Umberto Saba

Les couleurs du temps et la nostalgie des simples

« Qu’est-ce qu’un poète au fond, si c’est vraiment un poète ? C’est un enfant qui s’étonne des choses qui lui arrivent, une fois qu’il est devenu adulte. » (Umberto Saba)

Umberto Saba est celui qui aura cherché les couleurs du temps, comme on cherche un trésor, comme on essaie de retenir l’ombre des jours, simplement dans les « petits indices du quotidien », dans les petits riens merveilleux.

Orpailleur du temps qui passe, Umberto Saba étonne, fascine ou irrite, par son écriture simple, sa volonté d’honnêteté qui masque pourtant quelques-uns de ses secrets.

Il reste un poète secret, une sorte de nom magique que certains se passent les nuits d’insomnie. Il est le poète-culte de la poésie italienne du XXe siècle.

Sa langue simple donne musique aux rêves, habille la nostalgie des jours.

Sa prose, ses nouvelles, ses poèmes, sont ceux autant « d’un vieillard qui rêve» que d’un enfant éternel.

Il est profondément anachronique, entre les mondes. C’est ce qui fait sa magie propre. Aussi on le redécouvre à chaque fois à nouveau, il ne s’use jamais.

Lui se savait grand poète, il ne craignait pas d’attendre que la postérité le contemple à nouveau.

Homosexuel dissimulé, juif revendiqué, austro-hongrois aux limites de l’Italie, enfant de Trieste entre cafés populaires et Adriatique, Umberto Saba est plus compliqué que sa vie qui se voulait presque obscure comme petit libraire dans sa bonne ville de Trieste, où comme le dit cet autre habitant de cette ville,Claudio Magris, toute la vie se chuchote dans les bars et les ruelles plongeant vers la mer.

Marqué par les blessures de la guerre, par la Shoah, il se fait une cabane face à cela par sa tendresse un peu désenchantée, sa douce ironie, sa faculté à débusquer dans les choses les plus simples le merveilleux des jours. Il capte les bruissements de la vie en tendant son oreille de poète, de sage des nuits d’été. Il porte en lui le statut des exclus, une véritable angoisse existentielle. Mais par sa volonté d’enfance, son pouvoir de poésie et de compassion, il sait vivre entre deux mondes, là où le tragique ne peut l’atteindre.

Il aura toujours été « d’autre sorte ». Un égaré en poésie et dont les yeux ont vu chaque époque. Mais qui toujours veut rejoindre les sommeils de son enfance.

Une vie discrète, tout en spasmes intérieurs

De ces rêves et de cette fureur tout

ce que tu as gagné, ce que tu as perdu,

ton mal et ton bien, t’est venu.

Présentant son œuvre essentielle «Il Canzoniere», Umberto Saba écrit:

« Il Canzoniere » est l’histoire d’une vie pauvre (relativement) en événements extérieurs; riche parfois, jusqu’au spasme, de mouvements et d’échos intérieurs et d’êtres que le poète aima au cours de cette longue vie, et dont il fit des figures.

Ainsi pourrait se décrire sa vie, l’histoire d’une vie, l’histoire de sa vie.

Umberto Saba est né le 9 mars 1883 à Trieste, ville ouverte brassant les langues et les populations. Il est né Umberto Poli, fils d’Eduardo Abramo Poli et de Felicia Rachelle Cohen. Par amour son père se convertit au judaïsme, qu’il va vite abandonner, ainsi que sa famille. Dans un univers austro-hongrois, Umberto se sent italien avant tout.

L’absence du père va le marquer.
Il est confié à une nourrice slovène, Peppa Sabaz, qui sera sa source d’amour et de tendresse, sa« mère-joie ».Il découvre à la fois la nature et la bonté.

Il étudie plus ou moins bien, et publie ses premiers poèmes à dix-sept ans.
Des amitiés passionnées jalonnent son adolescence.

En 1903 il part à Pise étudier la littérature italienne et latine, la philosophie, l’archéologie, l’histoire et l’allemand.

il séjourne à Florence de 1905 à 1908 et rencontre Gabriele d’Annunzio.
Après son service militaire il épouse, selon la tradition juive, Carolina Woefler le 28 février 1909. Elle sera la Lina de ses poèmes d’amour.

