Tarjei Vesaas

Le froid de la Saint-Jean

À qui parlons-nous lorsque nous nous taisons ?

Tarjei Vesaas est l’écrivain de l’ineffable, de ce qui est tu, mais affleure dans la banalité du monde. II est des livres qui touchent aux racines les plus sensibles de l’âme et l’on n’a de cesse de tout faire pour en chercher l’auteur et en devenir l’ami disait Rilke à Rodin le 1er août 1902.

Il en est ainsi pour ceux qui ont pu approcher les livres du norvégien Tarjei Vesaas, l’un des grands écrivains du siècle passé. Plus jamais les romans-prophéties de Vesaas ne quitteront le lecteur qui, par hasard, un soir d’hiver sans doute, a eu la révélation de ces cascades glacées que sont les écrits de Vesaas.

Tarjei Vesaas est né le 20 août 1897 à Vinjem dans la très vieille province du Telemark, et il est mort le 15 mars 1970 à Oslo. On pensait alors beaucoup à lui pour le prix Nobel. Fils de paysan il aura dû le rester lui aussi. Il est totalement pris dans la gangue de la terre, la prééminence du sol

Son écriture rend la respiration forte des saisons, l’exhalaison de la brume au travers des champs, le choc des pierres et de la glace. Sa langue est rurale, paysanne et pas seulement parce qu’il emploie un norvégien particulier. Les mots sont des mottes de terre, la neige irrigue ses livres. Il a fait allégeance à la simplicité, à la fragilité.

Des poèmes, des nouvelles, des pièces de théâtre et une dizaine d’autres romans n’ont pas encore été traduits en français. La vie au bord du cours d’eau, titre de son ultime recueil de poèmes, symbolise cette écriture pudique, méfiante des envolées lyriques et du pathétisme, mais qui rend compte de l’essentiel, de l’amour à en mourir mais qui est plus fort que la mort, de la nature au plus profond de la neige, de l’eau et du feu toujours présent.

Son œuvre est peuplée de gouttelettes sur la branche, de violence qui éclate dans ce décor du premier jour du monde, d’êtres simples d’esprit, les idiots de tous les villages du monde, mais qui savent voir au-delà des apparences, et entendre l’inaudible, les craquements des abîmes que nous portons en nous. Vesaas a une écriture, pour autant que la traduction le laisse entrevoir, d’animal sauvage tout en approches timides, de choses dites et déjà reprises, de dessins furtifs dans la neige, d’images tout à coup immenses et violentes.

Dérive sur l’eau, la neige, la glace

Nullement écrivain régionaliste ou nationaliste norvégien, Vesaas fait plus penser à Jacobsen qu’à un autre écrivain norvégien Knut Hamsun, qu’il surpasse de toute la hauteur de sa poésie-prophétie, ouverte au monde. La nature chez lui n’est pas une image convenue du Grand Nord, elle craque de pleine de menaces mais aussi d’apaisement.

Son art de faire surgir la mort violente, comme dans la vie, au milieu des éclats fascinants du monde, en font l’un des plus grands écrivains du XXe siècle.

La paisible chronique paysanne que nous croyons lire est devenue littérature de l’abîme.

Cette grande pitié du monde s’exprime par des phrases souples et chantantes, mais toujours inconsolées. Vesaas ne s’enfonce pas dans le silence ou l’orgueil, il laisse sourdre une solidarité avec tous, sans rejet des faibles.

Avancer dans un livre de Vesaas est s’avancer dans une forêt de symboles. Et pourtant pour cela il n’emploie que les outils de l’élémentaire. Il dérive ainsi sur l’eau, la neige, la glace, les oiseaux, les arbres, le lac.

Tant de choses peuvent se produire dans un pays profané, dit Vesaas, et il nous parle autant des nuages, des cercles des vivants, que de la nuit qui tombe, de ceux qui mourront dans cette nuit, mais surtout de ceux qui n’ont pas succombé pendant la nuit et qui verront la toute petite courbe du soleil, même s’ils n’ont et n’auront jamais de nom.

Ce que je voulais, c’est raconter le jeu caché et secret qui se passe aux heures de la nuit, un jeu dont personne ne doit être témoin.

Tarjei Vesaas est hanté par la condition humaine et la mort en marche. Il s’approche à pas de loup du sacré de l’amour, cet amour qui unit les deux petites filles, Siss et Unn, du Palais de Glace contre la mort.

Depuis leur rencontre à l’école, à l’étrange fuite et la mort de Unn, la très longue absence dure comme l’hiver, à la recherche du Palais de Glace et à sa découverte, le dépérissement empathique de Siss. Et enfin la débâcle du printemps et la réapparition de Unn aussi morte que vivante dans les glaces. Puis Siss vivra sachant qu’elle ne trahira jamais l’amitié morte, sauvant en elle les images de Unn. Au Palais de Glace de la mort figée s’oppose le Palais du Souvenir de l’amour fidèle. Les deux sont plus loin que le réel.

