Tibor Déry

Des chiens et des hommes,
ou l’amour comme résilience face à l’oppression des jours ordinaires

« Tibor Déry est le grand peintre de la condition humaine de notre temps » (Georg Lukacs)

Tibor Déry est un écrivain et dramaturge hongrois toujours contesté en son pays, et très peu diffusé en France. Il reste pourtant un très grand écrivain de la même stature que par exemple Sandor Maraï. Pris dans l’étau oppressant et lobotomisant du communisme hongrois, triste décalque du stalinisme soviétique, il aura été broyé, obligé à des compromissions pour sauver son œuvre de l’oubli. Maintenant qu’un certain recul est là il apparaît que Tibor Déry restera comme l’observateur le plus lucide, le plus cruel parfois de son époque. Dans ses fables et métaphores, car il ne pouvait en être autrement dans un tel régime répressif, il aura su dépeindre le cynisme et l’absurdité des dirigeants, nouveaux éducateurs d’un peuple qu’ils cherchaient à détruire, et aussi les tentatives de survie, souvent dérisoires, de ce peuple. L’amour d’un chien fut un des humbles moyens de dire que l’amour et la bonté résisteront toujours à la dépossession de l’humanité.

Son maître livre Niki, l’histoire d’un chien, écrit en 1955, vient enfin de paraître en France en 2010 dans une traduction courageuse à l’époque de Ladislas Gara. Il nous parvient toujours aussi poignant, bouleversant, et qui en dit plus, sur un ton faussement détaché, sur cette période de 1948 à 1955, que bien des écrits flamboyants et engagés. L’absurde et l’arbitraire du stalinisme hongrois, grotesque et terrible à la fois, sont vus au travers de l’histoire d’une petite chienne ordinaire et d’un couple tout aussi ordinaire. Tibor Déry revient vers nous comme un fantôme accusateur de nos propres lâchetés face à nos silences face à l’autoproclamé « grand architecte des âmes », Joseph Staline qui effectivement savait expurger les âmes.

Il ne faisait pas bon à partir de 1948 être un chien ou un humain en Hongrie. Maintenant une autre entreprise de décervelage est en marche avec ses vagues antisémites et nationalistes. Pauvre Hongrie !

À vrai dire Niki, l’histoire d’un chien ne serait donc qu’un récit sur la « santé », comme veut minimiser Tibor Déry :« Si banales que soient les formes dans lesquelles elle s’incarne, la santé exerce toujours une séduction sur l’homme. À vrai dire, l’histoire de Niki n’est guère autre chose qu’un récit fidèle de la santé. »

Santé altérée des hommes rampants dans le chaos, l’arbitraire, l’incompréhensible. Au travers des doux yeux d’une chienne, toute entière amour et émerveillement, c’est toute la résignation d’une génération d’hommes. La « santé » est donc bien mal en point quand l’asservissement permanent sous couvert de lendemains qui chantent a mis à genoux tout un peuple, le peuple hongrois. Entre violence feutrée, puis réelle, entre absurde et arbitraire, la mise au pas de toute liberté était mise en place.

Niki, l’histoire d’un chien est un roman de Tibor Déry,ou plutôt une longue nouvelle, tirée du plus profond de son expérience personnelle des années les plus sombres du stalinisme hongrois qui s’était abattu sur la Hongrie avec la bénédiction des puissances occidentales en 1948, et de son amour des chiens, de son empathie totale. Il avait une chienne nommée Niki elle aussi, et dont il apprendra la mort lors de son emprisonnement après 1956. Le roman était déjà paru, extraordinaire prémonition, puis description à la façon narquoise de Swift de cet âge d’hypocrisie et de mensonges. En ce temps déraisonnable on n’avait pas seulement mis les morts à table, mais les vivants n’avaient plus de tables et les morts plus de mémoire. Tout art, tout écrit, ne pouvaient être que clandestin, allusif, ou à plat ventre devant l’oppression.
« On ne doit pas penser et on ne doit pas voir, le mensonge est obligatoire et il faut vivre les yeux fermés ».

Malheur donc à ceux qui comme Tibor Déry ont voulu vivre les yeux ouverts et chuchoté la vérité malgré tout. Souvent seul le cri reste dans l’histoire et non le courage de murmurer la vérité.

