William Blake

L’homme du souffle créateur et de la fureur sacrée

Tigre, Tigre ! ton éclair luit

Dans les forêts de la nuit,

Quelle main, quel œil immortels

Purent fabriquer ton effrayante symétrie ?

(William Blake, « le Tigre », in Chants d’expérience. Traduction d’ Alain Suied)

L’Imagination c’est la Vision de la fruition divine dans laquelle l’homme vit éternellement (...) L’Imagination c’est l’existence humaine elle-même.

(W. Blake)

L’astre Blake étincelle dans cette reculée région du ciel où brille aussi l’astre Lautréamont. Lucifer radieux, ses rayons revêtent d’un éclat insolite les corps misérables et glorieux de l’homme et de la femme.

(André Gide)

Ainsi parlait Gide traducteur lui aussi des Chants de l’innocence.

Et William Blake continue à nous paraître cet astre noir dérangeant et inquiétant qui semble rouler indéfiniment dans la noire nuit de l’humanité. Le « Tigre « se dresse encore dans sa fureur et ses éruptions prophétiques, et si ses paraboles peuvent encore nous sembler bien obscures, nous ressentons une voix impérieuse et essentielle. Elle nous invite à passer « le seuil ».

Certes sans guide nous restons sans comprendre à« la porte du Paradis taillée dans le mur de Jérusalem ». Héritier des illuminations des conteurs de légende, des gnoses, des alchimistes et des Rose-Croix, Blake est hermétique.

Le poète Alain Suied a su traduire et éclairer cette étrange comète passée si près de nous. Les clés nous sont données dans les traductions des recueils « Le mariage du ciel et de l’enfer » et « Les chants de l’innocence et de l’expérience» parus aux Éditions Arfuyen, Paris. Ces traductions représentent la plus profonde exploration de l’univers torturé de Blake. Si les mots de Blake semblent simples à lire, leurs arrière-plans historiques et métaphysiques ne pouvaient être traduits que de l’intérieur même de ce monde si marqué par les images bibliques et sans une connaissance des textes sacrés et kabbalistiques.

Avant de céder l’espace de la parole à Alain Suied une brève mise en situation de William Blake est sans doute utile.

Situations de William Blake

« Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme comme elle est, infinie. Car l’homme s’est emprisonné lui-même, si bien qu’il voit tout par les fissures étroites de sa caverne. » ( Le Mariage du ciel et de l’enfer)

William Blake naquit le 28 novembre 1757 à Londres où il vécut la plus grande partie de sa vie. Autodidacte, il ne fréquenta que peu l’école mais dévora les livres. Et se laissa passionnément immerger dans les pensées philosophiques et théosophiques (Jakob Böhme, Swedenborg,…). Ce fils de bonnetier, immigré irlandais, était hanté par les étoiles et l’infini. Bien qu’il ait écrit ses premiers poèmes à l’âge de douze ans et publié en 1783 un recueil intitulé « Esquisses poétiques », il se croyait et se voulait d’abord peintre. Il entra donc dans une école d’art, avant d’être apprenti d’un graveur à quatorze ans. La recopie des antiquités de l’abbaye de Westminster et des lieux alentour, le marquera. Il étudia ensuite à la Royal Academy. Déjà rebelle, déjà en quête de sa propre esthétique, il se forge son langage. Il se veut à l’écoute des craquements du vieux monde et de la mort des académismes. Il veut donner vie aux visions qui le parcourent sans trêve par la peinture et les mots.

Pour lui seule l’intuition mystique peut traduire la beauté et les visions intérieures.

« Si le soleil et la lune doutaient, ils s’éteindraient sur le champ. »

La raison et l’observation de la Nature ne peuvent donner que de pâles copies.

« Comment savez-vous si chaque oiseau qui fend les voies aériennes n’est pas un monde immense de joie qui est fermé par vos cinq sens ? » nous prévient William Blake.

Et dans sa vie terrestre il se met en conformité avec ses idéaux. Il ne vit pas pour une quelconque alchimie ésotérique mais pour mener à bien une expérience spirituelle.

Il se marie en 1783 à une jeune fille pauvre et analphabète, Catherine qu’il va éduquer et instruire.

En 1784, Blake ouvrit son propre atelier de gravure mais après quelques années dut le fermer, faute d’argent. Il sera son imprimeur et son éditeur: il imprimera ses propres livres de poésie selon le procédé de la gravure enluminée, où les textes et les décors sont gravés à l’acide, l’encre et la peinture sont appliquées sur la plaque et les couleurs rajoutées à la main par aquarelle.

Ses livres essentiels seront, les « Chants d’innocence » (1789), recueil plus lyrique, puis les « Chants d’expérience » (1794), où Blake exprime ses idées et ses doutes sur la perfection humaine et la société.

« Les prisons sont érigées avec des pavés de loi, les bordels avec des briques de religion ».

