se refermer. Sans consolation aucune, car il dit avec noirceur les insuffisances de l’être humain. Il aura ainsi écrit pendant 60 ans avec la même éthique, la même amère lucidité, mais aussi avec tendresse et ironie et surtout la même grande hauteur morale. Vigie toujours indépendante, il a suivi son chemin solitaire d’éveilleur de conscience.

Il est né le 9 octobre 1921, à Radomsko, petite ville polonaise, dans une modeste famille d’employés. Il écrit des poèmes de jeunesse publiés en 1938. Mais en 1939 les bombes allemandes tombent sur Radomsko, et le poète doit fuir la ville. Après deux semaines, la famille retourne dans l’appartement pillé et en ruines. Dans les années 1939-1943 le poète est contraint de travailler comme ouvrier, d’abord comme magasinier et coursier, puis comme ouvrier dans une usine de menuiserie, lui qui rêvait de faire ses études dans une école d’eaux et forêts. Il continue à travailler comme ouvrier pendant la guerre.
En 1942 il suit en secret une formation à l’école des cadets militaires.
Entre 1943 et 1944, il lutte dans les rangs de l’Armée intérieure, l’armée nationale (A.K), dans les forêts et collabore avec la presse clandestine. Son frère Janusz, membre de la résistance polonaise comme lui, est assassiné par la Gestapo en 1944 et son souvenir hante toute l’œuvre de Rózewicz.
Il va se « recréer » après cette guerre atroce qui aura massacré 3 millions de juifs polonais et autant de polonais non juifs. Le tiers des habitants de sa petite ville auront été assassinés. Les souvenirs de cette époque resteront à jamais en lui.
Après la Libération, il reprend ses études, il obtient son baccalauréat en 1945 et il fait des études à la faculté d’Histoire de l’Art de Cracovie qu’il ne termine pas.
Il s’agissait selon lui de « reconstruire la cathédrale gothique. Pour, brique après brique, relever en moi cette église. Pour, élément après élément, reconstruire l’homme». Ses poèmes de l’après-guerre, Dans une cuillère d’eau (1946) et surtout Inquiétude, (1947) ont eu un immense retentissement en Pologne.

En 1949, il s’installe en Haute-Silésie à Gliwice dans les années où il séjournera jusqu’en 1968, avec sa femme et ses deux fils. Il va y vivre dans une extrême pauvreté. Méprisé par les cercles intellectuels, par les communistes, Rózewicz va survivre à la persécution de sa poésie. Il en écrit peu, se consacrant au théâtre et aux nouvelles en prose.
Il ira vivre à Wroclaw fin 1968, et voyagera beaucoup à l’étranger, surtout en Italie.
Il est l’auteur d’une quinzaine de pièces de théâtre et de douze livres de poésie.
Tadeusz Rózewicz a été couronné par le Prix Européen de Littérature en 2008.
Son 90éme anniversaire, le 9 octobre 2011, a donné lieu à de grandes célébrations en Pologne.

Puis Tadeusz Rózewicz, est décédé à l’âge de 92 ans le 24 avril 2014, à Wroclaw, où l’auteur vivait depuis 1968.

Une des grandes voix de la Pologne s’éteint avec lui, toujours à hauteur d’homme et à jamais révoltée.

Un monde est parti avec lui.

Le silence l’a vaincu, mais ses poèmes sont en résistance en nous.

La poésie comme aide aux vivants et aux morts

Ma poésie
elle n’explique rien
elle n’éclaire rien
elle ne renonce à rien
elle n’embrasse pas tout
elle ne satisfait aucune attente.
..
Regio, trad. Claude-Henry du Bord et Christophe Jezewski.

Tadeusz Rózewicz a clairement exprimé sa conception de la poésie, et ses limites, en ces temps d’angoisse. Les livres et les poèmes ne sont pas qu’œuvres d’art, mais des aides pratiques pour surmonter le désespoir et le doute. Il a pensé que lui aussi en écrivant était en mesure d’aider les gens. Il n’écrit nullement pour ciseler des textes immortels. Il s’en explique clairement :
« J’essayais donc, de reconstruire ce qui me semblait essentiel pour la vie tout court comme pour la vie de la poésie : l’éthique. La création poétique, pour moi, ne consistait pas à composer de beaux poèmes, mais à agir. Pas de poèmes, des faits. Je réagissais aux événements par des faits que je créais sur le modèle d’un poème, pas par de la poésie. Ma détermination est de transformer les paroles en pratique. »(Tadeusz Rózewicz dans Anthologie personnelle).