Tibor Déry, l’histoire d’un homme

Tibor Déry fut un citoyen de Budapest. Il y naquit le 18 octobre 1894 et y mourut le 18 août 1977.
Il venait d’une famille juive bourgeoise, mais non pratiquante. Sa mère était d’origine autrichienne, aussi l’allemand fut autant que le hongrois sa langue maternelle, mais lui totalement imprégné de culture hongroise n’écrivit que dans cette dernière langue.
Après son diplôme de l’Académie de Commerce de Budapest il est employé de 1913 à 1918 dans l’usine de scierie de son oncle comme secrétaire. Il écrit des nouvelles dont Lia le fit remarquer. Son père se suicide en 1919. De 1917 à 1919 ses poèmes et ses nouvelles sont publiés dans la revue d’avant-garde Nyugat (Occident) d’Endre Ady.

Épris de vérité et d’humanisme, il s’engage très tôt dans les mouvements révolutionnaires et rejoint l’idéologie communiste. En 1919 il soutient activement le conseil de la république hongroise de Mihàly Kàroly, sorte de Commune hongroise, il est même membre du Directoire des écrivains sous cette République des Conseils. Le parti communiste et Bela Kun arrivent au pouvoir l’année suivante et proclament la République soviétique hongroise, Tibor Déry et son romantisme révolutionnaire sont de trop. Aussi il est condamné à l’exil.

Il est obligé de s’exiler pour échapper à la répression communiste et il va vivre et travailler loin de la Hongrie de 1934 à 1935. À Vienne il écrit dans les journaux de langue hongroise, il vivra à Paris de 1924 à 1926, et de 1929 à 1935 dans bien des pays et des villes (Pérouse, Berlin, Dubrovnik…), pour finalement précipitamment s’enfuir à Majorque après les révoltes de Vienne. De ses errances il découvre les mouvements artistiques contemporains (l’expressionnisme, le dadaïsme et le surréalisme) et ces influences se font sentir dans sa prose et sa poésie.

De retour en 1935, en Hongrie, passée sous le régime d’extrême droite de l’amiral Horthy, il est souvent emprisonné comme ennemi politique et ne peut survivre qu’en tant que traducteur. Ayant osé traduire le livre d’André Gide, Retour de l’URSS, il est mis en prison pendant deux mois.

Son œuvre majeure de cette époque (1934-1938) est La Phrase inachevée, immense trilogie de plus de mille pages, magnifiant la grève et la classe ouvrière et qu’il ne pourra publier qu’en 1947. À cette époque il publie aussi des poèmes d’influence surréaliste et des nouvelles.
Il partira en Roumanie de 1940 à 1941 et militera clandestinement. Il sera obligé de se cacher pendant l’occupation allemande à partir du 19 mars 1944 et la collaboration active du régime fasciste hongrois. L’avènement du communisme en Hongrie le déçoit très vite, bien qu’il se soit engagé avec ardeur dans l’union des écrivains. Il publie beaucoup et ses pièces de théâtre (Miroir, Témoins, A la maison), sont joués avec succès au théâtre national de Budapest.
En 1948 la Hongrie est stalinisée et le parti communiste hongrois s’applique à « purifier les âmes » et détruire toute liberté. Les satires de Tibor Déry déplaisent vite au régime, et en 1953 il est exclu du parti communiste hongrois pour « déviationnisme ». Son roman « La réponse » de 1952 avait scandalisé les dirigeants communistes.
En 1956 il est un artisan important du soulèvement de Budapest, il en est le porte-parole avec Georg Lukacs. Et en 1957 il est condamné à 9 ans de prison, pour « conspiration contre l’état ». Tous ses livres seront interdits jusqu’en 1962.

Il sera libéré par le régime de Janos Kadar en avril 1960, qui en contrepartie de sa clémence lui interdit de critiquer ouvertement le gouvernement. Il est brisé, il a 66 ans, et la perspective de pouvoir à nouveau être publié lui fait accepter ce marché « satanique » d’échanger une semi-liberté contre l’interdiction de se dresser contre les dogmes essentiels de la Hongrie soviétique. Mais lui n’a pas perdu son âme: et pour celui sait lire entre les lignes, on pourra retrouver ses critiques ironiques et sa quête de l’humanisme, même sous l’aliénation quotidienne communiste.

Certes il va pouvoir publier presque jusqu’à sa mort à 83 ans, Cher beau-père est écrit à 79 ans. Il va beaucoup voyager de 1963 à 1968, et accepter des postes honorifiques, jouant ainsi le jeu de Kadar qui voulait ainsi neutraliser les intellectuels par « une politique de l’alliance » qui rallia beaucoup d’intellectuels hongrois. La fière devise de Janos Kadar : « Celui qui n’est pas contre nous est avec nous. »