Sa fille Linuccia naît en janvier 1910. Son premier recueil Poésie lui naît en 1911. Le second Coi mici occhi date de 1912.

Il prend le pseudonyme de Saba, autant hommage à sa nourrice, qu’à son judaïsme, car saba signifierait pain en hébreu très ancien. Dès 1920, il fait légaliser ce nom.

En 1914 il devient secrétaire d’un cabaret l’Auberge Rouge. Il est rappelé pendant la guerre, et ne revient à Trieste qu’en 1918, pour devenir directeur du cinéma de son beau-frère.

En 1919 il achète une librairie de livres anciens au 30 de la Via Nicolo qu’il va tenir presque toute sa vie. Entre amours brèves pour ses employées, crise de neurasthénie et névrose, psychothérapie, il édifie son œuvre poétique contenue dans Il Canzonière, très mal reçue par le public et les critiques.
Il devient l’ami d’Eugenio Montale et d’Italo Svevo dès 1923. Ungaretti l’admire. Elsa Morante aussi.

A la déclaration de la guerre en 1939, il se trouve à Rome aidé par Ungaretti. Ses livres sont interdits, et il retourne à Trieste. Pendant l’occupation allemande, poursuivi par les lois raciales, il doit se cacher à Florence en tant que juif et il échappe à la déportation en fuyant sans cesse. Son ami Eugenio Montale aidera à le sauver.

A la libération il revient dans sa chère ville de Trieste, avec des séjours très longs à Milan, puis à Rome.

Ensuite il va mener une vie discrète dans cette ville qu’il aura si peu quittée. Entre crises d’angoisse, cliniques, morphine et opium parfois, livres anciens, passants, souffle du vent de Trieste, le bora, il écoule son existence presque en silence.

Il meurt le 25 août 1957 à Rome, à la clinique San Giusto di Gorizia, quelques mois après la mort de sa femme. Seul, très seul.

Avec lui meurt tout un pan immense de la poésie italienne.

Toute ma vie s’est déroulée à contre-courant, ce qui peut convenir à un homme taillé pour la lutte, non pour des caractères comme le mien. J’aurais eu besoin de vivre dans une autre période historique ; peut-être aurais-je pu alors donner davantage de moi-même ; au moins aurais-je moins souffert ? (Lettre à une amie).

Une autobiographie intérieure

Je puise dans mon expérience personnelle (comme dans la seule possible) un exemple, qui mieux qu’une affirmation nue, peut prouver la difficulté qu’il y a à ne pas introduire d’abord et à expulser ensuite les éléments étrangers à notre vision. (Femmes de Trieste).

Umberto Saba est avant tout l’homme d’une ville, Trieste la cosmopolite. Il aura tant erré dans ces avenues interminables conduisant à la mer, tant traîné dans les bars populaires où se refaisait à chaque fois le monde, les Alpes lointaines, les collines. Cette ville semble conduire à une certaine oisiveté, ou tout du moins une certaine nonchalance. Une brume de mélancolie tombe de ses murs. Ainsi se passeront ses journées de jeune homme, ainsi se passeront ses journées de petit libraire.

« Les rêves longs et fatals » seront son exutoire et sa géographie intérieure, à l’ombre des grands arbres anciens.

Son berceau est taillé dans le bois des souvenirs de son enfance, l’amour pour sa mère, pour sa tendre nourrice. Il fait les cent pas dans sa difficulté d’être.

En fait tous ses poèmes, ses nouvelles, ses aphorismes, ne seront qu’un voyage dans son autobiographie intérieure.

Attentif aux mystères, au temps qui fuit et coule sans nous, il médite tendrement: « Je regarde et j’écoute: parce que c’est là que réside toute

ma force. Regarder et écouter »(Méditation, poèmes de jeunesse). Attentif au rien, au peu de choses, il est celui qui guette, qui songe.

« La lune n’est pas née, elle naîtra plus tard

La lune est née alors qu’au ciel les étoiles déclinent

Là-bas, une lumière

jaune s’est éteinte fumeuse. L’heure

sonna. Un coq

a chanté; d’autres coqs ont répondu ça et là».

Sa poésie semble une berceuse des petits moments du monde. Lui l’homme des insomnies trace sur le sable des mots les noms oubliés depuis toujours.

