Vladimir Maïakovski

La vie et la poésie à la roulette russe

La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante. Comme on dit, l’incident est clos. (Maïakovski).

Un halo ambigu entoure la mémoire de Vladimir Maïakovski. Il est fait autant de détestation que de vénération.

Artiste stalinien avant l’heure ? Génial héraut d’un monde en révolution ?

Son suicide dramatique a plus fait pour sa reconnaissance que sa poésie dont une partie importante est aujourd’hui illisible, car polluée par les convulsions de l’histoire qui a rendu des jugements sans nuance, soit le sanctifiant, soit le maudissant.

Lui, l’immense provocateur, le démiurge du verbe, aura tellement fait pour cela qu’en retour, la gifle du temps l’aura atteint.

Sa grande gueule dévastatrice a séduit puis repoussé. Ogre des sentiments et des idées, il aura dévoré les autres avant que de s‘autodétruire.

Ce taureau furieux aura traîné son propre corps dans l’arène. Physique de bûcheron, âme de cosaque, il aura élagué la poésie russe à grands coups de hache. Pour lui tout devait être porté à l’incandescence, à la brûlure la plus vive. Il concevait le poème comme un fleuve, comme une fonderie d’acier.

« Comment osez-vous vous prétendre poète et gazouiller gentiment comme un pinson ? Alors qu’aujourd’hui il faut s’armer d’un casse-tête pour fendre le crâne du monde ! »

Le rythme, le rythme avant tout ! Et au diable les images et les pâmoisons poétiques.

« Un poète doit développer son propre rythme… Le rythme magnétise et électrise la poésie ; chaque poète doit trouver le sien ou les siens. »

Il aura foutu un sacré bordel dans les lettres russes, barbare violeur de langue. Il aura établi un immense vide-grenier des sentiments.

Après le passage d’un tel ouragan, que reste-t-il ?

Il reste pour nous l’amant tragique de l’amour et de la Révolution, aussi malheureux avec l’un comme avec l’autre. Personnage central du Bal des Ardents de la poésie, ses cendres fument encore maintenant. Chantre des opprimés, crieur lyrique des rues, militant exalté, il demeure le Tribun, l’aboyeur de la Révolution. Il en suit pas à pas, anecdote après anecdote le déroulement. Politique jusqu’aux os, il tient un journal de bord outrancier et frénétique du quotidien du bolchevisme.

« La parole

est à vous

camarade Mauser,

Maïakovski, Marche gauche, 1918 »

Il va sillonner toute l’URSS pour tenir meeting poétique et politique. De sa voix de stentor, il enflamme les foules. Son impact physique est intense, sa taille, son magnétisme, tout cela électrise les auditoires. Bien sûr la poésie dite ainsi doit être incantatoire et oratoire. Il le fut. Il se voudra le simple écho grondant de la rue au risque du simplisme. Lui qui aime se mettre en scène sait aussi devenir un simple et furieux militant de base.

Réaliser cette éruption incandescente par le seul truchement du verbe et de la poésie n’était possible qu’en Russie. Cette nation a toujours entretenu une mystique adorante envers ses poètes et ses fous.

Dans ce temps en gésine, prêt aux enfantements d’un autre monde et habitué à la douleur, bien des messies se seront levés, un seul se sera autoproclamé : Vladimir Maïakovski.

Et le géant Maïakovski sera le plus bavard, le plus tonitruant. Le plus sincère sans doute, malgré ses retournements spectaculaires. Il était un torrent de lave en fusion, il cherchait une cause à habiter, un univers à dynamiter. Cela aurait pu être une religion, une guerre. Non il lui fallait couler la force de sa parole dans une harangue au monde.

Cela sera Lénine, plutôt que le Christ ou autre chose. Il ne pouvait que vaticiner debout, comme un prophète totalement enivré de ses mots, et son évangile était lui-même. La Révolution russe ne servira que de cadre à ses propos incendiaires.