Cette « normalisation » que Tibor Déry accepte avec toutes ses contraintes, lui vaudra le mépris et la haine des autres dissidents. Il était certes une très belle prise pour la politique de Janos Kadar, mais dans ce drôle de dialogue, c’est la littérature qui va triompher et lui « l’adversaire esthétique » saura créer dans le dégel de ce « socialisme du goulag ». Son œuvre demeure, Janos Kadar non.
Tibor Déry ne sera donc jamais dupe ni renégat, et il profitera de ce jeu du chat et de la souris, pour construire son œuvre et surtout pouvoir la publier. Il écrit beaucoup pendant ces presque 20 ans. Des nouvelles bien sûr dont il est le grand maître hongrois, des drames, des histoires très courtes, des essais, des mémoires, des pièces. Ces mémoires sont un hommage mélancolique à ses chers disparus et un regard un peu amer sur sa propre vie.
Jamais ce type d’humour très Europe centrale ne le quittera :
« Vu de l’extérieur je fus vraiment un bien mauvais communiste, je ne le nie pas. Mais la seule véritable question – et la réponse a été recherchée durant des décennies - peut-on être à la fois un bon écrivain et un bon communiste, engoncé dans le rigide uniforme taillé par le parti qui ne tolère que rarement que l’on se déboutonne » (Pas de verdict).
C’est bien le paradoxe des lettres hongroises qui fait de Tibor Déry le grand prosateur socialiste, alors qu’il dynamite le système de l’intérieur.

Communiste, il le fut sans doute, mais l’horreur de toute idéologie et la vision de cette société déshumanisée, bâtie sur le mensonge et l’hypocrisie, avec ces cyniques dirigeants parlant au nom du peuple et le mettant en laisse, provoquent sa résistance intérieure. Le stakhanovisme des lâchetés, des délations, de l’arbitraire des emprisonnements sans explication, des exécutions sans jugement, il ne peut les dénoncer qu’en biaisant, en se masquant derrière l’humour féroce et la fausse louange sur ces grands dirigeants qui jamais ne se trompent. La description de ce courage de tous les jours pour simplement exister, manger, se loger, survivre, il le décrit avec empathie, courage, en utilisant la moquerie, la métaphore. Les clés étaient évidentes pour ses contemporains et par exemple son livre Niki, l’histoire d’un chien fut compris et admiré par ses lecteurs en 1956.

Tout y était dit de ce quotidien abject et rampant. Plus tard, et en Tchécoslovaquie, Milan Kundera utilisera les mêmes armes (La Plaisanterie).
On peut aussi noter qu’il a traduit Le seigneur des mouches de William Golding, fascinant roman sur le mal et la fausse innocence des enfants.

Niki, l’histoire d’une chienne, l’histoire d’une époque

Après une longue série de romans et de nouvelles, surtout La phrase inachevée, voulant sonder les profondeurs de la société hongroise pour mettre en avant la nécessité de révolution sociale, Tibor Déry s’interroge. Il ne croit plus aux marches en avant du communisme, et le spectacle d’un peuple asservi et dans une terreur diffuse, le fait rompre avec ces descriptions à la Zola, des malheurs des ouvriers. Désenchanté, lucide, désespéré aussi il ose écrire cette parabole de l’histoire d’un chien, au travers de laquelle il va parler de l’histoire du peuple hongrois sous le joug stalinien. Il s’agit d’une remise en question importante, un changement radical, dans ses écrits quoique sous cette ironie cinglante à la Kafka, Thomas Mann, ou Swift, qu’il employait déjà, on pouvait déjà entrevoir des critiques sévères de son pays. Mais Niki, histoire d’un chien est une œuvre de rupture, celle d’un amoureux déçu et volé du socialisme stalinien.
Il était revenu amer des grands soirs et des lendemains qui chantent.

Au travers des impressions, des intuitions d’une petite chienne, prêtées avec empathie et parfois malice par Tibor Déry, c’est de 1948 à 1955 toute une époque et son cheminement vers l’obscur, le grotesque parfois, le terrible toujours, qui est dépeinte par petites touches précises et dévastatrices pour les bourreaux.

Niki, petit fox-terrier à tête blanche, contrairement à la couverture du livre, est une chienne ordinaire dont la vie nous est contée, avec ses sentiments, ses pulsions, ses chagrins. Elle, très ordinaire, saura adopter un couple d’âge mûr, ordinaire lui aussi dans la grisaille tombée sur la Hongrie, plus qu’ils ne l’adoptent C’est elle qui nous parle de l’ordinaire des jours qui toujours se rétrécissent, comme la liberté en peau de chagrin. La seule lueur restante est dans cette folie ordinaire la puissance de l’amour dans cette réalité poreuse. Le bâton de la vie avait été jeté, et tant que Niki la douce, l’espiègle avait su la rapporter le malheur s’était un peu éloigné. Puis la mort a gardé le bâton, saisit le caillou, et la buée de la chaleur, de la fidélité, s’est évaporée. Niki blessée à mort par l’absence pendant cinq ans de son maître, mis en prison sans raison et libéré de même, se laisse mourir de chagrin, le jour même du retour de celui-ci. Autant que la longue agonie de chagrin de la chienne, c’est aussi celle de madame Ancsa.

