Yehuda Amichaï

La vigie de Jérusalem

Le sage de Jérusalem

Yehuda Amichaï était un sage parmi ces sages que l’on croisait parfois à Jérusalem. Il avait le poids de cette « ville aux couteaux », cette ville plaie au flanc saignant de l’histoire, ville aussi de l’unité, car couteaux et unité sont issus de la même racine en hébreu. Lui n’avait pas oublié Jérusalem. Il est le poète juif le plus traduit depuis le Roi David.

Il était né dans la terre des bourreaux et avec la langue des bourreaux, à Würzburg en Allemagne en 1924. Il fut élevé dans une famille religieuse qui émigra en Israël en 1935. Il termina ses études supérieures dans des écoles religieuses. Il servit dans la légion juive de l’Armée britannique pendant la seconde guerre mondiale. Il fut de la génération du Palmach (armée de libération juive), il combattit durant la guerre d’indépendance en 1948 et la campagne du Sinaï, mais il en retiendra l’amour des autres et non les combats. Il avait étudié la littérature et la Bible, et fut longtemps professeur. Il est mort après une très longue maladie, dans sa ville mêlant sa poussière à celle des ancêtres. C’était en septembre 2000, le vendredi 22 septembre. À l’automne des saisons, à l’automne de bien des illusions pour ce combattant ardent pour la paix. Il avait 76 ans.

Le fanatique de la paix

« Je suis un fanatique de la paix ! » proclamait-il, et il refusait de se laisser embaumer dans tout hommage et interdisait que l’on parle de lui comme le poète national d’Israël. Il l’est devenu maintenant. Plusieurs fois il a failli avoir le prix Nobel, mais comme Agnon l’avait eu en 1966, et que Rabin et Peres l’auront pour la paix, il fut donc ignoré, car le jury suédois pensait que l’immense humanité de son œuvre appelait plutôt le Nobel de la paix que celui de littérature. Étrange approche. De sa vie heurtée, de son réapprentissage d’une nouvelle langue, il n’a tiré qu’une leçon d’espoir. Il s’est libéré de toutes les contraintes religieuses ou politiques. Hors des nationalismes, sa poésie lutte contre la guerre et l’enfermement.

Il était totalement un homme de paix et de bonté.

S’il vous plaît ne jetez plus une seule pierre encore, vous faites remuer ma terre, la sainte, l’entière, l’ouverte terre, vous la remuez vers la mer et la mer ne le veut pas, la mer dit, pas en moi.

Il faisait partie de cette génération qui va découvrir l’holocauste et son livre Ni de maintenant, ni d’ici, en porte la brûlure ardente. Il ne s’était point refermé dans cette douleur indicible, laissant à d’autres comme Paul Celan le soin de témoigner. Sa langue n’était plus l’allemand natal, mais l’hébreu, celui des prophètes, mais aussi celui des gens simples. Celui des quotidiens, des objets, des cadavres de la guerre, de la beauté des amoureux et des enfants. Il nous parlait de la société israélienne dont il donnait souvent le pouls par ses prises de positions courageuses et généreuses. À son enterrement, le 25 septembre 2000, des milliers de gens se sont levés pour l’accompagner, lui le grand poète fondateur de langue hébraïque. Il avait donné un sens à beaucoup d’existences, à la nation elle-même. Tous les officiels étaient là, mais cela lui aurait fortement déplu, car cet homme simple détestait les honneurs et les mensonges associés.

Combien de temps vont-ils poser
Sur nous des pactes d’angoisse,
Des traités de désespoir

Ainsi désignait-il la plupart des politiques. Rare aura été une telle fusion entre un poète et son peuple, comme du temps des prophètes, et Amichaï avait le verbe rauque et dur pour rappeler à tous les exigences de la fraternité humaine. Poète de tous et non pas d’une élite, il parlait d’espoir et de paix, de l’oppressante et fatale blessure des guerres et des haines. Un juste, voilà aussi ce qu’était ce poète qui avait pris les armes des mots pour faire apprendre à tous l’amour de ses voisins. Sa poésie ne pouvait se lire et ne s’accomplir que dans l’amour de l’autre. Amichaï sonne avec la justesse des pluies sur la face de la terre.