Aussi malgré ses doutes, d’abord sur le droit moral d’écrire après le désastre, et ensuite sur le fait que tous les mots sont tant et tant salis et usés, « mâchonnés comme du chewing-gum », dit-il, affadis par les politiciens et la vanité et l’égoïsme du temps présent, il a préféré ne point se taire et appliquer ses poèmes sur des blessures, pour éponger la tristesse, l’anéantissement, pour toujours se souvenir.
Comme un guérisseur, un intercesseur, un magicien qui ne sait faire que des offrandes. Il ne peut qu’invoquer ce qui s’est dissipé en fumée, ses proches, ses amours, ses amis, sa patrie. Mais il sait retrouver les traces et la poésie sert à cela : faire revivre les traces et indiquer la direction des larmes. Sans artifice, sans poudre aux yeux, il parle ouvert au risque de se perdre lui-même. Il se voudrait presque une voix anonyme.

Ouvert de part en part
je ne sais plus la formule magique
pour rentrer
m’enfermer en moi-même
(L’apprenti sorcier)

Pourtant il laisse sa marque indélébile, sans aucun des artifices habituels de la poésie. Il sera immédiatement audible.
Aussi : « Après la guerre, au cœur de la poésie polonaise une comète est passée. La tête de la comète était Rózewicz, le reste n’en était que la queue » (Stanislaw Grochowiak).
Cette « comète éclatante » nommée Tadeusz Rózewicz rayonne encore, même s’il demeurait un peu désabusé sur son utilité dans un monde indifférent.
Poésie de la désespérance, qui donc doute et se remet en question, mais qui ose s’écrire malgré tout : Ma poésie / elle n’explique rien/ elle n’éclaire rien/ elle ne renonce à rien. Et elle reste en nous, mettant à jour, la Comédie humaine, trop humaine, dans un monde moderne où « les enfants enfantés/ sans douleur dans les cliniques....fixent l’écran du téléviseur/ sans jamais parler/ aux arbres »...Certes l’avalanche des mots inutiles ont rendu peu audibles les paroles des poètes, Les poètes ont lapidé la poésie à coup de mots (Avalanche). Pour lui maintenant les « poètes ont ouvert les veines des poèmes ». Mais qui se soucie des poètes :
«Les poètes morts / s’en vont plus vite / les vivants/ expulsent / en toute hâte / de nouveaux livres / comme s’ils voulaient boucher un trou / avec du papier ».

Mais même si la bouche de la vérité est fermée, le poète ne doit pas se taire, tout au contraire. Tadeusz Rózewicz s’est dressé, il n’a pas posé un doigt sur la bouche des questions sur le sens de la vie, sur le quotidien des gens. Il est hanté par une angoisse existentielle. Il est la figure emblématique du poète inquiet. Il tourne sans cesse autour du « rien ».
Pour lui le sens de la vie est que l’on doive mourir, sans plus. Il repeuple nos têtes en redonnant leur noblesse aux mots, méprisant la futilité ambiante, comme au temps de l’enfance ; comme à celui de l’espoir.

Certes « J’ai erré longtemps avant que je revienne à moi ». Et ces errances, sa quête des mots simples et justes l’ont conduit à cette sorte de réalisme poétique. Lui dévoile l’essence cachée de la réalité, vérité terrible et douloureuse. Il a « fait des trous dans l’armure du réalisme du réalisme socialiste », plus proche de Beckett, de Kafka, de Camus, que de l’optimisme de commande des poètes du régime. Son réalisme à lui est souvent vision hallucinée du désastre de l’indifférence.

Il a un rapport souvent agnostique avec sa religion catholique :Il se repose en Dieu... Après tout, ce n’est pas un canapé...Il sait lui que la mémoire des vivants est morte et leur foi aussi. (Rose).
«Dieu tomba / il gît sur le dos / sans défense / sa vie éternelle / est / à découvert ».(Le sourire, Regio).
Et les anges dorment au plafond et tombent en vain goutte à goutte.
Il ne peut plus croire que l’eau se change en vin, mais en sang certainement. Il y a du nihilisme en lui :

Sur le ciel sur le soleilsur le silence sur les bouchesse promènent les mouches.(Job, juillet 1957).

Détruit intérieurement par la tragédie de la guerre, il est le poète des doutes et des questions :

«J ’ai senti que quelque chose n’avait jamais fini pour moi et pour l’humanité, quelque chose que ni la religion ni la science ni l’art n’avaient réussi à protéger. ». Il est le poète de l’éthique et non de l’esthétique.
Et ses poèmes ont connu des mois, parfois des années, de gestation, de modification, de différentes versions :« en moyenne, mes premiers recueils comme Inquiétude, Le gant rouge ou La Plaine ont connu dix à vingt rédactions différentes ». Dans le choix retenu un exemple est donné sur deux versions d’un même poème. :Au milieu de la vie.
Tadeusz Rózewicz ne polit pas des diamants, il recherche le dépouillement du « parler direct » par une sobriété totale dans l’emploi et le respect des mots. Mais cette évidence de paroles provient d’une extrême complexité, d’une force saisissante qui ne veut que dire, qui veut nous dire.
Ce n’est que dans l’étreinte rugueuse de la réalité que mon cœur bat. (La plaine)

La poésie de Tadeusz Rózewicz est une éthique, une révolte contre la perte des valeurs, contre l’absurde. Il n’y a point besoin de doctes analyses pour la ressentir, elle vous éclate au visage et hurle encore longtemps après les livres refermés.