Niki avait tendu une lumière douce vers elle et son mari, les corps pouvaient s’arrêter de tomber, le ciel s’obscurcir, elle était là à sauter, à jouer, à aimer. La laisse de la vie est vide au bout et le hasard n’aura aucune tendresse et le vent ne peut venir que du passé. Par la trouée de sa blancheur, petite lovée en rond contre la douleur du monde, ses yeux voulant jouer aux billes, Niki avec ses rêves de chien courait sur leurs mers intérieures. Et ils savaient alors un peu plus des profondeurs du monde. Oreilles dressées contre le néant, Niki était la vie, aux aguets du temps qui bouge, et elle les gardait, veillait sur eux. Maintenant elle court dans l’éternité après un caillou qui ricoche sur les jours gris. C’est la mort qui a jeté le caillou et le bout de bois.

Après la première mort de leur fils unique sur le champ de bataille de Voronèje, celle de Niki sera la deuxième mort du couple. Et nous pouvons imaginer ce que sera la triste fin de vie du couple dans ce monde sans amour et sans raison. Ils ne pourront que flotter dans l’incertain, ou le trop certain de la dictature.

Niki avait apporté au couple Ancsa les vraies proportions de la vie. Il ne reste qu’un caillou au milieu de la pièce et son corps roidi sous l’armoire. Tout est dit. La mort a pris un visage de chien attendant de ricaner encore. Dorénavant leurs bras, leurs corps seront lourds de vide et leur vie n’a plus de bord. La vie en chien de fusil contre les années mortes, à court de présence.

Les Ancsa suivent la lente descente aux enfers, illustrée par leurs déménagements successifs, de la banlieue de Budapest aux appartements en commun, de sa déchéance comme professeur à l’École des mines et ingénieur reconnu, puis directeur d’usine et finalement simple exécutant, et elle de son renvoi comme propagandiste de la bonne parole communiste. Dans cette Hongrie dévastée, la dévastation de l’esprit peut prendre sa place via le stalinisme. Du statut d’ingénieur de M.Ancsa à sa déchéance et son emprisonnement en juin 1950, sans autre raison que la délation et l’absurdité ontologique du régime, on peut suivre la progression de la normalisation et de l’oppression. Lui enthousiaste partisan de l’ordre nouveau, voulant rebâtir la patrie et les hommes, comme Tibor Déry, ne se révolte pas, sa seule lueur est l’amour pour cette petite chienne, source de partage. Niki sait plus de choses que son maître et va vivre dans ses os la répression politique qui fait disparaître sans aucune trace Ancsa. Pendant donc cinq ans d’absence, de vide affectif, de peur, il ne reste que ce couple réduit ; et Niki n’a que Mme Ancsa comme horizon et Mme Ancsa n’a que Niki comme support. Niki fut leur lien à tous deux, elle demeure jusqu’à sa mort, le rempart contre le suicide de Madame Ancsa. Celle-ci excommuniée par ses voisins, car femme d’un homme en prison donc forcément coupable.

Cette apparition soudaine de la chienne du voisin, un jour de 1948 est l’irruption de la force de vie, quand en juin 1948 le parti communiste hongrois porté par l’armée d’occupation soviétique prend le pouvoir au mépris des élections libres. Ce n’est donc pas par hasard que Tibor Déry place à cette époque la vie de la chienne, d’ailleurs contemporaine de la sienne également appelée Niki et qui mourra en 1958. Il ne l’apprendra qu’en prison.Cette chienne, double de la sienne, entre dans la vie du couple, les séduit, et n’en ressortira plus.

Ce livre est prégnant et ne laisse indifférents ni les amoureux des chiens, ni les amoureux des humains. Tout l’art de Tibor Déry est d’en faire un roman psychologique, où il entre dans l’âme de la chienne et transcrit ses émotions, ses troubles, ses joies. Nous sommes dans la tête d’un fox-terrier et par ce hublot nous comprenons le monde. Et Niki, la gentille, devient plus humaine que les humains, avec ses tourments et ses allégresses, sa fidélité, ses peurs, ses haines et ses angoisses. Elle devient le miroir juste de cette soif de vivre dans une société qui s’éloigne de la vie. Elle n’a de pouvoir que l’amour qu’elle donne dans un monde qui en manque. Elle porte en elle la même maladie que les humains : c’est la liberté qui lui manque. Aussi l’espérance.