Quand il marche dans la vieille ville aux rues sombres, aux auberges innombrables, c’est dans son âme qu’il déambule.

Une tristesse muette et un sourire indicible imprègnent ses mots comme une mélancolie amoureuse. Ses poèmes souvent sont une suite d’instantanés et la chute du poème ramène toujours à des douleurs cachées, « à l’immense chose de ses vieux amours ». Mémoire et nostalgie du passé sourdent dans ses poèmes. Il sait la douleur de l’amour, et cette douleur est pour lui l’essence de la vie.

Il semble vouloir dire à ses lecteurs de s’éloigner sans se retourner, afin de ne rester pour eux qu’un triste souvenir.

Il cultive une sérénité bordée de désespoir. Pour lui la vie est une gorgée amère, entre absences et compassion.

Ses mots auront creusé profond une terre aride pour chercher le trésor des sentiments.

La quête de la pureté formelle

Aux poètes, il reste à faire de la poésie honnête.(Umberto Saba).

L’écriture d’Umberto Saba est à la fois recherche de simplicité et nourrie de préciosité, parfois d’archaïsme, comme des algues laissées par la marée du temps.

Sa langue lui est naturelle et elle est tendue vers une quête de la pureté formelle, capable de faire entendre ses souvenirs intérieurs.

Entre hommage à son enfance, et ses réminiscences «comme un vieillard qui rêve », Umberto Saba érige une stèle à une enfance fantasmée, rêvée près de sa nourrice, et sans l’abandon du père.

Aussi il emploie la transparence de la langue, la totale simplicité des mots et des images.

Il est le poète de l’insomnie « J’écris la poésie du demi-sommeil, le demi-sommeil devenu poésie ».

Ainsi il couvre d’un voile de mots enchantés les douleurs reçues et jamais avouées. Il faudra attendre son roman Ernesto, sorte d’autobiographie homosexuelle et rurale, pour voir s’élever un pan du mystère, une confession trop lourdement portée enfouie en lui.

Il a écrit beaucoup de prose, aphorismes souvent cinglants, et petites nouvelles, mais c’était la poésie qui représentait la vérité du monde.

Pendant le fascisme italien des poésies «civiques» montre son attachement au peuple, et surtout son enracinement dans le judaïsme. En fait il porte en lui les « destins contraires de l’art et de l’amour ». Et sa relation entre amour et haine avec sa véritable maîtresse: Trieste.

En tout cas, le monde, je l’ai regardé à partir de Trieste. Son paysage, matériel et spirituel, est présent dans nombre de mes poésies et de mes proses, même dans celles – et c’est la grande majorité – qui parlent de toute autre chose, et ne citent même pas Trieste.

Afin de restituer tous ses paysages d’enfance, tous ses remous intérieurs, tout son amour, il va s’appuyer sur l’art et s’obliger à une grande pureté de forme. Entre tradition et modernité, il élabore des mots où le lyrisme domine, mais dans une langue volontairement pauvre. Il raconte, il dessine quelques paysages, quelques visages. Et la grâce surgit dans ses mots.

Son écriture n’est pas celle d’un artisan, d’un travailleur acharné polissant et repolissant ses mots et ses images, mais plutôt d’une sorte « d’enfant inspiré », s’émerveillant d’un vol de moineaux, du soir qui tombe, des ruelles de sa ville.

Il disait de ses poèmes ceci: « Les plus beaux vers de Saba ont un défaut terrible : ils ne se voient pas. »

Umberto Saba aura parlé avec les mots les plus simples, les images les plus banales. Il était authentique et aura su trouver la source intime de la poésie.

« Un chant limpide et pur, parfait, sourd de la poésie d’Umberto Saba», dit Elsa Morante, qui ajoute que Saba aura sauvé les valeurs de la vie.

Gii Pressnitzer

Choix de textes

Insomniaque

je me lève à l’aube. Que devient ma
vieille nourrice ? Est-ce que je pourrais encore
la retrouver, dans sa pauvre boutique ?
Comment vit-elle, si elle vit ? Et je me hâte vers elle,
une fois encore, le cœur battant.

La voici : elle est vivante ; debout après tant
d’épreuves et de saisons. Un sourire,
quand elle me voit, éclaire encore son visage
beau à mes yeux, mystérieux. C’est l’heure
d’ouvrir pour elle. Accouru pour l’aider
un enfant aux pieds nus, tout imprégné
de sa colline natale, se penche
léger et relève le rideau de fer.