Sa poésie restera comme une lutte, bien vaine sans doute, contre le néant, contre la cruauté humaine. Il attaque l’humanité, mais défend les hommes.
Il aura écrit toute sa vie avec une boule dans la gorge, en avalant ses larmes. Mais « ma mort ne corrigera pas une seule ligne de mes vers ». Elle ne l’a pas osé jusqu’à maintenant.

J’ai commencé la 87° année de ma vie, j’écris des poèmes depuis soixante-dix ans... et je ne sais pas qui est poète... mais je sais que je ne suis ni prêtre ni pitre.
Je suis un homme, un homme qui écrit des poèmes
. (écrit en 2008).

Et tous ses vers s’ouvrent à nous.
«Il nous a donné une poésie sans faille et sans défense... Il a créé la poésie de l’humanisme mitigé. Il sauve la conscience de l’oubli. ». (Edward Hirsch).

Il y a eu dans ma vie
des mots d’adieu
et des mots de haine
et puis des mots d’amour
et j’ai vu
gravés
au mur de la prison
des mots d’espoir
ils étaient tous
univoques
il n’y avait parmi eux
nulle comparaison ni métaphore
nulle périphrase ni hyperbole,
mais ils avaient le pouvoir de juger
le pouvoir de croître
et le pouvoir de créer
.Art poétique extrait, Poèmes et images 1952,, traduction Georges Lisowski, Allan Kosko (anthologie personnelle, Actes Sud)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Le Rescapé (Ocalony, 1947)

J’ai vingt-quatre ans
je suis un rescapé
de l’abattoir

Sons vides sons équivalents
homme bête
amour haine
ami ennemi
ombre et lumière

L’homme se tue aussi facilement qu’un animal
j’ai vu :
des fourgons d’hommes dépecés
qui ne trouveront pas le salut

Grands mots vous n’êtes que des mots
vertu et vice
vérité et mensonge
beauté et laideur
courage et lâcheté
Autant pèse la vertu que le vice
j’ai vu :
un homme être à la fois
vertueux et criminel

Je cherche un maître à vivre et à penser
qu’il rende la vue l’ouïe et la parole
qu’il nomme à nouveau les choses et les concepts
qu’il sépare la lumière de l’ombre
J’ai vingt-quatre ans
je suis un rescapé
de l’abattoir
Inquiétude 1947, traduction Georges Lisowski, Allan Kosko (anthologie personnelle, Actes Sud)

L’herbe

Je pousse
entre les pierres des murs
là où
elles sont posées
là où elles sont scellées
là où elles forment des voûtes

là je me glisse
graine aveugle
dispersée par le vent

dans les fêlures du silence
je prolifère patiemment
j’attends que les murs s’écroulent
et retournent à la terre

je recouvrirai alors
les visages et les noms(1962)
Inquiétude, traduction Grazyna Erhard, Buchet/Chastel.

PREMIER AMOUR

I

J’avais seize ans
je traversais le parc
j’ai appuyé mon front contre un arbre
et j’ai pleuré

Personne ne m’avait fait de mal
le silence régnait dans le parc
alors pourquoi ces pleurs

Personne ne me l’a demandé
je n’ai rien dit à personne

J’ai couru à la maison
j’ai crié
j’ai faim, j’ai faim
or j’étais amoureux

J’ai rempli la maison de rires
personne ne m’a demandé
pourquoi je riais

J’avais vu Maria

Je vois Maria
sur le chemin de l’école
vêtue de son petit manteau bleu marine
avec un écusson bleu

Elle marche sous le soleil de mai
sous les rayons de la pluie
son image à travers ma mémoire
luit comme à travers un fleuve de fumée
plus pâle
d’année en année
jusqu’à l’évanouissement

II

J’avais dix-huit ans
Je courais à travers le champ
dans la blonde lumière
du soleil de septembre
quand les avions ont surgi
je me suis jeté à terre

O image accablante
de ce ciel mécanique
mes lèvres touchaient la terre

J’avais dix-huit ans
quand pour la première fois j’ai vu
Maria nue

Je ne pourrai jamais dire son épouvante
son dernier souffle enfoncé dans ses poumons
ni le tremblement qui l’a saisie
les larmes de cette jeune vie
le frémissement de ce corps de jeune fille
quand la mort s’en est approchée
et non l’amour

L’air embrasé avait arraché sa robe
elle était étendue dans le champ
nue
dans la fumée et dans le sang
mes mains impuissantes
ces mains qui n’avaient jamais effleuré
son corps vivant
mon regard levé

L’assassin remontait déjà
argenté étincelant
comme une aiguille faufilant le ciel
irréel

Elle était étendue
l’air hurlant et le feu avaient arraché ses habits

elle était étendue sous les rais obliques
du soleil jaunissant
au milieu de l’horizon fumant
au milieu du premier jour
de la guerre
les jambes étendues
au long des sillons infinis
telles de blancs agneaux morts-nés.