Cet amour, dernière planche de salut, dernier espoir, est aussi une forme de dictature pour Tibor Déry : Il n’existe pas de dictature plus féroce ni plus sournoise que celle de l’amour. Quand l’amour s’accompagne de faiblesse ou de détresse, il peut vaincre non seulement l’apathie, mais l’indifférence. L’homme est incapable de se dégager de son étreinte et les bêtes même n’y parviennent que rarement. Aucune arme n’est efficace contre lui puisqu’il parvient à neutraliser la négation même....

Ce livre profondément politique, nous donne à voir et ressentir, toute une époque au travers d’allusions même pas cachées, au travers de l’innocence du regard d’un chien. Niki ose ce que ses maîtres ne peuvent pas oser. Elle regarde droit dans les yeux la lèpre soviétique qui avance en Hongrie, et tue toute lucidité, tout libre arbitre. La communauté écrase l’individu, mais Niki peut comprendre la mise au pas. On dirait un enfant. Elle est l’image de la victime qui va perdre son foyer et son maître, elle est aussi l’image de toute une société.

Une écriture entre tendresse et désepoir ironique

Tibor Déry est un grand maître de la nouvelle. Dans trois de ses meilleures réussites, La phrase inachevée (1947), Niki, histoire d’un chien (1956), Amour (1956) il sait rendre par allusions et humour quasi kafkaïen la réalité d’un régime d’oppression. Il sait de quoi il parle, il le vit dans sa chair, mais pour éviter la prison qu’il connaît si bien, il ruse, suggère, se moque, espérant échapper à la féroce censure de ses « architectes des âmes » qui lobotomisent tout un peuple. Il dénonce « la cruauté des princes ».
Par ses phrases courtes, incisives, sans aucun lyrisme, il ne semble que dresser un constat anecdotique du fascisme quotidien. Mais sa pointe corrosive va plus loin que bien des cris véhéments.
Il suit cette grande tradition hongroise du réalisme littéraire. Aussi sa forme favorite sera la nouvelle, qui lui permet dans son cadre court de condenser avec concision les pointes sèches de ses observations et de ses critiques.

Ce n’est pas de bon cœur que nous nous résignons à comparer un homme et un chien ; il serait blasphématoire de mettre en parallèle une bête sans âme et un homme aux sentiments si sublimes et à la vaste intelligence...
Les chiens ont-ils ou non une conscience ? Telle est la question que nous nous poserions si nous savions y répondre. Comme nous en sommes incapables, nous nous bornons à la formuler dans l’espoir que l’un ou l’autre de nos lecteurs connaîtra la réponse et voudra bien nous la communiquer par lettre
.

Seules la fable et la satire voilée permettaient de suggérer l’état de déréliction de cette société sous une chape de plomb, sans risquer la mort ou l’exil :
Niki ressemblait à ses détenus qui ignorent pourquoi on les a mis en prison et combien de temps ils y resteront, ou à ces chefs d’entreprise qui, au moment de leur nomination, n’ont pas la moindre idée du temps qu’ils resteront à leur poste, ou à ces employés des magasins nationaux qui ignorent parfaitement pourquoi on vient de les transférer à l’autre bout de la ville, à une heure et demie de transport de leur domicile ou à ces écrivains qui ne savent pas pourquoi ils écrivent ce qu’ils écrivent, ou encore ces lecteurs qui ne savent pas pourquoi ils les lisent.

Tout est donc allusion, ironie, détachement apparent. Ce réalisme froid à la Kafka s’entoure chez lui de tendresse et de doux désespoir ironique. Pour parler de cette solitude de l’homme sacrifié à la communauté, pour assumer sa révolte humaniste contre la tentative d’annulation de l’humanité sous prétexte de construire un peuple idéal, Tibor Déry n’utilise pas un ton grave, mais un scepticisme nostalgique, une ironie subtile. Parfois il ose, noyés dans une série de phrases, des constats terribles :
On parlait sans cesse de nouvelles arrestations, surtout dans la capitale. Les gens perdaient confiance les uns dans les autres et personne ne savait ce qu’il fallait penser de son voisin. On n’osait plus parler que chez soi, en rêve. Au milieu du grand silence de la nation, les communistes travaillaient, les dents serrées, considérant tous ceux qui les entouraient comme des ennemis, se taisant ou rabâchant les mandatements officiels. Le pays tout entier était à la haute école de l’hypocrisie. (page 70)