Par cette matinée au ciel rosée et fraîche
sur la terre je la retrouvais bien. Et je suis
à celle d’autrefois. Je suis cet enfant
qui se précipitait vers elle spontanément : image
de moi, d’un moi perdu…

Trois poésies pour ma nourrice [Tre poesie alla mia balia] in Le petit Berto (1929-1931), Il Canzoniere, Bibliothèque de l’Âge d’homme, 1988, page 400. Traduit de l’italien par René de Ceccatty.

Mon enfance fut pauvre et heureuse

grâce à peu d’amis, quelques animaux,

près de moi une bonne tante que j’aimais

comme ma mère, et dans le ciel Dieu immortel.

À l’ange gardien était réservée

la nuit la moitié de mon oreiller.

Plus jamais son ombre chérie n’est venue en rêve

après la première douceur de la chair.

Un rire irrépressible s’emparait de mes camarades

et moi j’étais saisi d’une étrange ferveur

quand je récitais des vers à l’école.

Sifflets, chœurs de cris d’animaux,

je me revois encore au fond de cet enfer, et j’entends

seule en moi une voix qui m’approuve.

Il Canzoniere, poème 4 de “Autobiographie” (1924)

traduit de l’italien par Odette Kaan, L’Âge d’homme, 1988

Mots

« Mots,
Où le cœur de l’homme se reflétait
Nu et surpris – aux origines ; je cherche
Au monde un coin perdu, l’oasis propice
À vous laver par mes pleurs
Du mensonge qui vous aveugle. Alors
Fondrait aussi la masse des souvenirs
Effrayants, comme neige au soleil. »

Traduction de Philippe Renard, in Anthologie bilingue de la poésie italienne, éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.

Ulysse

Dans ma jeunesse j’ai navigué
le long des côtes dalmates. Des îlots
à fleur d’onde émergeaient, où quelque rare
oiseau se posait guettant sa proie ;
couverts d’algues, glissants, ils luisaient
au soleil, beaux comme des émeraudes.
Quand la marée haute et la nuit
les effaçaient, des voiles
sous le vent se dispersaient au large,
pour en fuir les écueils. Aujourd’hui mon royaume
est cette terre de personne. Le port
fait briller pour d’autres ses lumières ; moi, vers le large
me pousse encore un esprit indompté
et de la vie le douloureux amour.

traduction d’Odette Kaan, L’Age d’homme, 1988,

Nuit d’été Dans cette chambre tout à côté j’écoute les voix tant aimées
là dans le lit où je vais inviter le sommeil.
Par la fenêtre ouverte une lumière brille,
lointaine, en haut de la colline, ou qui sait où.

Ici je te serre contre mon cœur, mon amour,
maintenant mort pour moi depuis des années infinies.
Il Canzoniere,
adaptation personnelle

La chèvre

J’ai parlé à une chèvre
seule elle était dans le pré, attachée elle était.
Rassasiée d’herbe. Toute mouillée
par la pluie, elle bêlait.

Ce bêlement monotone était écho fraternel
à ma douleur. Et je répondis, d’abord
pour plaisanter, et puis parce que la douleur est toujours la même,
avec une seule voix qui jamais ne change.
Cette voix je pouvais l’entendre
dans les gémissements de cette chèvre solitaire.

En une chèvre au visage sémite
on pouvait entendre les plaintes
de tout autre mal,
de toute autre vie.

Maison et campagne (1909-1910)

adaptation personnelle

J’aimai

J’aimai les mots les plus banals
que nul n’osait plus prononcer.
La rime « amore-fiore » m’enchanta, elle la plus
vieille et la plus difficile au monde.

J’aimai la vérité qui se trouve au fond,
presque un rêve oublié, que la douleur
redécouvre amie. Avec la peur au cœur
on s’en approche, on ne l’abandonne plus.

Je t’aime toi qui m’écoutes et toi ma bonne
carte qui m’est restée à la fin de mon jeu.

adaptation personnelle

Les amis morts

Les amis morts
Les amis morts revivent en toi,
et dans les saisons mortes. Que tu existes
est un prodige. Mais un autre le surpasse :
en toi je retrouve un temps qui a été le mien.