Tarjei Vesaas est comme les chevaux de ses romans, il passe mais il sait, et il vit son rêve, dans la musique du vent avec les nuages sur les épaules. Visionnaire et écoutant, a-t-on dit de Vesaas, plus que cela, il y a du magicien dans ce grand silencieux. Il sait rendre le moindre frisson de la lumière, le moindre pas sur la neige. La nature, ou plutôt la Nature, n’est pas la source de réponses, mais il faut sans cesse l’interroger, lutter parfois contre elle et sa rudesse, s’y dissoudre enfin. Vesaas est à vivre avec recueillement indique son traducteur Régis Boyer, dans sa lumineuse introduction au Palais des Glaces. Ce qui est emblématique chez Vesaas est ce mouvement perpétuel entre le réel le plus prégnant et le rêve le plus envolé.

Et comme des oiseaux noirs il passe dans son œuvre des angoisses, des peurs paniques. Il sème des menaces à l’orée des mots. Une grande violence tapie peut soudain éclater comme dans une musique de Sibelius. Cette violence semble provenir du fond de la terre en fusion. Il est comme un humble paysan saisi par l’effroi de l’invisible, de ce qui ose apparaître à la tombée de la raison. Le mal rôde, la nature est partout présente mais elle demeure et nous passons.

Dans le non-dit passe l’essentiel. Et parfois le mystère d’un cri soudain nous transperce. De toute façon nous avons été amenés au-delà de ce qui est dit.

Rien ne crie, rien ne dit beaucoup, ce sont des voix qui parlent, des voix qui disent nous ou je, ce sont la voix du chien, la voix de la forêt, la voix des ponts. Les ponts.

Entre bruissement de l’enfance et craquement de la glace Vesaas tisse le fragile et le différent. Un chant de pureté monte de ses livres. On doit s’avancer vers lui avec la même prudence que sur un lac gelé, et bien tendre l’oreille au moindre froissement de bruit.

Palais de Glace, château de poésie, Vesaas nous réapprend l’absolu dans la plume, l’herbe, l’arbre qui brûle, la goutte d’eau qui se jette, et dans tous ces cours simples, ces menaces aux aguets. L’abîme est en nous, seule la neige de l’amour colmate ses fêlures. La mort n’est plus alors que l’ordre naturel, une tension finale. La cascade figée de la solitude laisse entrevoir une présence. L’eau noire du lac se referme toujours et le simple d’esprit Mattis continue à écrire à son oiseau en écriture d’oiseau.

La frontière entre la vie et la mort est abolie, Vesaas écrit toujours au-delà des apparences. À nous de cheminer parmi ses allégories, ses obscurs couloirs, ses flambées de nature. Vesaas est grand, le Palais de Glace vous emprisonnera comme il retient encore Unn, la petite fille figée dans l’au-delà.

Il neige, il neige sur des ponts silencieux, Des ponts que les autres ignorent

À nous, désaccordés du monde, exilés de la vie, Vesaas nous fait signe. Il se tient souriant à l’orée du givre et nous dit d’entendre les avertissements muets de la Nature. Il parle depuis la nuit des temps, la nuit des temps, jusqu’à l’extinction de nos cœurs de terres intérieures. Le mystère des choses est avancé. Un passage est ouvert par ses livres.

Toi et nous en total silence (Vesaas)

Gil Pressnitzer

Quelques poèmes de Être dans ce qui s’en va

(Traduits par Eva Sauvegrain et Pierre Grouix)

Les collines de chez moi

Je salue les fleurs,

je salue les pierres,

je salue les collines,

je salue les vieilles gens

à la vie dure

imprimée sur leur visage.

Elles disent :

heureusement, tu es de retour

Nous avons pensé à toi.

Je suis surpris d’entendre ces mots.

Le visage d’en face

est comme un billot cordial.

À la fin, je me sens

vraiment rentré chez moi.

Calme est la surface

Calme est la surface

au pays des flammes,

rien n’est visible,

tout est en équilibre.

Mais des choses ont cours

à cet instant,

tel l’éboulement chaud

au cœur des montagnes.

Ils le savent, les rares

qui ont vu à travers les fissures

et senti la chaleur frapper.

Les gens sont attirés par les gens

dans une faim de flammes sur plus de mille lieues

- et, les yeux dans les yeux,

l’un pour l’autre, perdent soudain l’incertitude

quant à la vérité sur la profondeur du feu

et la rencontre sauvage des flammes.

Plus court que court, toutes les choses durent quand même.

Tout dure plus longtemps - près d’une multitude innombrable.

Strident, le jour de la moisson chante en juillet.

Quiconque a atteint

le soleil est tombé.

D’étranges odeurs brûlent, enivrent le cœur

dans le rêve et les visions sauvages du soir.

L’œil du dieu repose

sur la terre en miettes.

Au plus profond du royaume

de nouveaux scarabées foulent de vieux restes,

croient les vieilles racines.

Les mêmes racines tendres,

toujours autour des pierres,

sombres, humides et toujours.