III

Ô Terre
d’un souffle allégée
morte déserte.

IV

Ô Larme d’un garçon de dix-huit ans
sous le ciel
sur la terre
larme tombant ce jour-là
et pour tous les temps
à travers les planètes et les étoiles
larme creusant le ciel et la terre
tombant
sur les capitales des pays capitalistes
sur la ville éternelle de Rome
larme filant
à travers l’obscurité de la nuit
à travers les rivages azurés
à travers les jardins d’orangers
larme tombant
sur les cheveux des amoureux
quand ils s’unissent
comme les eaux de rivières inconnues

L’assassin remontait
argenté étincelant
sans nom sans cœur sans visage

Mais j’ai reconnu à jamais
ceux qui l’ont envoyé ici
tuer Maria.

1953 in La Plaine (1953-1954)

Traduction du polonais par Grazyna Erhard

Qui est poète

le poète est à la fois celui qui écrit des poèmes
et celui qui n’en écrit pas

le poète est celui qui secoue les chaînes
et celui qui s’en charge

le poète est celui qui croit
et celui qui ne peut croire

le poète est celui qui a menti
et celui à qui on a menti

le poète est celui qui mangeait dans la main
et celui qui a coupé les mains

le poète est celui qui s’en va
et celui qui ne peut s’en aller.

Regio et autres poèmes
traduit par Christophe Jezewski et Claude-Henry du Bo
rd

Le mur

Ce mur que nous avons
construit ensemble
ajoutant chaque jour
un mot
au silence
ce mur qui nous sépare
inexorablement
nous ne pouvons pas passer à travers

Emmurés
par nos propres soins
nous mourons de soif
nous entendons à côté
bouger l’autre
nous entendons des soupirs
nous appelons au secours

même les larmes refluent
au fond de nos orbites
Poème ouvert,1956
traduction Georges Lisowski, Allan Kosko (anthologie personnelle, Actes Sud)

La lune brille

La lune brille
une rue videlune brille
un homme fuit

La lune brille
l’homme est tombé
l’homme s’est éteint
la lune brille
La lune brille

une rue vide
visage du mort
flaque de boue
Le gant rouge, 1948
traduction Georges Lisowski, Allan Kosko (anthologie personnelle, Actes Sud)

Le même visage

le visage du poète
est ouvert plein de silence

toujours le même visage
et pourtant tout à fait autre

du mur
me regarde
un masque

d’un œil
dur
et vide
(1968)
Regio et autres poèmes, traduit par Christophe Jezewski et Claude-Henry du Bord, Arfuyen

La vie (extraits)

...Je voudrais aujourd’hui parler un langage si imagé et si clair
que les enfants accourent vers moi comme vers un parc
baigné de soleil et gorgé de lumière

Je voudrais aujourd’hui parler avec tant de chaleur et de simplicité
que les personnes âgées puissent se sentir utiles

Je voudrais parler d’une manière telle que mes paroles
à travers les larmes atteignent l’éclat des sourires

Je voudrais aujourd’hui parler avec calme et douceur
afin que les gens puissent se reposer avec moi

rire et pleurer
et se taire et chanter

Je voudrais aujourd’hui parler avec rage et sévérité
afin qu’ils retrouvent leurs rêves égarés
l’Aile jadis jaillie de leur épaule

Je voudrais ne pas parler,
mais agir avec des paroles
pour que les hommes de leurs mains
touchent mes paroles
Inquiétude, traduit du polonais par Grazynah Erhard, Buchet Chastel

La Plaine (extrait)

Par la rue des Grenouilles
- En Pologne
passe Rosa
Elle s’est parée de plumes blanches
Ce n’est pourtant pas un bal de mi-carême
longtemps encore le vent jouera
avec les plumes des édredons
des gens qui sont partis
Ils ne mouleront plus la forme de leurs corps
dans l’herbe des prés du mois de mai
dans la vague qui frémit
au-dessus des nageoires safranées des poissons
Ils ne mouleront plus la forme
de leurs corps dans le foin
quand les éclairs noirs des hirondelles
strient l’aire vide de la grange
Ils ne mouleront plus la forme de leurs corps
dans aucun édredon jamais