La génération des poètes à laquelle appartient Yehuda Amichaï, a remis en question les thèmes et les formes chers à la génération des poètes précédents. Apparu vraiment sur la scène des lettres israéliennes vers 1950, un nouveau groupe de jeunes poètes fait son entrée. L’hébreu est leur langue de cœur, mais leur volonté est de désacraliser cette langue en allant vers la langue populaire et l’ironie. Yehuda Amichaï est à la tête de cette révolution poétique. Ce ne sont plus les idéaux nationaux mais la condition même de l’homme et ses difficultés d’être qui fournissent leur inspiration. Refusant la rhétorique et les métaphores trop élaborées, ces poètes s’attachent aux images simples puisées dans la vie quotidienne, à un hébreu parlé, parfois vulgaire, qui fait fi du mètre et des rimes.

Yehuda Amihaï sera en prise avec son temps, avec son peuple. Ses poésies auront fondé la littérature israélienne, et du haut de sa gloire, il aura hurlé ses messages de paix et de lucidité. Il prône en fait une modernisation de la langue poétique dans le sillage de la culture hébraïque.

Yehuda Amihaï était viscéralement attaché à Jérusalem. Il s’y installe dès 1935, après avoir brièvement vécu à Petah Tikvah.

L’air au – dessus de Jérusalem est chargé de prières et de rêves comme l’air au-dessus des villes industrielles, il est très difficile à respirer. (Écologie de Jérusalem - 1980)

Sa vie était centrée sur Jérusalem, celle des ruelles, des marchands et qui résonnent toujours des pas des rois. C’était la ville où tous les impossibles pouvaient se réaliser. Ville non pas de foi égoïste, mais ville de partage et de réconciliation. Il était à lui seul cette ville d’utopie et de tendresse. Des chats qui se souviennent de lui traversent les ruelles, se redisent ses caresses et son sourire et vont sur un mur attendre le soleil de ses mots. Eux savent qu’il reviendra, sans doute sous forme de chat, eux le reconnaîtront et se frotteront à lui.

Comme avant. Sa relation amoureuse avec sa ville fut passionnelle et fusionnelle.
« Je peux rester sur mon balcon et dire à mes enfants. Juste là je fus bombardé pour la première fois. Et là-bas, juste à droite, juste derrière ces arbres, je reçus mon premier baiser »

Le fil rouge du poème tendu jusqu’à nous

Simple, il s’avance sur les chemins, si proche de tous. Humble, il était, poète il reste. Ses mots sont perçants et doux à la fois. Pas de chevauchée épique dans ses poèmes, des formes courtes, des allusions bibliques, des traces de passage surtout. « La poésie est un fil rouge tendu depuis les temps bibliques jusqu’à maintenant pour le peuple juif. Ce fil est ininterrompu et la poésie est un miroir qui va de la poésie des thèmes religieux aux thèmes nationaux.

Il va de la poésie hébraïque ancienne (Shir a Shirim par exemple, le cantique des cantiques), jusqu’à la poésie hébraïque contemporaine qui s’est forgée un nouveau langage, avec les alluvions de la douleur et de la mémoire.

La poésie était pour lui une part intégrante de la vie, sa soif de justice le poussait en avant. Dans un lieu où l’on exige de faire régner à tout prix la justice, jamais ne fleuriront les fleurs. Son œuvre fait à la fois la liaison et le grand écart entre le terreau biblique, d’où surgissent des métaphores, et la vie courante.