Je tourne autour d’un pays qui n’est plus,
immémorial, enseveli
par ma volonté de vivre. Voici
le bien ou le mal,
ne le sais, que tu m’as fait.

adaptation personnelle

L’insomnie d’une nuit d’été

Sous les étoiles,
je me suis étendu
par une de ces nuits de sombre insomnie
qui font joie sur le sacré
Mon oreiller était une pierre.

Il est assis là dans le coin, le chien.
Il est assis immobile et regarde encore
toujours un peu plus loin.
On dirait qu’il pense,
On dirait qu’il est digne d’un rituel,
et que passent dans son corps
les silences
de l’infini.
Sous un ciel si bleu,
par une nuit aussi étoilée que celle-ci,
Jacob a rêvé de dresser une échelle
entre les anges des cieux, et son oreiller,
qui était une pierre.
Dans les innombrables enfants d’étoiles
était sa progéniture à venir;
dans ce pays où il avait fui la colère
du redoutable Esaü,
un empire, à jamais inébranlable lourd de richesse
pour ses enfants;

Le rêve et le cauchemar étaient le Seigneur
qui avait combattu avec lui.

Maison et campagne (1909-1910)

adaptation personnelle

Après la tristesse

Ce pain a la saveur d’un souvenir,
mangé dans cette taverne des pauvres,
Lorsque est abandonné et l’espace et le port.

Et j’aime l’amertume de la bière,
asseyez-vous maintenant à mi-chemin,
vous assombries dans le visage de la montagne et du phare.

Mon âme qui sa peine a gagné,
avec des yeux nouveaux dans le soir ’ancien,
ressemble à un pilote avec sa femme enceinte.

et un navire fait de très vieux bois
scintille au soleil, et la cheminée
longue comme deux arbres, est une imagination
de l’enfant, que j’étais il y a vingt ans.

Et qui me dirait ma vie
si belle, avec tant de tristesse douce,
et tant de bonheur enfermés en elle!

(De Trieste et une femme, 1910-1912)

adaptation personnelle

Cendres

Cendres
de si mortes choses, de maux perdus,
de contacts ineffables, de muets
soupirs;

flammes vives
vous me basculez dans ce moment où
d’anxiété en anxiété je m’approche
du seuil du sommeil
et dans le sommeil
avec ces liens passionnés et tendres,
de l’enfant à sa mère, à vous, cendres,
je me fonds.

L’angoisse
m’attend au passage, je la désarme. Comme
un bienheureux la voie du paradis
je monte un escalier, je m’arrête à une porte
où je sonnais en d’autres temps. Le temps
il a cédé d’un coup.

Je me sens,
avec les vêtements et l’âme d’alors,
dans une foudroyante lumière ; au cœur
ne se résout pas une joie vertigineuse
comme la fin.
Mais je ne crie pas.
Muet
je pars pour l’immense empire des ombres.

Parole (1935-1934)

adaptation personnelle

Étoile

Étoile qui un jour m’a vu naître
- tu passais dans le ciel quand j’apparus la première fois-
du bien en échange, que moi nu et sans défense,
j’ai su tirer de tant de mal, je te prie de m’accorder
dans un éclair de volonté de basculer vers l’autre rive ;
s’efface chaque ligne, se tait l’injustice,
plus ne pèse l’abandon,
hors de ton orbite m’échapper
O toi qui dans le ciel passait funeste

Parole (1935-1934)

adaptation personnelle

Trois poésies pour Linuccia

1-
C’était un tout petit monde
que l’on tenait dans sa main.
C’était un monde difficile, éloigné
de nous maintenant, qu’à peine affleure
comme une vague, l’angoisse. Entre veille
et le sommeil si lent à venir, par moments se détachent
dessin précis et ses contours exacts,
et ta mémoire s’illumine de ce tableau, si doux, il te cherche,
comme poignard de l’ennemi, le cœur.
C’était un tout petit monde et sa fureur
te tenait par la main.

2-
Au fond de l’Adriatique sauvage
s’ouvrait à ton enfance un port. Des navires
s’en allaient vers le lointain. Blanche,
par-dessus la cime de la verte colline,
sur les remparts du vieux fort, une fumée
surgissait des grondements et des éclairs. Immense
l’azur l’accueillait, la perdait
dans la voûte céleste. Un navire de guerre
répondait au salut, ancré
au large de ta maison qui portait
au bout du môle une rose, la rose
des vents.