Par la rue des Grenouilles
- en Pologne
passe Rosa
elle trébuche sur les pavés disjoints
elle côtoie les maisons étoilées
aux fenêtres clouées de planches
elle traverse la synagogue
où les chats sauvages ont trouvé un refuge
Elle va parée de ses plumes luisantes
dans le jour noir
elle traverse vos villes ô Suédois qui êtes neutres
vos maisons vos théâtres vos temples
elle traverse vos villages ô Suisses qui êtes neutres
vos petites bourgades
plus propres qu’une larme

Elle est passée comme passent les nuages sans laisser de trace dans le ciel
J’ai gardé en moi
les battements de son cœur
le silence de ses yeux
la chaleur la couleur des lèvres
le poids des entrailles
le dessin fugitif des cuisses
à l’ombre de l’amour
la forme de la tête
le crépuscule roux de ses cheveux épars
et le chétif soleil de son sourire

Elle est passée comme passent les nuages
mais d’où vient alors cette ombre
qui s’allonge immense sur le sol
La plaine (extrait),1954traduction Georges Lisowski, Allan Kosko (anthologie personnelle, Actes Sud)

Au centre de la vie (version 1)

Après la fin du monde
Après la mort
Je me suis retrouvé au centre de la vie
Je me suis créé

J’ai construit la vie
Les gens, les animaux, les paysages

Ceci est une table disais-je
Ceci est une table
Sur la table il y du pain un couteau
Le couteau sert à couper le pain
Les gens se nourrissent de pain

L’homme parlait à l’eau
Parlait à la lune
Aux fleurs à la pluie
Parlait à la terre
Aux oiseaux
Au ciel

Le ciel se taisait
La terre se taisait
S’il entendait une voix
Qui coulait
De la terre de l’eau du ciel
C’était la voix d’un autre homme
Traduction française de Czeslaw Milosz

De ma maison De ma maison ne reste
plus que pierre sur pierre
la fleur sur le papier peint
l’oiseau et le rinceau

Le seuil sépare le vide
des gravats et sur le seuil
un fer à cheval

ce porte-bonheur
je ne le franchirai ni maintenant ni
jamais

les murs s’ouvrent
aux quatre coins du monde

dans l’un souffle le vent
qui a dissipé la fumée et la trace de mon père

dans l’autre souffle le vent
qui a dissipé la fumée et la trace de ma mère

dans le troisième coin souffle le vent
qui a dissipé jusqu’au prénom de mon frère

dans le quatrième coin souffle le vent qui lui aussi est passé
tournoyant à l’entour sensible
il indique sans faillir la direction de.
Inquiétude, traduction Grazyna Erhard, Buchet/Chastel.

LA PORTE

Sur la table dans la pièce obscure
est posé un verre
de vin rouge

à travers la porte ouverte
je vois le paysage de mon enfance
la cuisine à la bouilloire bleue
le cœur de Jésus ceint d’une couronne d’épines
l’ombre transparente de ma mère

dans le silence absolu
le chant du coq

premier péché
graine noire
dans le fruit
légèrement amère

premier diable rose
qui fait onduler les hémisphères
sous la robe de soie
à fleurs

dans le paysage éclairé
la troisième porte
s’entrebâille
et derrière dans la brume
au fond
un peu vers la gauche
ou bien au milieu
je ne vois rien

1966 in Troisième visage (1968)

Traduction du polonais par Grazyna Erhard pour l’anthologie Inquiétude, Buchet-Chastel, 2005.

une feuille vient de toucher la terre

et j’ai compris
les tableaux qui pleurent
le silence de la musique
le mystère de la poésie mutilée

de retour chez moi
ma main s’est mise à écrire
un poème
sourd-muet
qui a voulu exister
voir le jour
mais moi je ne veux pas l’écrire
je l’entends qui cesse petit à petit
de respirer

Novembre 1982

Traduction du polonais par Grazyna Erhard pour l’anthologie Inquiétude, Buchet-Chastel, 2005.

Le père

Voici que me traverse le cœur
mon vieux père
Il n’a pas économisé dans sa vie
pas rajouté
graine à graine
pas acheté de maison
ni de montre en or
L’argent ne cessait de rouler

Il vivait tel un oiseau
chantait
d’un jour à l’autre
mais
dites-moi est-ce qu’un p’tit fonctionnaire
peut vivre ainsi
pendant tant d’années

Voici que me traverse le cœur
mon vieux père
avec son vieux chapeau il sifflote
une chanson gaie
Et croit fermement qu’il ira au ciel

(1954, traduction inédite)
Traduits du polonais par Vladimir Fisera

Adaptations personnelles

Oubliez-nous

Oubliez-nous
oubliez notre génération
tâchez de vivre comme des hommes
oubliez-nous

nous envions
plantes et pierres
nous envions les chiens

Je voudrais être plutôt un rat,
ai-je dit à cette fille

Je préfère ne pas être
dit-elle, les yeux fermés.
Je préfère dormir
et ne me réveiller qu’à la fin de la guerre