Mais pour lui les deux recueils sont indissociables et l’Innocence et l’Expérience sont « ces deux états contraires de l’âme humaine ». L’agneau et le Tigre sont en chacun de nous, la véritable innocence ne peut être sans expérience, et l’expérience ne s’élève que par la force créatrice et pure de l’imagination. En 1790 il publie « Le mariage du ciel et de l’enfer ».

À partir de 1789, sous le choc à la fois de la révolution française et de ses visions, il va écrire une suite de livres prophétiques. Il s’agit plus de vastes épopées sur la création et l’humanité que de poésie habituelle. Il crée sa propre cosmogonie, sa propre mythologie. Il continue à écrire et à graver : Le premier livre d’Urizen (1794), les chants de Los et le livre D’Ahania, (1795), un poème Milton (1804), Proverbes d’Enfer, Les Portes du Paradis,… Il va traverser une période noire et pessimiste qui se reflète dans son œuvre.

Entre 1800 et 1803, il est appelé par un mécène, le poète Hayley pour illustrer ses poèmes, et il va s’installer pendant trois ans à Felpham (West Sussex). Après une peine de prison, il retourne à Londres en 1804.

Il va y mourir le 12 août 1827, dans la misère, entouré de rares amis et sans pouvoir achever la série de dessins inspirés de la Divine Comédie de Dante. Il fut enterré dans une fosse commune.

Admiré de son vivant pour ses gravures, et ses illustrations (« La divine Comédie » de Dante, « Le Paradis Perdu » de John Milton, le livre de Job, Virgile,…), il est craint pour ses idées révolutionnaires et visionnaires. Fou pour tous il était simplement prophète.

« Je dois créer un système qui me soit propre ou bien être l’esclave de celui de quelqu’un d’autre! ». Il ne sera l’esclave de quiconque, rebelle éternel, révolté permanent, pourfendeur de toutes les oppressions sociales ou religieuses.

« Tout ce qui peut être anéanti devra être anéanti afin que les enfants de Jérusalem soient sauvés de l’esclavage. »

Il est Orc, Orc le rouge, Orc la terreur, Orc le rebelle absolu : « Un tigre courroucé est plus sage qu’un cheval éduqué ! ».

Il est l’énergie créatrice, l’énergie primordiale :

« Je suis Orc, enroulé autour de l’arbre maudit (...) La joie ardente, que Jéhovah pervertit et changea en dix commandements, cette Loi de pierre, je la réduis en poudre sous mes pieds, je jette les débris de la Religion aux quatre vents, comme un livre déchiré et dont personne ne recueillera les feuillets… » (L’Amérique).

L’énergie est la seule vie

« L’Énergie est la seule vie » répétait toujours Blake.

Blake fut l’amant impétueux de la liberté, l’époux céleste de la révolte. Avec le sabre de ses mots il sera parti à l’abordage des grandes oppressions, monarchie, église. Défenseur de la révolution française, des esclaves noirs d’Amérique, il est aussi le chaman en transes en proie aux crises mystiques. Il se dit « l’espion de Dieu » et veut vivre ses visions. Cet homme à l’écriture convulsive, aux gravures violentes, demeure un passeur de modernité. Ensemencé à la fois par la Révolution et par l’Enfer de Dante Alligheri, il est ce volcan nommé Blake le fou. Porte-parole de la condition humaine, il se cogne au ciel. Illuminé il répand une obscure lumière. Il se bat pour dérober l’éternité et le feu :

Je ne me repose pas de mon grand devoir qui est d’ouvrir les mondes éternels, d’ouvrir les yeux immortels de l’homme aux mondes de la pensée, à l’éternité…

Sa poésie mettra du temps pour être comprise et célébrée. Maintenant il est récupéré d’abord par les surréalistes, puis par tous les amateurs de visionnaires, depuis le groupe de rock des Doors, en passant par Jim Jarmush, jusqu’aux sites ésotériques les plus délirants.

Dans le film « Dead Man» de Jarmush une citation de Blake est inscrite:

E very night and every morn

Some to misery are born

Every morn and every night

Some are born to sweet delight

Some are born to endless night

A chaque nuit et à chaque petit matin
Certains sont nés à la misère
à chaque petit matin et à chaque nuit
Certains sont nés aux délices
certains sont nés pour une nuit sans fin

Pourfendeur des religions matérialistes, rebelle absolu et meneur de guerre sainte, William Blake s’élance du « haut de son chariot de feu », avec les mille flèches de ses mots.

Et au bout de ses gravures, de ses poèmes Jérusalem flamboie. Il aura fait de la poésie une alchimie, une révélation.

« L’imagination n’est pas un état passager mais le fondement de l’existence humaine ». Telle fut sa foi, telle fut sa loi.

Je ne cesserai pas le combat spirituel

Et mon épée n’aura nul repos dans ma main

Jusqu’à ce que nous ayons bâti Jérusalem

Sur la terre verte et charmante d’Angleterre. (Milton)

Homme des contraires et des passions, (« Sans contraires il n’y a pas de progression possible! »), il laisse une œuvre de démiurge d’une force étonnante, mais à laquelle on n’accède pas sans un guide.