Emplies de forces aveugles.

Emplie de non-né

dans un vent nocturne.

Vis, notre rêve (extrait)

La mort avant que nous mourrions

est tapie dans cette nuit,

dans toutes les nuits.

Elle vit sans cesse

en face et nous fixe

tel l’obscur mystérieux

venu du puits sec

où il n’est plus de rêve.

Froide, nous attirant à elle,

elle reste ouverte - et pour nous.

C’est tout ce que nous savons,

là où il n ’y a plus de rêve.

Mais le puits vit dans son fond,

si bien que ce qui habite là

a eu sa part et veut davantage.

Il brille dans le brouillard de la nuit

tel un point obstiné.

Il brûle son incendie froid

aspirant l’oiseau de nacre

comme les yeux d’un serpent immobile

Un aperçu de la langue de Tarjei Vesaas

(Grâce à la traduction de Régis Boyer, le grand passeur de cet auteur)

L’hiver printanier (extrait)

La jeune fille restait immobile. On aurait pu croire qu’elle était venue tout juste pour être ensevelie par la neige en ce lieu solitaire — mais c’était certainement pour de tout autres raisons qu’elle était venue là, toute radieuse.

Me laisser ensevelir par la neige, non, — je ne peux pas me laisser ensevelir par la neige, pensait-elle dans un frémissement de joie. L’homme sombre et dur, en fer, sur son socle là-bas, il peut se laisser ensevelir par la neige, ce doit être ce qu’il veut. Mais moi, je ne puis qu’avoir de plus en plus chaud.

La neige ne peut pas se poser sur moi, pensait-elle, et si elle le fait, tant mieux.

Pendant ce temps-là, les flocons mouillés se posaient, denses et lourds, sur ses épaules et sur sa casquette de garçon rejetée sur la nuque — ainsi que partout où il y avait une petite place pour s’accumuler. Elle était déjà couverte de petits tas ça et là.

Bien sûr, il y a de la neige qui se pose sur moi, pensa-t-elle quand elle s’en aperçut. Et pourquoi pas. Ne pas bouger, pensa-t-elle. C’est moi qui le veux. Non pas que la neige m’ensevelisse, mais que je devienne autrement, et c’est ça que je veux. Tout est autrement, ce soir.

Il va me voir ainsi, autrement, quand il viendra me trouver.

Elle restait aussi immobile que l’homme sombre de métal. Il était solitaire et abandonné ? Pour la jeune fille, elle frémissait de joie.

Je resterai ainsi jusqu’à ce qu’il vienne. Elle pensa : ce n’est pas un homme de métal, c’est un garçon bien vivant. C’est toi ? dirait-il, ou bien, est-ce que c’est seulement de la neige, tout cela, dira-t-il.

De plus en plus chaud.

Qu’est-ce que c’est que la neige, donc ?

La barque le soir

Ne pas comprendre, mais être à proximité de ce qui se passe.
Ne pas essayer de comprendre le grand branchage sous la terre. Là où des lacs éclatent en sources innombrables qui à leur tour éclatent en sources innombrables et finalement en sources impensablement petites – tandis que les assoiffés restent assoiffés derrière les assoiffés.
Quand on a compris cela sans comprendre tout de même, que doit-on faire ?
Le courant ne s’arrête pas. Comme un grand pouls ne s’arrête pas non plus.
C’est toujours la nuit. Cela ne fait plus grande différence. On entend d’un bout à l’autre de la nuit. Le pouls étrange travaille tout près.
Peur ? Non. Un peu effrayé mais gai.
Étant donné que c’est tout près on comprend que les murs ne signifient rien. Effrayé et gai on doit noter comment le pouls bat tout près de vous quand c’est la nuit et que les murs sont loin.
Le courant impétueux est en train de rebrousser chemin. On le rencontre sur le chemin du retour.
Comment ça ?
Le pouls pendant les nuits peut chasser le sommeil, mais pas pour la perte ou l’anéantissement. On écoute ce que l’on ne comprend pas, c’est ce que l’on a toujours fait.

traduit du néo-norvégien par Régis Boyer, José Corti 2002

Bibliographie sommaire

La barque le soir (1968), José Corti 2003

Le Germe (1940), Flammarion 1993

La Maison dans les ténèbres (1945), Flammarion 1993

Les Oiseaux (1957), éditions plein-chant 2000

Le Palais de glace (1963), Flammarion 1993

Le Grand jeu, non disponible

La Blanchisserie, Flammarion 1997

Être Dans Ce Qui S’en Va, poèmes, éditeur Editer 2006

Les Ponts (1966), éditeur Autrement 2003

Les chevaux noirs (1928), Actes Sud 1999

Le vent du nord (1952), nouvelles, Table Ronde La petite Vermillion 1993

Une Belle journée (1959), Nouvelles- éditeur Le passeur 1997

L’arbre de santal (1933), Actes Sud 1994

L’incendie, (1961), Flammarion, 1979, réédité en 1992.