Ce constant écartèlement entre passé et futur est présent, mais souvent la fusion entre le monde biblique et le réel, marque sa poésie. Sa langue de tous les jours laisse entrevoir des rochers de l’hébreu ancien. Ironie mordante et refus de symbolisme ou de tout romantisme marquent ses mots, tendance à la litote, distance par rapport aux expériences collectives, une libre observation de la réalité et un style familier. Mais il y a aussi un large usage des métaphores métaphysiques.

L’influence poétique de la poésie moderne anglaise et américaine, surtout Dylan Thomas, W.H. Auden, Cummings et T.S. Eliot, est manifeste. Il avait d’ailleurs découvert Eliot, Auden, Dylan Thomas, un soir dans un campement militaire en Égypte. Il aime jouer avec les mots et les détourner de leur sens premier. Il oppose souvent le sacré et le profane, le scepticisme et la foi, le mystique et l’érotique, le grave et le bouffon. En fait il réévalue le monde des mots au travers de son monde contemporain. Il n’est vraiment concentré que pour rendre la condition humaine en son siècle. Il la regarde au travers de ses yeux de Juif et plus encore d’Israélien. Pour lui le rôle d’un poète est « de nommer toute chose, toute émotion, toute expérience, et ceci sobrement et exactement, sans aucune mignardise »

Il était notre plus proche voisin en émotion, celui du palier d’en face qui rendait l’espoir parmi la folie des hommes. Un grand-père qui ne faisait pas des traités de sagesse pour hommes sages, qui ne priait pas en prêche versifié ?

Non, un homme qui savait que la mort revient toujours. Il se définissait en riant comme un révolutionnaire humaniste.

Et plutôt que de demander à le suivre, il raffermissait chacun dans sa propre voie. Se méfiant des idéologies, il parle des humbles moments quotidiens et privés de l’homme.

Se méfiant de la guerre, il ne parle que d’amour et de paix. Il ne sera jamais un nationaliste.

Mon seul drapeau ce sont mes habits
mon seul hymne est mon souffle,
et le premier et le dernier mot est :
« ICI. »
.

Plus de grande envolée, mais des litotes, des suggestions, pour mieux parler aux autres. Parfois il semble avoir des façons d’écrire à la Henri Michaux, avec le côté fantastique et les surprises semées dans une écriture simple. Mais son lyrisme est plus généreux. Sa hantise des morts au combat, des déchirures de la mort qui toujours reviennent, font de lui un poète tragique et avec un humour désespéré. Il interpelle souvent Dieu dans ses textes en le déniant.
« Comme juif athée, existentialiste taoïste, je ne suis pas bien prédisposé envers les discours théologiques. Toute religion orthodoxe quelle qu’elle soit avec ses commandements autoritaires, fait monter en moi mon anarchisme intérieur ».

Pourtant Amihaï, sans avoir l’esprit messianique, va au-delà de son humanisme pour accepter une filiation immémoriale avec la transcendance. Il fait s’entrechoquer le temporel et l’intemporel, l’éternel donc. Il veut simplement briser les dogmes, comme Abraham a brisé les idoles.

Mon fils a un parfum de paix.
le ventre de sa mère lui a promis ce
que Dieu ne peut nous promettre
.

Il est en fait plus profondément ancré dans la géographie de son pays, de ses amours, de son corps, de ses batailles intérieures, dans les contradictions de sa ville et de sa patrie. Une dimension prophétique et religieuse demeure au fond de ses poèmes et l’infini respect des lieux saints qui sont plus que des pierres mais aussi des vibrations. Le cosmique et l’intime affleurent dans ses mots. Une brosse à dents, sentinelle de la mémoire, devient objet sacré et bougie de lumière éternelle. La poésie d’Amihaï est simple à lire, quoique difficile à traduire par ses métaphores sibyllines. Elle est charnelle, avec son poids de vie immédiate, d’enfance, d’amour fou.