Ce guide sera Alain Suied.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Citations de William Blake :

« Chaque maison est une tanière, chaque homme est enchaîné. Les ombres sont remplies de spectres et les fenêtres sont fermées d’une toile de malédictions en fer. Sur les portes on a écrit « Tu ne dois pas » et sur les cheminées « Crains ». Les habitants de la ville marchent lourdement, le cou entouré de liens de fer fixés dans les murs, ceux des faubourgs ont des entraves de plomb; ceux des campagnes ont les os ramollis et courbés. » (L’Europe)

« Pour purifier le visage de mon esprit par l’examen de moi-même, pour me baigner dans les eaux de vie, pour enlever de moi le non-humain, je viens dans l’anéantissement de moi-même et la grandeur de l’Inspiration, pour rejeter la démonstration rationnelle par la foi en le Sauveur, pour rejeter les haillons corrompus de la Mémoire à l’aide de l’Inspiration, pour rejeter Bacon, Locke et Newton des vêtements d’Albion, pour lui enlever ses vêtements souillés et le revêtir d’Imagination (2), pour écarter de la poésie tout ce qui n’est pas l’Inspiration (...) pour rejeter le questionneur idiot qui pose toujours des questions sans jamais pouvoir répondre, (...) qui publie le doute et l’appelle la connaissance, dont la science est le désespoir, dont la prétention à la science est l’envie, dont toute la science consiste à détruire la sagesse des âges, afin de satisfaire l’envie dévorante qui fait rage autour d’elle comme un loup sans repos jour et nuit. Il sourit avec condescendance; il parle de bienveillance et de vertu, il les tue à tout moment. Lui et ses pareils sont les destructeurs de Jérusalem. » (Milton)

Un texte souvent cité pour entendre sonner en anglais la langue de Blake:

Lullaby

O for a voice like thunder, and a tongue

To drown the throat of war! - When the senses

Are shaken, and the soul is driven to madness,

Who can stand?

When the souls of the oppressed

Fight in the troubled air that rages, who can stand?

When the whirlwind of fury comes from the

Throne of God, when the frowns of his countenance

Drive the nations together,

who can stand?

When Sin claps his broad wings over the battle,

And sails rejoicing in the flood of Death;

When souls are torn to everlasting fire,

And fiends of Hell rejoice upon the slain,

O who can stand?

O who hath caused this?

O who can answer at the throne of God?

The Kings and Nobles of the Land have done it!

Hear it not, Heaven, thy Ministers have done it!

Berceuse

O par une seule voix comme le tonnerre, et une langue

A enfoncer dans la gorge de la guerre ! Quand les sens

sont ébranlés Et l’âme est conduite à la folie

Qui peut rester debout ?

Quand les âmes des opprimés se battent

Dans l’air agité tremblant de rage

Qui peut rester debout ?

Quand le tourbillon de la furie parvient

Jusqu’au trône de Dieu, quand les grimaces des attitudes

Mènent l’une contre l’autre les nations,

Qui peut rester debout ?

Quand le péché fait battre ses ailes immenses au-dessus de la bataille

Et vogue gaiement sur les flots de la Mort;

Quand les âmes sont déchirées dans la flamme éternelle

Et que les démons de l’enfer se rient des assassinés

O qui peut rester débout ?

Qui donc a fait cela ?

Qui pourra répondre devant le trône de Dieu ?

Les rois et les nobles de la contrée l’ont fait !

Cieux, ne l’écoutez pas, tes ministres l’ont fait !

(adaptation personnelle)

Bibliographie

Chants de l’ innocence. ; 1789.

Jérusalem. ; 1804.

Le mariage du ciel et de l’ enfer. ; 1790.

Les livres prophétiques. ; 1904.

Millton. 1804.

Les chants de l’innocence et de l’Expérience, traduction Alain Suied, Ed. Arfuyen

Chanson d’innocence et d’expérience, t rad. d’Armand Sedaine, La Tilv, 1997.

Deuxtraités sur la religion, trad.de Pierre Leyris, Aubier-Flammarion, 1980.

L’Évangileéternel, trad.de Joëlle Abitbol, EST, 1991.

L’Évangileéternel, Les Portes du Paradis, trad.de Pi erre Leyris, Aubier-Flammarion, 1977.

Œuvres, comprenant Esquisses poétiques, Une Ile de Lune, Chants d’innocence et d’expérience, L’Evangile éternel, Les portes du paradis, Deux traités sur la religion, Tiriel, Le livre de Thel, Vala ou les quatre vivants, Aubier-Flamma rion.

Proverbes de l’Enfer, trad. d’Angela E sdaille, William Blake, 1996.

Vala ou les quatre vivants, trad. de Jacques Bl ondel, Aubier-Flammarion, 1983.