Tibor Déry passe d’une empathie profonde, mais fuyant le sentimentalisme, brusquement au statut d’observateur et brise le récit par un détachement ironique, jouant sur le temps du récit. Comme si la tension devenait trop forte, il passe du récit affectif au conte. Il nous rappelle qu’il ne s’agissait que d’une parabole. Trop tard sa petite chienne est bien vivante en nous. Et le conte se transforme en une fable morale sur les noires années de la Hongrie.
Chacun construit son enfer ou son paradis comme il peut...
On sait qu’il est toujours bon de veiller à l’ordre, en temps de révolution plus encore qu’en période de stabilité.... L’abus de pouvoir, ce vice funeste de tous les rois, chefs, dictateurs, de tous les directeurs, chefs de service, secrétaires, de tous les bergers, vachers et porchers, de tous les chefs de famille, de tous les éducateurs, de tous les frères aînés, de tous les vieux et de tous les jeunes ayant charge d’âme, cette puanteur, cette maladie, ce foyer d’infection qui est le propre de l ‘homme et qui ne se développe chez aucun autre fauve sanguinaire, cette malédiction et ce blasphème, cette guerre, ce choléra était chose inconnue dans la maison Ancsa..
. Plus encore, il arrive parfois aux hommes d’État expérimentés et intelligents d’imposer au peuple des choses qu’ils n’accepteraient pas de bon cœur.

Souvent il nous fait sortir de l’histoire en nous interpellant, comme exercice de distanciation nécessaire pour que nous comprenions la morale du conte, sans se laisser prendre dans le pathos.

Cette « maladie des cœurs brisés » est portée par la chienne Niki, elle est celle de tout le peuple hongrois.

L’écriture se fait simple, linéaire. Tibor Déry abandonne sa manière « moderniste », pour rester au niveau des simples, pas plus et ne pas parler plus haut que la taille de la chienne. Sans lyrisme il raconte seulement une histoire qui atteint l’universel. Ses mots sont si ordinaires et volontairement simples que l’on peut entendre les jappements de Niki au milieu d’eux. Niki petite boule d’amour frémissante qui révèle tant des humains. Et ce roman sur la fusion entre humain et animal est une fenêtre vertigineuse ouverte et sur l’amour, et sur le manque d’amour de tout un régime.

La question se pose d’ailleurs de savoir s’il existe un amour sans l’amour de soi-même, et, quand bien même il existerait, que vaudrait l’amour d’un homme qui n’aurait pas à se dévorer lui-même pour nourrir les autres ? Certes, la chienne eut recours à tous les artifices de sa féminité à la fois grossière et subtile pour se faire aimer et avoir l’occasion d’aimer en retour, mais, à notre avis, cette attitude ne peut être qualifiée d’immorale, même au point de vue de la morale humaine et sociale la plus rigoureuse… Existe-t-il un amoureux digne de ce nom qui n’ait recours à ses artifices pour conquérir le bonheur ?...Dans les relations de l’homme et de la bête, nous pensons que c’est toujours l’homme qui est coupable.

« L’absurdité humaine peut anéantir jusqu’à la liberté animale » (László F. Földényi)

Gil Pressnitzer

Sources

- Les écrivains hongrois face à la normalisation kadarienne.
Le cas Tibor Déry par Anthony Krause (Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002)

- Émission Répliques d’Alain Finkelkraut sur France Culture du 29/01/2011

Extraits de textes

Niki, l’histoire d’un chien

Elle ne se recoucha plus, sachant qu’elle ne pourrait plus s’endormir. Elle eût d’ailleurs jugé peu convenable de dormir dans son lit pendant que la chienne agonisait sur le parquet nu, dans l’obscurité pleine de poussière et de toiles d’araignées qui régnait sous l’armoire. Au moins, s’il avait été donné à Niki de régler cette ultime affaire de sa vie au sein de la nature, sur un sol tendre où ses derniers mouvements lui auraient ouvert l’accès de la tombe commune à tous les vivants! Mme Ancsa considérait le problème de la vie et de la mort avec un bon sens de femme - surtout à présent qu’elle ne tenait plus trop à vivre - mais sa sensibilité ne s’était pas émoussée pour autant: elle savait encore ce qu’étaient une vie et une mort indignes. Elle était désespérée de ne pouvoir accomplir sa mission de femme: aider à vivre et à mourir.

Elle se tint là jusqu’à l’aube, dans le fauteuil de reps couleur tabac, près de la fenêtre qui tamisait en l’argentant la lumière des puissants réverbères de la place Mari Jaszai. Vers l’aube, elle s’endormit assise, dans l’espoir - peut-être - qu’en entendant sa respiration régulière, Niki se risquerait à ressortir. Elle fut réveillée par des voix et des pas dans l’entrée, puis la porte s’ouvrit sans qu’on y eût frappé au préalable. Son mari entrait dans la chambre, un petit bouquet de fleurs jaunes à la main.