Lui qui venait de l’esthétisme le plus complexe, il enfourchera le cheval furieux du futurisme, puis la machine folle du communisme. Il emportait tout sur son passage comme un torrent en crue. Il était porteur des nuées dans son ventre et dans sa gorge.

Ce trop-plein de vie, d’ouragan, il lui fallait l’incarner dans une religion de l’homme. Il le fit puis cessa d’y croire.

Il connaissait son charisme digne de Raspoutine, et tous s’inclinaient devant lui.

Blok l’avait remarqué, Pasternak lui était soumis.

« Il était tout entier dans chacune de ses apparitions » constatera-t-il fasciné.

Maïakovski ne se sentait bien qu’au milieu des foules qu’il subjuguait et dominait. Il se refermait sur des valeurs préfabriquées dans un nationalisme béat. Contre « ce cirque capitaliste » qui lui suffisait à expliquer les malheurs du monde, il luttera, il gueulera, il maudira, pour faire advenir le règne de l’amour possible et de la fraternité.

Il y a un parfum de guerre civile dans sa poésie. Guerre à l’extérieur certainement, mais guerre que Maïakovski porte aussi contre le verbe conformiste autour de lui. Il était partisan de « la Gifle au goût public ». Et il vaticine :

« Votre pensée/Rêvant dans votre cerveau ramolli/Comme un laquais repu se vautre au gras du lit/Je la taquinerai sur un morceau de cœur sanglant/J’en rirai de tout mon saoul, insolent et cinglant ».

Traces d’une comète nommée Maïakovski

Sa vie sera celle d’une comète laissant une traînée de feu derrière lui. Et le valeureux Prométhée se cassera en morceaux devant une petite poupée perverse.

Le fait de naître lui aussi géorgien, comme Staline, le 7 juillet 1893 à Bagdadi, ne lui aura pas porté bonheur. Son père était garde forestier. Poussée par la misère sa famille va s’installer à Moscou, cette ville de Moscou qui le possède dans un rapport amour-haine (« Moscou m’étouffait en m’étreignant »). Il militera dès 1908 dans les noyaux bolcheviques, fera de la prison dès 16 ans pour propagande sociale-démocrate !

Vladimir se lancera aussi à corps perdu dans le futurisme et, iconoclaste, rejettera toute forme ancienne se grisant d’avant-gardisme outrancier. Il se voudra moderne et moderniste, possédé par le verbe et provocateur.

À vingt ans, il publie son premier recueil de poèmes : « Moi ! » et faisait représenter sa première pièce « Vladimir Maïakovski » à Petersbourg. Cet ego impudique se mêle à la volonté de parler pour ceux qui n’ont pas la parole. Sa vie se fera à corps perdu.

En 1914, sa rencontre avec Lili Brik, grâce à la sœur Elsa Triolet, bouleverse totalement sa vie et sera sa perte et sa raison de vivre.

Il l’aimera d’une passion aveugle et deviendra sa chose. Cet amour « ardent, tortueux, passionné et abrasif » sera sa révélation et son abîme. Lili ne le lâchera plus et sera de toutes les aventures, du futurisme au poète officiel.

Son génie sera alors bien canalisé dans l’idéologie des soviets. Il en sera le chantre et deviendra le héros christique de la jeunesse. Il ne faisait pas dans la nuance ni dans la compréhension des autres. Son attitude envers Tsvétaéva sera odieuse. Possessif en tout il ne pouvait s’apitoyer sur rien.

Sa lucidité tardive l’opposera vers la fin à la critique officielle (« Je joue des coudes à travers la bureaucratie, les haines, les paperasses et la stupidité »). Ses pièces seront cinglantes (« la Punaise » 1920, et « les Bains » 1929). Mais c’était bien trop tard. Déjà il servait d’alibi et l’on avait trop besoin de lui pour l’exclure ou le déporter comme tant d’autres. Et lui ne pouvait renier toute une vie. Momifié tel qu’il l’était par le régime, ses ruades n’avaient plus aucune importance.