Il a des admirateurs partout dans le monde. En Israël certains lui ont reproché de n’être qu’un poète pour l’exportation car vite traduit. Cela est bien sûr stupide et ses modernismes de la langue hébraïque sont souvent intraduisibles. Mais il est vrai que l’anglais, par exemple, restitue assez bien sa modernité simple et immédiate. Amihaï a le souci d’être compris. Et puis on lui en veut d’être le poète iconoclaste de l’Israël d’aujourd’hui, le non-conformiste absolu. Il peut mettre en parallèle Dieu et le pauvre garagiste du coin. Tout pourrait donc être lucidement débattu.

Ses poèmes d’amour, du quotidien, sur la guerre qui toujours tue en nous le bien, sur la critique lucide de sa patrie nous parlent immédiatement et profondément. On n’oublie pas un poème d’Amihaï après l’avoir lu. Il est de l’envergure des grands poètes de son siècle. Son ami très proche, Aharon Appelfeld l’admirait. Poète juste, homme juste il laisse une belle trace dans les sillons de la vérité. Ainsi, comme il l’écrivait, les hommes avancent sur terre :« Debout ou courbés, tendus comme une tente ou écrasés par le deuil, la tête baissée comme un coupable ou la tête haute manifestant contre la mort, ou les yeux fermés ».
Et lui nous aura dit de marcher tête haute. Lui aura frôlé la grâce.

Je suis un fanatique de la paix : un meurtrier noir aux yeux bleus massacre des cheveux bouclés Des cheveux droits dévastés détruisent des peaux noires découpent bien ma chair un autre parcellise mon sang. Seuls ceux sans couleur, seul le transparent sont bons : ils me laissent dormir sans terreur la nuit et je regarde au travers d’eux pour voir le ciel.(Amihaï)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Jérusalem

Sur un toit de la Vieille Ville une lessive dans l’ultime lumière du jour :
le drap blanc d’une ennemie la serviette avec laquelle mon ennemi
essuie la sueur de son front.
Dans le ciel de la Vieille Ville un cerf-volant.
Et au bout du fil, un enfant que je ne peux voir à cause du mur.
Nous avons hissé beaucoup de drapeaux,ils ont hissé beaucoup de drapeaux.

Pour nous faire croire qu’ils sont heureux.
Pour leur faire croire que nous sommes heureux.
Traduit par Michel Eckhard Elial (recueil frôler la grâce 2000)

Mon fils a un parfum de paix

Mon fils a un parfum de paix
quand je me penche sur lui,

et n’est pas que l’odeur du savon.
Chacun de nous a été un enfant au parfum de paix
(et dans tout le pays il n’y a plus un
seul moulin-à-vent qui tourne)
Ô pays déchiré comme des vêtements
qui ne peuvent plus être rapiécés
et de durs et solitaires ancêtres dans les caveaux.
Silence mutilé d’enfants.
Mon fils a un parfum de paix.
le ventre de sa mère
lui a promis ce
que Dieu ne peut nous promettre.
Traduit par Michel Eckhard Elial et Benny Ziffer

Pose ta tête sur mon épaule (1978)

Pose ta tête sur mon épaule
Car mon épaule
Sait des choses
Que ta tête n’ose imaginer
Et que ta bouche ne peut dire
Le destin le dit
Que l’un de nous doit être le vent
L’autre un arbre dans le vent
Ou un arbre dans un jour sans vent
Le destin le dit
Ta naissance pendant la guerre
Annonce ma fin.
Ma fin sera tienne ce jour
Combien de temps vont-ils poser
Sur nous des pactes d’angoisse,
Des traités de désespoir ?
Laisse-moi l’exprimer ainsi :
Le temps ne se suffit pas pour être
Deux ensemble deux fois
Pour une seule durée de vie.
Laisse-moi l’exprimer ainsi :
Même cette tendresse, même ce cœur limité
N’est rien qu’une épaule.
Repose-toi, repose-toi, pour cela.
Traduction personnelle d’après l’anglais
À mon retour