Ils sont en ce moment debout, tous les deux, en silence, devant l’armoire. L’ingénieur, qui a passé par bien des choses au cours de ces cinq années et supporté avec une vaillance rare toutes sortes d’humiliations physiques et morales vient de perdre le contrôle de lui-même dans son émotion de se retrouver chez lui: en apprenant que la chienne était morte, il a éclaté en sanglots. Il est désormais certain que Niki a expiré et qu’elle gît, morte, sous l’armoire, car à la voix de son maître, elle l’aurait rejoint avec ses dernières forces. L’épaule contre l’armoire, Ancsa essuie ses larmes ; dans le coin de la pièce, son regard a retrouvé le coussin abandonné de la chienne et dessus, il aperçoit un quignon de pain sec. Sa femme l’étreint avec émotion.

Tout ce qu’elle sait, à présent, c’est qu’elle a retrouvé son mari. Elle lui demande pour la centième fois comment il a été relâché, comment il a été informé de son élargissement et s’il est bien portant, s’il ne veut pas manger, se coucher, dormir. L’ingénieur lui tient les mains en silence :

- T’a-t-on dit enfin pourquoi on t’avait arrêté ?
- Non, répond l’ingénieur, on ne m’en a rien dit.
- Et tu ne sais pas davantage pourquoi on t’a relâché ?
- Non, répond l’ingénieur, on ne me l’a pas dit.

Pour le moment, Mme Ancsa tourne encore le dos à l’armoire. Mais elle sait qu’une tâche difficile l’attend: il faudra enterrer Niki. À défaut de photographies, elle gardera, comme seul souvenir de sa brève existence, un caillou retrouvé ces jours-ci sous le tapis.

traduction Ladislas Gara (Imre Laszlo), © éditions Circé 2011

Cher beau-père

« Il convient, mademoiselle et monsieur, demaintenir un juste équilibre entre la ladrerie dece monde et l’infini de nos désirs. Pour y parvenir, il est recommandé de respecter le pouvoir. Ne nous interrogeons pas trop sur ses origines,sur ses objectifs et surtout sur sa nature, car une telle recherche ne peut que nous énerver, nous exaspérer ou, dans le meilleur des cas, nous attrister. Et ne nous avisons en aucun cas de le critiquer, car cela pourrait être dangereux. De même, sachons garder la mesure dans les appréciations que nous portons sur nous-même. C’est ainsi que s’établira le stupide équilibre nécessaire à la conservation de la société humaine.

Exténué, je me rassis sur mon lit.

Traduction Georges Kassaï et jean Rousselot©Albin Michel

Amour (nouvelle)

[...] Lorsqu’elle revint, B. se tenait à la fenêtre, de dos à la chambre. Son dos comme dévié et aminci. Il ne se retourna pas. La femme se figea un instant dans la porte. - Je lui ai dit de cueillir des fleurs pour son père - dit-elle, la voix un peu rauque de l’émotion. - Les lilas sont en train de fleurir sur le terrain vague du voisin, qu’il cueille un gros bouquet pour son père.

- Tu m’aimes ? - demanda B.

La femme le rejoignit en courant, l’enlaça, se blottit contre lui de tout son corps. - Mon unique - murmura-t-elle.

- Tu arriveras à t’habituer à moi ? - demanda B.

- Je n’ai jamais aimé personne d’autre - dit la femme. - Jour et nuit, j’étais avec toi. A ton fils, j’ai parlé de toi tous les jours.

B. se retourna, enlaça la femme, observa son visage avec attention. Dans la lumière crépusculaire filtrant par la fenêtre, il vit avec soulagement qu’elle avait vieilli elle aussi, bien que plus belle qu’il ne se l’évoquât jour après jour, durant les sept années. Ses yeux étaient fermés, sa bouche entreouverte, son souffle brûlant à travers l’éclat de ses dents atteignit la bouche de B. Sous les cils épais, reposant sur la peau blême, luisait le contour sombre et humide de ses yeux. Elle était l’abandon même. B. embrassa ses yeux, puis la repoussa avec douceur.

- Aime notre fils aussi ! - murmura-t-elle les yeux clos.

- Oui - dit B. - Je m’y habituerai. Je l’aimerai.

- Il est ton fils! Il est ton fils!

La femme lui enlaça le cou.

- Je vais te laver. - dit-elle.

- Ce sera bien.