D’autant plus qu’en 1924 paraît son ode à Lénine. Et Lili tenait la laisse malgré la rupture en 1925 et rassurait le pouvoir sur le comportement de « son génie ». Sa vision très simplifiée du monde lui laissait croire que l’amour ne pouvait être que malheureux dans un univers ploutocrate dominé par l’argent. Pris dans les redoutables filets des sœurs Brik, Lili et Elsa, expertes en manipulation des sentiments. il n’appliquera pas hélas ce principe à lui-même. Toutes deux furent ses maîtresses et les âmes damnées et diablesses du KGB. Lili épousera d’ailleurs, (comme récompense ?), un général du KGB en 1943.

Ainsi à Paris ou New York, quand il aura tenté de s’échapper du carcan, et sera tombé amoureux d’autres femmes (Elly Jones ou une autre belle dame, l’actrice Veronika Polonskaya), les pressions le ramèneront à son chemin de croix.

Il tombe peu à peu en disgrâce et la suite est connue. L’ère de Jdanov était bien en place.

À un ami rencontré à Nice il a ce mot atroce « Moi je rentre en Russie car je ne suis plus un poète, je suis devenu un clerc de notaire de la Révolution ».

Désabusé il va errer, se battant encore pour sa revue, « Lef ».

De plus en plus je me demande

s’il ne serait pas mieux

que je me mette d’une balle

un point final. (La flûte des vertèbres)

Cela fut fait par ses soins en se suicidant d’un coup de revolver en plein cœur, le 14 avril 1930 à dix heures et quart, à l’âge de 37 ans : « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante. Comme on dit, l’incident est clos... ».
Ses derniers mots sont : « Soyez heureux ». Et aussi « Lili aime moi »

Funérailles nationales, cercueil tapissé d’étoffe rouge, souliers solides et résistants aux semelles ferrées au pied, costume foncé enfin bien mis, fleurs à foison, foule en délire, sanctification par Staline en1935 comme le « poète de la Révolution », ne changeront rien à l’incompréhension profonde entre le poète et le monde.

Ce monde qui n’aura vu dans ses textes que des marches et des chansons pour entraîner les bataillons de la République dans les attaques des guerres civiles.

Il avait imprudemment écrit :

Où que je meure

je mourrai en chantant,

dans quelque bouge que je tombe,

je sais je suis digne de reposer

avec ceux qui reposent sous le drapeau rouge.

Le drapeau rouge lui est rentré dans la gorge.

Ce suicide, qui aura retenti comme un coup de pistolet dans une salle de concert, a quelques explications.

Maïakovski faisait simplement un constat de faillite :

- embourgeoisement total de la révolution d’octobre et faillite de l’art révolutionnaire

- persécution tatillonne par le pouvoir triomphant des fonctionnaires imbéciles

- perte de son pouvoir d’orateur car devenu aphone il ne pouvait plus brandir le verbe de la déclamation

- trahison constante de Lili

- solitude et perte d’inspiration

- le peuple pour lequel il voulait écrire s’est détourné de lui

- doutes sur tout : l’avenir, la modernité, l’art, l’amour, la révolution,…

- attirance pour la mort violente

Maïakovski et ses utopies

Art, révolution et donc l’amour seront au centre de sa vie. Et bateau ivre il ira à la mer, éclaté, désespéré.

À la question insoluble : « L’amour va-t-il ou pas naître ? », il n’aura pour réponse que la disparition.

Lui le double mètre, (il faisait plus de deux mètres), qui toisait le monde de façon goguenarde, se fera tout petit devant une poupée perverse, espionne et traîtresse de surcroît.

« À mon puissant verbe le monde

Est tremblant.

je suis superbe… » (Le nuage en pantalon), la vie et la perversion de la Révolution lui rabattront le caquet.

Pourtant il aura bagarré contre les Philistins, les cerveaux ramollis. Il aura chassé les marchands du Temple mais pas du Kremlin.