Je ne serai pas accueilli à mon retour par des voix enfantines,
l’aboiement d’un chien fidèle ou une fumée bleuâtre, comme
dans les légendes.
Ce n’est pas moi, qui, « levant les yeux », comme il est dit dans la Bible, verrai que « voici un bélier ».
J’ai passé la frontière de l’état d’orphelin
Et depuis longtemps on ne m’appelle plus soldat démobilisé.
Je ne suis plus protégé.
Mais j’ai inventé les pleurs secs
Et celui qui a inventé les pleurs secs en ce monde,
inventé le début de la fin du monde, la fêlure, la ruine et la fin.
Traduction : Colette Salem

L’Amour de Jérusalem

Il y a une rue où l’on ne vend que viande rouge
et une rue où l’on ne vend qu’habits et parfums.
Il y a des jours où je ne vois qu’êtres jeunes et beaux,
et des jours où je ne vois qu’infirmes, aveugles,
lépreux, faces convulsées et rictus.
Ici on construit une maison et là on détruit
ici on creuse la terre
et là on creuse le ciel,
ici on s’assoit et là on marche
ici on hait et là on aime.
Mais celui qui aime Jérusalem
dans les guides touristiques ou les livres de prières
ressemble à celui qui aime une femme
selon le Kama sutra.

Parfois Jérusalem est une ville de couteaux :
même les espoirs de paix sont affûtés pour trancher dans
la difficile réalité, ils s’émoussent ou se cassent.
Les cloches des églises font tellement d’efforts de paix
qu’elles deviennent lourdes, comme un pilon qui broie
dans le mortier
des voix lourdes, graves et remuantes.
Et lorsque
le chantre et le muezzin entonnent leur chant
surgit le cri tranchant :
notre seigneur notre Dieu à tous est un Dieu
un et affûté.
Traduit par Michel Eckhard Elial

Résurrection (1986)

Plus tard ils se lèveront
Tous ensemble, avec un son de chaises déchirées
Ils feront face à l’étroite sortie
Et leurs vêtements sont froissés
Et couverts de poussière et de cendres de cigarettes
Et leurs mains découvrent dans la poche intérieure
un bout de ticket d’un temps très ancien
et leurs figures sont encore crucifiées par la volonté de Dieu
et leurs yeux sont rouges de tant de manque de sommeil
sous terre.
Et soudain, questionnements :
Quelle heure est-il ?
Où avez-vous mis les mines ?
Quand ? Quand ?
Et l’un d’eux peut être vu scrutant jadis le ciel
Pour voir s’il pleut.
Ou une femme, avec des gestes de vieux,
Frotte ses yeux et remonte la lourde écoute
Au derrière de son cou
Traduction personnelle depuis l’anglais

Quatre poèmes sur la guerre et sur la paix (1982)

A

Dans un petit jardin, pas loin de ma maison, il y a une table de marbre avec le nom des soldats morts gravés dessus, écrits clairement et dans l’ordre, l’un après l’autre, comme une liste de locataires à l’entrée d’un immeuble, large et vide

Je pense à cet homme roux, qui est tombé ici, et à sa femme à la voix de husky.
Je pense à la femme à la voix de husky et à l’homme qui mourut il y a des années.
Et je pense comment cette femme à la voix de husky est devenue maintenant une femme calme.
La véritable monstruosité c’est ceux qui sont morts à la guerre
Contre cela il n’y a pas de protestation possible.

Une fois une bombe a explosé près d’une boucherie :
La viande abattue fut encore une fois abattue et encore une fois
Mais cela ne blessera plus personne et il n’y a presque plus de sang.

Je suis un fanatique de la paix : un meurtrier noir aux yeux bleus massacre des cheveux bouclés
Des cheveux droits dévastés détruisent des peaux noires découpent bien ma chair un autre parcellise mon sang. Seuls ceux sans couleur, seul le transparent sont bons : ils me laissent dormir sans terreur la nuit et je regarde au travers d’eux pour voir le ciel.