Oubliez-nous
N’essayez pas d’en savoir plus sur nos jeunes
laissez-nous.
Poème ouvert 1956,
Adaptation personnelle à partir de l’anglais

Natte

Toutes les femmes dans le transport
avaient leur tête rasée
quatre ouvriers avec des balais faits de quelques branches de bouleau
ont tout balayé
et recueilli les cheveux

Derrière une vitre propre
Il y a les cheveux raides
de ceux asphyxiés dans les chambres à gaz
il y a des épingles et des peignes encore
dans ces cheveux

Les cheveux ne sont pas traversés par la lumière
Ils ne sont pas séparés par la brise
pas touchés par une main
ou par la pluie ou par des lèvres

Dans des coffres énormes
des nuages de cheveux secs
de ceux étouffés
et une tresse fanée
une natte avec un ruban
que des garçons vilains
tiraient à l’école
Le Musée d’Auschwitz, 1948
Adaptation personnelle à partir de l’anglais

Les vivants mouraient

Emmurés, les vivants étaient en train de mourir
œufs de mouches noires posées
dans la chair humaine.
Jour après jour
les rues étaient pavées
avec des têtes gonflées.

Le père, Aaron
avait une barbe de moisissure et de mousse
et une tête de blanche lumière
qui mourut en un tremblement.
Avant d’expirer il mangeait dans sa main
avec ses lèvres flétries
et ouvrant ses yeux turquoise.

Dans la petite salle
les corps gonflaient.
Sally vendait des pommes
celles en argent avec l’odeur d’un verger
en face de la porte
qui était faite d’azur.

entre charabia
et crachat rouge
entre la gale de la paroi
et le cadavre du passant
avec un œil cruel
entre la pierre
et le hurlement d’une folle
Sally était dans sa robe rouge
et les couleurs absorbaient les venins
et la pomme pourrie dans ses mains basanées
Un ver blanc a rampé hors
de l’odeur.
Les pommes étaient pommes qui pourrissent
La mère mourait.

Plus personne n’amena des pommes au ghetto
Plus personne n’acheta des pommes dans le ghetto
Jour après jour
Les corps tombaient.

Adaptation personnelle à partir de l’anglais

Massacre desgarçons
Les enfants pleuraient en criant «Maman!»
Mais j’ai été bon!
Il fait sombre ici! Si sombre!
Voyez ils s’en vont vers le fond
Voyez les petits pieds
ils sont allés au fond Vous voyez
Cette trace
d’un petit pied ici et là
poches pleines
avec des cordes et des pierres
et des petits chevaux en fil de fer
Une grande plaine fermée
comme une figure de géométrie
et un arbre de fumée noire
un arbre mort
vertical
sans aucune étoile dans sa couronne

Adaptation personnelle à partir de l’anglais

Au milieu de la vie (version 2)

après la fin du monde
après ma mort même
je me suis retrouvé au milieu de la vie
je me suis recréé
la vie je l’ai reconstruite
et hommes paysages animaux

c’est une table disais –je
il s’agit bien d’une table
sur la table sont mis du pain un couteau
le couteau sert à couper le pain
de pain se nourrissent les gens

il faut aimer les hommes
j’apprenais cela le jour et la nuit
que faut-il aimer ?
j’ai répondu les hommes

c’est une fenêtre disais-je
il s’agit bien d’une fenêtre
derrière la fenêtre il y a un verger
dans le verger je vois un pommier
ce pommier fleurit
ses fleurs tombent
les fruits prennent forme
mûrissent

mon père cueille la pomme
cet homme qui cueille la pomme
c’est mon père

j’étais assis sur le seuil de la maison
cette vieille femme qui
tire une chèvre au bout de sa corde
est plus nécessaire
est plus précieuse
que les sept merveilles du monde
celui qui pense et éprouve
qu’elle n’est pas utile
il est coupable de génocide

ceci est un homme
ceci est un arbre ceci est le pain

les hommes mangent pour vivre
je me le répétais
la vie humaine est si importante
la vie humaine pèse si lourd
la valeur de la vie
surpasse la valeur de tous les objets
que l’homme a fait
l’homme est un très grand trésor
je le répétais obstinément

ceci est de l’eau disais-je
ma main caressait ses vagues
je parlais avec la rivière
j’ai dit à l’eau
bonne eau
c’est moi
l’homme a parlé à l’eau
parlé à la lune
aux fleurs et à la pluie
l’homme a parlé à la terre
aux oiseaux
au ciel
le ciel restait silencieux
la terre restait silencieuse
s’il entendit une voix
qui coulait
de la terre, de l’eau et du ciel
c’était la voix d’un autre homme
adaptation personnelle à partir d’une traduction de Czeslaw Milosz en anglais