Prodigieux orateur, lecteur enflammé en public, il est tout entier oralité. Sa poésie ne peut être jugée que lue à voix haute.

Certes une grande partie de ses vers peut paraître ridicule, ou du moins pénibles, à lire aujourd’hui que la tourmente de l’urgence est retombée, images du réalisme socialiste triomphant, (« Lénine », « Ça Va », « 150 000 000 » et tant d’autres). Mais sa poésie amoureuse tient toujours le coup.

Il se voulait rebelle, il sera exploité comme fonctionnaire du bolchevisme. Il se voulait barbare, les fonctionnaires des lettres ne le supportaient pas. Au point que son suicide allait soulever bien des questions. Il faut tout pardonner à quelqu’un qui a écrit cela :

Minuit accourant un couteau à la main

a rattrapé

a égorgé

la douzième heure

dehors. (Le nuage en Pantalon).

Sa langue cinglante, directe est plus facile à traduire que Tsvétaéva, Blok ou autres. Aussi ses soi-disant camarades ont vite inondé l’Occident de ses textes choisis. Jusqu’à l’écœurement hélas.

Maïakovski demeure :

« Je suis là où se trouve la douleur

à chaque larme qui s’enfuit

sur ma croix je me crucifie » (Le nuage en Pantalon).

Il aura douté, voulant fuir « le pain rassis des caresses d’hier » et « le cadavre des rues lynché par le pavé ». Lui « l’archange au pas de fonte » aura trébuché devant la désillusion amoureuse et la perte de foi révolutionnaire.

« Au-dessus de tout je place le néant » (Le nuage en pantalon). C’est le néant qui deviendra son tout.

Papillon fou il se sera cogné à toutes les fausses lampes des idéologies et des amours.

« L ‘univers dort

l’oreille énorme posée

sur sa patte nuitée d’étoiles » (Le nuage en Pantalon).

Vladimir Maïakovski est lui aussi un naufragé des mots et des choses.

Proclamé, même avant d’avoir véritablement écrit, génie et nouvel astre des lettres russes, il prend au sérieux son élection parmi les hommes. Il aura le mépris facile et il attendra que « la terre entière se convulse de désir » devant lui.

Ce mélange d’orgueil fou, de mégalomanie, mais aussi le trop-plein de failles intérieures profondes, conduiront à la trajectoire heurtée et à la chute de cet astre noir.

Maïakovski maintenant

Habité par sa lutte contre l’injustice Maïakovski sera un poète de l’utopie, du progrès à tout prix. Il aura brisé la langue russe pour la remodeler à son souffle. Du futurisme au culte prolétarien il a secoué le verbe, aura déconstruit la poésie. Il a introduit le langage de la rue, le langage quotidien dans la vie même. Mais échec amoureux et échec politique seront au bout du chemin. Les statues et les rues en son nom aussi :

« Je me fiche/des tonnes de bronze, je me fiche/du marbre glaireux. Avec la gloire nous ferons nos comptes, nous sommes gens de connaissance. »

Sa poésie essentiellement sonore supporte mal la lecture papier, et des pans entiers sont illisibles. Sa poésie de l’avenir semble appartenir au passé. Certains en disant le nom de Vladimir Vladimirovitch Maïakovski, (Volodia pour ceux qui l’aimaient), voient une marée de drapeaux rouges s’agiter sous leurs yeux. D’autres se mesurent à ses textes et sans l’auréole de la légende, la magie sonore du verbe ne joue plus et sa poésie semble parfois emphatique et creuse.

Il semble rester une légende qui s’estompe. L’incident Maïakovski n’est pas clos, et nous ne sommes toujours pas quittes envers lui, et nous ne sommes pas plus heureux.

Cheval ne pleure pas,

écoute-moi

pourquoi penses-tu être pire que nous

cheval chéri,

nous sommes tous un morceau de cheval

tous un cheval en devenir. Lecture de 1929.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Quelques poèmes

Au moment d’illustrer par quelques textes sa force tellurique, peu d’exemples viennent, car comment capter un fleuve charriant autant de boue que de diamants ?