Traduction personnelle d’après l’anglais

L’homme mort dans un champ (1966)

Son sang avait été jeté dehors en vitesse, sans précaution
comme les vêtements
de quelqu’un trop fatigué pour se disputer.
Ah combien la nuit avait poussé !

Les fenêtres étaient à peu près en état.
Comme mes parents, quand j’étais un enfant.
Des vents ascétiques faisaient une procession solennelle, têtes courbées dans les collines
Des maires, ou des clercs de l’armée ou des Nations Unies
Mesurent la distance du vivant à la mort

Avec des rapporteurs et des compas et des règles miniatures.
Avec des paquets de cigarettes, avec des sentiments très sincères

Avec des espoirs aigus
Et un chien de chasse
Traduction personnelle d’après l’anglais

Nous les aimions (1986)

Durant les longues nuits notre chambre était isolée et scellée
Comme un tombeau dans une pyramide.
Au-dessus de nous : un silence étranger, comme sable en pile
depuis des temps immémoriaux devant notre lit.
Et quand nos corps gisaient étirés dans le sommeil,
Par-dessus les murs, encore, étaient croqués les derniers
Salaires que nos âmes patientes devaient encore garder.
Les voyez-vous maintenant ? un bateau étroit dérive dans le passé ;

Deux visages se tiennent à bord ; d’autres s’alignent.
Et des étoiles percent, les étoiles de vies différentes;
Et sont emporté par le Nil du temps, plus bas.
Et comme deux momies, nous avons été serrés fort dans les bandelettes
de l’amour. Et après bien des siècles, quand le crépuscule tombe;
un archéologue de bonne humeur - avec une lumière.

Traduction personnelle d’après l’anglais

Quel dommage, nous étions une si belle invention (1968)

Ils ont amputé tes cuisses de mes hanches
Pour moi,
ce sont toujours des chirurgiens.
Tous.
Ils nous ont démantelés.
Un à un
Pour moice sont toujours des ingénieurs.
Tous.

Quel dommage. Nous étions une si belle
tendre invention.
Un avion fait d’un homme et d’une femme.
Des ailes et tout le reste.
Nous planions un peu au-dessus de la terre.

Même nous volions un peu.

Traduction Anne Loiseau d’après l’anglais

le roi Saül et moi

I

Ils lui avaient donné un doigt.
Il a pris toute la main tout entière
Ils m’ont donné une main,
je n’ai même pas pris le petit doigt,
pendant que mon cœur jetait au loin encore
le poids de son premier amour, il s’essayait déjà à mettre en pièces les bœufs.
Mon pouls résonne comme des gouttes au travers d’un robinet.
Lui - comme d’énormes marteaux sur le site d’un nouveau bâtiment.
Toujours il est mon grand frère,
je dois porter ses vêtements élimés

II

Il sortit pour chercher son cul
Il trouva un royaume.
Je les ai trouvés
Ils me sourirent avec leurs dents jaunes
Je ne savais pas qui leur faisait peur
Ils me donnèrent des coups de pied

III

Je suis fatigué.
Mon lit est mon royaume.
Mon sommeil est mon droit.
Mon rêve est ma sentence.
J’ai pendu mes habits
sur la chaise, pour demain.
Il a pendu son royaume
Dans un cadre doré de sa colère
Dans les murs du ciel
Traduction personnelle d’après l’anglais

Sonnet (1968)

Les lèvres de la mort jadis pleine d’inconséquence
Murmurent un seul mot à la terre.
Et, chaque arbre maintenant, disproportionné
A exagéré sa naissance printanière.
La terre lacère à nouveau ses bandages.
Elle ne veut point guérir. Elle veut de la douleur.
Le printemps n’est pas la paix ; ce n’est point le repos,
Le printemps est un territoire ennemi.
Si tous nous pouvions atteindre ce but,
Les jeunes amoureux pourraient en une seule patrouille:
Dorénavant nous étions envoyés au pays de l’Arc-en-ciel;
Quoique nous savions : la mort revient ;
Quoique nous savions : la tempête est née sortie
De l’ouverture d’une jeune fille
Traduction personnelle d’après l’anglais