Réhabilitation posthume

Les morts se souviennent
De notre indifférence
Les morts se souviennent
De notre silence
Les morts se souviennent
De nos mots

Les morts voient nos bouches
Rire à leur oreille
Les morts voient
nos corps se frottant les uns contre les autres
Les morts entendent
Nos langues qui gloussent

Les morts lisent nos livres
écoutent nos discours
déclamés il y a si longtemps
Les morts examinent nos conférences
Et veulent nous rejoindre pour mettre fin plus tôt
À nos discussions
Les morts voient nos mains
sur le point d’applaudir

Les morts voient les stades
Où tous ensembles et en rythme
nous hurlons les hymnes

tous les vivants se sont rendus coupables

les petits enfants
qui ont offert des bouquets de fleurs
se sont rendus coupables
les amants se sont rendus coupables
et coupables sont les poètes

coupables sont ceux qui se sont enfuis
et ceux qui sont restés
ceux qui disaient oui
ceux qui disaient non
et ceux qui n’ont rien dit

les morts font le bilan des vivants
les morts ne vont pas nous réhabiliter
A la surface du poème et à l’intérieur, 1988adaptation personnelle à partir de traduction en anglais

La porte

Lasciate ogni speranzaVoi ch’entrate

Abandonnez tout espoir
vous qui entrez ici

l’inscription à l’entrée de l’enfer
de la Divine Comédie de Dante

courage !

derrière cette porte
il n’y a pas l’enfer

l’enfer a été démantelé
par les théologiens
et les profonds psychologues

transformé en allégorie
pour des raisons humanitaires et pédagogiques

courage !
derrière cette grille
la même chose recommence

deux fossoyeurs ivres
sont assis au bord d’un trou

ils boivent de la bière sans alcool
et grignotent une saucisse
nous faisant de l’œil
sous la croix
ils jouent au football
avec le crâne d’Adam

le trou attend
le cadavre de demain
le «raide» est en chemin

courage !

ici, nous allons attendre
le jugement final

l’eau s’amoncelle dans le trou
des mégots y flottent

courage !

derrière cette grille
il n’y aura jamais l’histoire
ni la bonté ni la poésie

et qu’ y aura-t-il
cher inconnu ?

il y aura des pierres

pierre
sur pierre
pierre sur pierre
et sur cette pierre
une pierre
de plus.

adaptation personnelle à partir de traduction en anglais

Une visite

Je ne pouvais pas la reconnaître
quand je suis arrivé ici
comme aussi bien, il est donc possible
de prendre tant de temps à arranger ces fleurs
dans ce vase maladroit

«Ne me regardez pas comme ça»
dit-elle
Je caresse les cheveux remis en ordre
avec ma main rugueuse
«ils ont coupé mes cheveux», dit-elle
«Regardez ce qu’ils ont fait de moi»
maintenant à nouveau ce ciel bleu de printemps
commence à vibrer sous
la peau transparente de son cou, comme toujours
quand elle avale ses larmes

pourquoi elle regarde ainsi fixement
Je pense que je dois m’en aller
Je le dis un peu trop fort

et je la laisse,
une boule dans la gorge

adaptation personnelle à partir de traduction en anglais

Les Portes de la Mort

le secret de leur construction
est que les portes ne sont pas là
et en même temps qu’elles sont bien là
grandes ouvertes à tous

elles sont si étroites
qu’elles doivent être passées de biais
à la sueur de son front
dans un travail sanglant
pendant des années qui crissent en nous
ou en hurlant de peur
adaptation personnelleà partir de traduction en anglais

Une voix

Ils se mutilent ils se tourmentent chacun
par des silences par des mots
comme s’ils avaient une autre
vie possible à vivre

Ainsi ils font
comme s’ils avaient oublié
corps
inclinés vers la mort
que les intérieurs des hommes
se brisent facilement

impitoyable l’un avec l’autre
ils sont plus faibles
que les plantes et les animaux
ils peuvent être tués par un mot
par un sourire par un regard

adaptation personnelle à partir de traduction en anglais

Parmi mes nombreusestâches
Parmi mes très nombreuses tâches
très urgentes
J’ai oublié
qu’il faut aussi
mourir

frivole que je fus
J’ai négligé cette obligation
ou je n’ai tenté de la remplir que
superficiellement

à partir de demain
tout va changer
Je vais commencer à mourir avec assiduité
sagement optimiste
sans perdre de temps
Adaptation personnelle à partir de l’anglais

Métamorphoses

Mon fils entre dans
la chambre et dit
«Tu es un vautour
Je suis une souris »

Je range mon livre
ailes et griffes
sortent de moi

leurs ombres menaçantes
courent sur les murs
Je suis un vautour
Il est une souris