En voici un tout petit exemple glané dans les quelques traductions existantes

****

Mais peut-être

Ne reste-t-il

Au temps caméléon

Plus de couleurs ?

Encore un sursaut

Et il retombera,

Sans souffle et rigide.

Peut - être,

Enivrée de fumées et de combats,

La terre ne relèvera-t-elle jamais la tête ?

Peut être,

Un jour ou l’autre,

Le marais des pensées se fera cristal

Un jour ou l’autre,

La terre verra le pourpre qui jaillit des corps,

Au-dessus des cheveux cabrés d’épouvante

Elle tordra ses bras, gémissante

Peut-être...

Écoutez !

Puisqu’on allume les étoiles,

c’est qu’elles sont à

quelqu’un nécessaires ?

C’est que quelqu’un désire

qu’elles soient ?

C’est que quelqu’un dit perles

ces crachats ?

Et, forçant la bourrasque à midi des poussières,

il fonce jusqu’à Dieu,

craint d’arriver trop tard, pleure,

baise sa main noueuse, implore

il lui faut une étoile !

jure qu’il ne peut supporter

son martyre sans étoiles.

Ensuite,

il promène son angoisse,

il fait semblant d’être calme.

Il dit à quelqu’un :

" Maintenant, tu vas mieux,

n’est-ce pas ? T’as plus peur ? Dis ? "

Écoutez !

Puisqu’on allume les étoiles,

c’est qu’elles sont à quelqu’un nécessaires ?

c’est qu’il est indispensable,

que tous les soirs

au-dessus des toits

se mette à luire seule au moins

une étoile?

traduction Simone Pirez et Francis Combes

À vous toutes

que l’on aima et que l’on aime

icône à l’abri dans la grotte de l’âme

comme une coupe de vin

à la table d’un festin

je lève mon crâne rempli de poèmes

Souvent je me dis et si je mettais

le point d’une balle à ma propre fin

Aujourd’hui à tout hasard je donne

mon concert d’adieu

Mémoire !

Rassemble dans la salle du cerveau

les rangs innombrables des bien-aimées

verse le rire d’yeux en yeux

que de noces passées la nuit se pare

de corps et corps versez la joie

que nul ne puisse oublier cette nuit

Aujourd’hui je jouerai de la flûte sur

ma propre colonne vertébrale

Vladimir Maïakovski 1915

extrait de « La flûte des vertèbres »

Est-ce vous

Qui comprendrez pourquoi,

Serein,

Sous une tempête de sarcasmes,

Au dîner des années futures

J’apporte mon âme sur un plateau ?

Larme inutile coulant

De la joue mal rasée des places,

Je suis peut-être

Le dernier poète.

Vous avez vu

Comme se balance

Entre les allées de briques

Le visage strié de l’ennui pendu,

Tandis que sur le cou écumeux

Des rivières bondissantes,

Les ponts tordent leurs bras de pierre.

Le ciel pleure

Avec bruit,

Sans retenue,

Et le petit nuage

A au coin de la bouche,

Une grimace fripée,

Comme une femme dans l’attente d’un enfant

À qui dieu aurait jeté un idiot bancroche.

De ses doigts enflés couverts de poils roux, le soleil vous a épuisé de caresses, importun comme un bourdon.

Vos âmes sont asservies de baisers.

Moi, intrépide,

je porte aux siècles ma haine des rayons du jour ;

l’âme tendue comme un nerf de cuivre,

je suis l’empereur des lampes.

Venez à moi, vous tous qui avez déchiré le silence,

Qui hurlez,

Le cou serré dans les nœuds coulants de midi.

Mes paroles,

Simples comme un mugissement,

Vous révèleront

Nos âmes nouvelles,

Bourdonnantes

Comme l’arc électrique.