Il se déshabilla. La femme ouvrit le lit, allongea le corps nu de son mari sur le drap. Dans une bassine en zinc, elle apporta de l’eau chaude, du savon et deux serviettes. Elle en plia une, la trempa dans l’eau, la savonna. Elle nettoya le corps de la tête aux pieds. Elle changea l’eau deux fois. Les mains de B. tremblèrent encore quelques fois, mais son visage s’apaisa.

- Tu arriveras à t’habituer à moi ? - demanda-t-il.

- Mon unique - dit la femme.

- Tu dormiras avec moi cette nuit ?

- Oui - dit la femme.

- Et l’enfant ?

- Je mettrai sa couche par terre - dit la femme. - Il a le sommeil très profond.

- Tu resteras avec moi toute la nuit ?

- Oui - dit la femme. - Toutes les nuits, jusqu’à la fin de la vie.

Source Blog de Flora http://flora.over-blog.org/article-22707072.html

Réveillez-vous 1929 (extraits)

« Ça suffit ! a crié Anis, et a menacé de ses poings les vaches qui paissaient dans le ciel. Ça suffit les mirages où ce n’est pas moi qui joue, les rêves crus par un autre que moi, les histoires qui se passent sans moi, ça suffit le ciel vide d’événements. » [...]

« Dans l’instant qui suit, le disque du soleil, encore bas, s’assombrit. À l’est, à l’horizon, une ombre démesurée surgit de la mer, elle cache le soleil. Elle avance rapidement vers la côte et Anis constate avec surprise que l’immense figure, en s’approchant, au lieu de grandir ne fait que rétrécir. Le grand visage blanc qui flottait haut sur les eaux devient de plus en plus petit et doux. Le vent fait claquer ses longs cheveux blonds. Les seins d’une blanche rondeur forcent leur chemin avec un grondement à travers les vagues, déjà ils luisent sous la surface de l’eau, déjà ils disparaissent sous l’écume sombre que lèchent les lèvres rouges de la femme. » [...]

« Qu’avons-nous à perdre, nous qui sommes les plus pauvres ? Nous, dont même les cauchemars ont plus de vérité, dont même les errances de la folie ont plus de solidité que l’écorce épaisse de leur planète montée sur son axe de diamant. Nous ne voulons pas de cette réalité, nous ne voulons pas de cette certitude. » [...]

Traduction Henri Béhar

Editions l’âge d’homme, cahier de recherches sur le surréalisme, Mélusine 1995

Bibliographie sommaire

1917 Lia, nouvelle
1921Les deux sœurs (A két n?vé)
1922 Double cri, nouvelles (A kéthangú kiáltás
1922 Cheval, Blé, homme, poèmes (Ló, búza, ember)
1928 Ils chantent et meurent, poèmes (Énekelnek és meghalnak)
1930 Le rocher qui chante, nouvelle fantatisque (Az énekl? szikla)
1930 Sur la route, nouvelle (Országúton)
1945 Face à face, nouvelle (Szemt?l szemben)
1946 Jouer en enfer, nouvelle (Alvilági játékok)

1948 Jókedv és buzgalom (High Spirits; novel)

1946 Nuages sur Pest, nouvelle (Pesti felh?játék

1947 La Phrase inachevée, trilogie écrite en 1934-1938 (A befejezetlen mondat)

1952 La Réponse, roman (Felelet,)

1955 Mes mémoires de l’enfer, mémoires (Emlékeim az alvilágból)

1955Le cheval et la vieille dame, anthologie de nouvelles (A ló meg az öregasszony)

1956 Niki, histoire d’un chien (Niki. Egy kutya története)
1956 Monsieur G. A. à X, nouvelle (G. A. úr X-ben,)

1956 Amour, nouvelle (Szerelem)
1959Princesse du Portugal, nouvelles
1959 Anna Petri, roman

1960 Funérailles joyeuses, histoires courtes (Vidám temetés
1962 Deux femmes, nouvelles (Két asszony)

1965 L’Excommunicateur, roman (A kiközösít?,)

1969 Pas de verdict, mémoires (Ítélet nincs)

1971Reportage imaginaire sur un festival pop américain (Képzelt riport egy amerikai pop-fesztiválról)
1973 Cher beau-père, roman (Kedves bópeer)

En français

1956 Niki, histoire d’un chien, traduction Ladislas Gara (Imre Laszlo), éditions Circé 2011
1973 Cher beau-père nouvelles, traduction Georges Kassaï et Jean Rousselot Édition Albin Michel 1975 (épuisé)
Princesse du Portugal,, La phrase inachevée, L’excommunicateur sont brièvement parus chez Albin Michel dans les années 1970.

Derrière le mur de briques, Traduit du hongrois par Stéphane Clerjaud-Bodócs,Illustration de Vincent Vanoli

édition La dernière goutte, à paraître novembre 2011