C’était un tout petit port, c’était une porte
ouverte aux songes.

3-
De ces songes et de cette fureur
tout ce que tu as gagné, tout ce que tu as perdu,
ton mal et ton bien, tout t’es advenu.

Mediterranée

adaptation personnelle

La vitre brisée

Tout contre toi se meut. Le mauvais temps,
les lampes qui s’éteignent, la vieille maison
secouée par une rafale et que tu aimes
pour le mal enduré, les espoirs déçus,
les quelques biens par elle octroyés.
Il te semble que survivre est un refus
d’obéissance aux choses.
Et ce fracas
de la vitre de la fenêtre est la condamnation.

Parole (1935-1934)

adaptation personnelle

Quand la pensée

Quand la pensée de toi qui m’accompagne
dans cette obscurité, où parfois loin des horreurs
je me réfugie loin des jours,
me fige par douceur comme statue.

Puis je me lève, et reprends mon chemin.
Tout s’est éloigné de moi, jeunesse, gloire ;
et prendre soin des autres me semble étrange.
Mais la pensée de toi, de savoir que tu vis,
me console de tout. Oh immense
tendresse, presque inhumaine !

Parole (1935-1934)

adaptation personnelle

Confins

Longuement me parle ma compagne
de choses tristes, graves, qui pèsent
comme une pierre sur mon cœur ; enchevêtrement inextricable
de douleurs, qu’aucune main, pas plus la mienne, n’annulera.

Un moineau
Sur la pente de la maison d’en face
un instant se pose, brille au soleil, retourne
au ciel d’azur par–dessus lui.

O lui
heureux bienheureux ! Des ailes il a, il ignore
ma peine secrète, ma douleur
d’homme venu à une limite : toute la certitude
de ne pouvoir porter secours à ceux que l’on aime.

Parole (1935-1934)

adaptation personnelle

Une nuit

Comme l’autre nuit vient le sommeil,
il s’insinue déjà dans mes pensées.
Alors,
comme pour une lavandière un drap, se tord
la nouvelle angoisse en mon cœur. Crier
je voudrais, mais ne le peux. La torture,
qu’on souffre une seule fois, est souffrance muette.

Ah, tout ce que j’ai perdu, moi seul le sait.
Il canzoniere
Adaptation personnelle

Bibliographie sommaire

Bibliographie des œuvres d’Umberto Saba en traduction française

Ernesto, roman, traduction René de Ceccatty, Éditions Le Seuil, 2010
Ombres des jours, aphorismes et nouvelles, Traduction René de Ceccatty, Rivages, 1991
Couleur du temps, traduction René de Ceccatty, Bibliothèque étrangère Rivages, 1991
Comme on cherche un trésor, traduction Franc Ducros. La Dogana, 2005
Comme un vieillard qui rêve. Nouvelles, traduction Gabriel Macé, Bibliothèque étrangère Rivages, 1990
Moi et les autres, traduction Marie-Claire Taroni et Michel Maire, Atelier La Feugraie 1989
Il Canzoniere, traduction René de Ceccatty et Odette Kaan, L’Âge d’homme, 1988
Femmes de Trieste, traduction René de Ceccatty, José Corti, 1997

Bibliographie des œuvres d’Umberto Saba en italien

Poèmes de l’adolescence et de la jeunesse, Poesie dell’adolescenza e giovanili, 1900-1907
Maison et campagne, Casa e campagna, 1909-1910
Trieste et une femme, Trieste e una donna, 1910-1912
Le désespoir serein, 1913-1915
Choses légères et errantes, Cose leggere e vaganti), 1920
L’Amoureuse Epine, L’amorosa spina, 1921
L’homme, 1928
Préludes et fugues, 1928-29
Cœur qui va mourir, 1925-30
Le petit Berto, 1929-1931
Paroles, Parole, 1934
Épigraphes, 1935-43
Méditerranée, 1947
Canzoniere, 1900-1947
Oiseaux, Uccelli, 1950
Presque un récit, Quasi un racconto, 1951
Ernesto, roman, 1953
Souvenirs - récits, 1910-1947 (mémoires, 1956)