De mes doigts je n’ai qu’à toucher vos têtes,

Et il vous poussera

Des lèvres

Faites pour d’énormes baisers

Et une langue

Que tous les peuples comprendront.

Mais moi, avec mon âme boitillante,

Je m’en irai vers mon trône

Sous les voûtes usées, trouées d’étoiles.

Je m’allongerai,

Lumineux,

Revêtu de paresse,

Sur une couche moelleuse de vrai fumier,

Et doucement,

Baisant les genoux des traverses,

La roue d’une locomotive étreindra ton cou.

Si je croyais à l’outre-tombe...

Une promenade est facile.

Il suffit d’allonger le bras, –

la balle aussitôt

dans l’autre vie

tracera un chemin retentissant.

Que puis-je faire

si moi

de toutes mes forces

de tout mon cœur

en cette vie

en cet

univers

ai cru

crois.

Maïakovski, Cela, 1923

Au sommet de ma voix (1928-1930)

Derniers vers inachevés

1

Elle m’aime, elle ne m’aime pas

Je trie mes mains

Et j’ai cassé mes doigts.

Alors les premières têtes des marguerites

Secouées d’une chiquenaude

sont cueillies et sans doute

éparpillées en mai

que mes cheveux gris se révèlent

sous la coupe et la douche

que l’argent des années nous enserre éternellement !

honteuse sensation banale - sentiment que j’espère

que je jure

jamais elle ne reviendra vers moi.

****

2

C’est bientôt deux heures

Pas de doute tu dois déjà dormir

Dans la nuit

La voix lactée avec ses filigranes d’argent

Je ne suis pas pressé

Et rien en moi

Ne veille ni ne t’accable de télégrammes

***

3

La mer va pleurer

La mer va dormir

Comme ils disent.

L’incident s’est cassé la gueule.

Le bateau de l’amour de la vie

S’est brisé sur les rochers du quotidien trivial

Toi et moi sommes quittes ;

pas la peine de ressasser

Les injures de chacun

Les ennuis

Et les chagrins

****

4

Tu vois,

En ce monde tous ces sommeils paisibles,

La nuit doit au ciel

Avec ses constellations d’argent

En une si belle heure que celle-ci

Quelqu’un alors s’élève et parle

Aux ères de l’histoire

Et à la création du monde.

***

5

Je connais le pouvoir des mots ; je connais le tocsin des mots

Ce n’est pas le genre que les boîtes applaudissent

De tels mots des cercueils peuvent jaillir de terre

Et iront s’étalant avec leurs quatre pieds en chêne ;

Parfois ils vous rejettent, pas de publication, pas d’édition.

Mais les mots sacro-saints qui vous étouffent continuent à galoper au dehors.

Vois comme le siècle nous cerne et tente de ramper

Pour lécher les mains calleuses de la poésie.

Je connais le pouvoir des mots. Comme broutilles qui tombent

Tels des pétales à côté de la piste de danse rehaussée.

Mais l’homme avec son âme, ses lèvres, ses os…

Adaptation personnelle

Bibliographie

À pleine voix : anthologie poétique 1915-1930, traduction Christian David, Gallimard, « Poésie », 2005.

Écoutez : si on allume les étoiles..., poésies choisies et traduites par Simone Pirez, Francis Combes, Pantin, Temps des cerises, 2005.

Anthologie, trad. Claude Frioux, Paris, Textuel, " L’œil du poète ", 2004, nouv. éd.

Le petit cheval de feu [1927], trad. Odile Belkeddar, ill. Flavio Costantini, Éd. Des Lires, 2003

Nuage en pantalon, suivi de Écoutez !, Une viole un peu nerveuse, et de Flûte en colonne vertébrale, L’Isle-Adam, Saint-Mont, 2001.

Le nuage en pantalon : tétraptique, trad. Vladimir Berelowitch, Paris, Mille et une nuits, « La petite collection «, 1998.

Vers : 1912-1930, éd. et trad. Claude Frioux, Paris, L’Harmattan, « Poètes des cinq continents », 2001