«Tu es un loup
Je suis une chèvre »
Je marchais autour de la table
et je suis un loup
les vitres brillent
comme des crocs
dans l’obscurité

pendant qu’il court vers sa mère
sauvé
la tête cachée dans la chaleur de sa robe

Adaptation personnelle à partir de l’anglais

Le retour

Soudain, la fenêtre s’ouvrira
et Mère m’appellera
il est temps de rentrer

le mur de la pièce est là qui s’ouvre
Je vais entrer dans le ciel
avec mes chaussures boueuses

Je vais venir m’asseoir à table
répondre grossièrement
aux questions et puis
laissez-moi
tranquille
J’ai le droit que l’on me laisse
seul.
assis la tête dans la main, je vais
rester assis.
Comment puis-je leur dire
ce chemin inextricable et si long.

Ici, dans le ciel les mères
tricotent des écharpes vertes

Les mouches bourdonnent

Somnole Père près du poêle
après son dur travail de six jours.

Non - sûrement je ne peux pas leur dire
que les gens sont pour tous les gens des égorgeurs.
Le gant rouge,1947-1948
Adaptation personnelle à partir de l’anglais

Qu’importe si c’est en rêve

J’écris sur l’eau
J’écris sur le sable
À partir d’une poignée de mots récupérés
à partir de quelques phrases simples
comme le discours du charpentier
sur quelques versets nus

Je construis une arche
pour sauver quelque chose
de l’inondation
qui nous prend par surprise
en pleine lumière du jour
ou dans la mort de la nuit
nous lave hors de la surface de la terre.

Si c’était un rêve, 2004-2005

Adaptation personnelle à partir de l’anglais

Bibliographie sommaire

En français

Anthologie personnelle, trad. G. Lisowki et A. Kosko, Actes Sud, 1990.
Inquiétude, traduit du polonais par Grazynah Erhard, Buchet Chastel, 2005.
Regio, trad. Claude-Henry du Bord et Christophe Jezewski, Arfuyen, 2008.

Théâtre

Le Piège, suivi de Conversation interrompue, trad. A. van Crugten, Ed. Théâtrales, 1993.
Le Fichier. Témoignage ou notre petit confort, trad. Jacques Donguy et Michel Maslowski,l’Âge d’homme, 2005.
Théâtre II: drôle de petit vieux, La Vieille Femme qui Couve, La Sortie de l’Artiste de la Faim, trans. Donguy Jacques, Michel Maslowski, L’Âge d’Homme, 2008
Les taches de rousseur; précédéDe Conversations interrompues, trans. Alain Van Crugten, Paris: Éd. Théâtrales 1993, 2005.

Romans Ma fille, Traduit par Lydia Waleryszak, Circé

En polonais, œuvres principales Œuvres, 12 volumes, éditions Wydawnictwo Dolnoslaskie, à Wroclaw, en 2006.
Prose, vol 1-3,
Drama, Vol 1-3,
Poésie, Vol 1-4,

Inquiétud e, 1947.
Gant rouge, 1948

Sourires, 1945-1956
Cinq poèmes, 1948-1949
Le temps qui vient,1951.

Poèmes et images, 1951-1952

La plaine, 1951-1952
Poèmes ouverts, 1955-1957
Conversation avec le prince, 1960.
Voix de l’anonyme, 1961.

Rose verte, 1961
Rien dans le manteau de Prospero, 1962.
Visage, 1964.
Troisième visage, 1968.
Dossiers, 1968.

Regio, 1969
Poèmes choisis, 1971-1976
A quatre pattes, 1972.
Mariage blanc, 1975.

Récits traumatisants, 1979
Piège, Varsovie: Les lecteurs de 1982.
La sculpture, 1991.
Notre frère aîné, 1992.
Toujours un fragment, 1996.
Toujours un fragment. Recyclage, 1998.
Le couteau du Professeur, 2001.
La zone grise, 2002.
Issue, 2004.
Qu’importe si c’est en rêve, 2006.
Apprendre à marcher, 2007.
Acheter un chat dans un sac, 2008.
Une visite au musée, 2010.

En anglais

L’indice de la carte, et d’autres pièces, 1969.
Sobbing superpower, selected poems, Joanna Treziak, 2011.
Pièces de théâtre L’indice de carte, et d’autres. La foule. Adam Czerniawski.1969.
Visages de l’anxiété: Poems. La foule. Adam Czerniawski.1969.
Les témoins et d’autres pièces. La foule. Adam Czerniawski,1970.
Selected Poems. La foule. Adam Czerniawski,1976.
Conversation avec le prince: et autres poèmes. La foule. Adam Czerniawski.1982.
Ils sont venus pour voir un poète: Selected Poems, trans. Adam Czerniawski, 2004.
New Poems, trad. Bill Johnston, 2007.