La première pluie La première pluie tant me rappelle
La poussière montante de l’été.
La pluie ne se souvient pas de la pluie de l’année dernière.
Une année n’est qu’un animal dressé sans aucune mémoire.
Bientôt vous porterez à nouveau votre harnais,
Magnifique et brodé, des bas fins à porter : votre
Jument et votre harnais ne font plus qu’un.
La panique blême de la tendre viande
Dans la panique de la vision soudaine
Des saints antiques.
Traduction personnelle d’après l’anglais

Dieu plein de pitié Dieu plein de pitié dit la prière des morts.
Si Dieu n’était pas plein de pitié,
La pitié aurait été dans le monde,
et non seulement enclose en lui.
Moi, qui ai cueilli des fleurs dans les collines
et baissé les yeux vers toutes les vallées,
Moi qui ai descendu les cadavres des collines,
je peux vous dire que le monde est totalement vide de pitié.

Moi, qui fus Roi du Sel à la Mer Morte,
qui me tenais sans but à ma fenêtre,
qui comptait les pas des anges,
dont le cœur se soulevait du poids de l’angoisse
dans les terribles disputes.

Moi qui n’utilise qu’une si faible partie
des mots du dictionnaire.

Moi, qui dois déchiffrer des énigmes
je ne veux pas déchiffrer.
Sachez que si ce n’était ce Dieu plein de pitié
il y aurait de la pitié en ce monde,
et pas seulement en lui.
Traduction Anne Loiseau d’après l’anglais

Quelle sorte de personne

« Quelle sorte de personne êtes-vous donc », je les entends me demander cela.
Je suis une personne avec une âme à la tuyauterie complexe,
des outils sophistiqués pour ressentir et un système
de mémoire contrôlée de la fin du vingtième siècle,
mais avec un vieux corps des temps anciens
et avec un Dieu encore plus vieux que mon corps.
Je suis une personne pour la surface de la terre.
Les lieux bas, les caves et les fossés
me font peur. Les pics des montagnes
et les grands buildings me terrifient.
Je ne suis pas comme une fourchette insérée,
non plus un couteau tranchant, non plus une cuillère figée.
Je ne suis pas plat et furtif
comme une spatule rampant de haut en bas,
tout au plus je suis un lourd et maladroit pilon
écrasant le bien et le mal ensemble
pour un peu de goût
et un peu de parfum.
Les flèches ne me dirigent pas. Je conduis
mon commerce prudemment et calmement
comme une grande volonté qui commence à être écrite
depuis l’instant où je suis né.
Maintenant je suis debout du côté de la rue
las, accoudé à un parcmètre.
Je peux rester là pour rien, libre.
Je ne suis pas une voiture, je suis une personne,
un homme-dieu, un dieu-homme
dont les jours sont comptés.
Alléluia

Traduction personnelle d’après l’anglais

Je veux mourir dans mon propre lit

Chaque nuit l’armée vient de Gilgal
pour aller vers le champ de la mort, et cela est assez.
Dans le sol, trame et traces, gît la mort ;
Je veux mourir dans MON propre lit.
Comme des fissures sur un char, leurs yeux étaient bizarres,
Je suis toujours le peu eux sont le beaucoup.
je dois répondre, Ils peuvent interroger ma tête.
Mais je veux mourir dans MON propre lit.
Le soleil se lève toujours sur Gibeon. Ainsi pour toujours il veut
illuminer ces champs de guerre et de meurtres.
Sans doute ne verrais-je pas MA femme quand elle perdra son sang,
Mais je veux mourir dans MON propre lit.
Samson, sa force dans sa longue et noire chevelure,
Ma chevelure ils me l’ont tondue quand ils me firent héros
de force, et m’apprirent à charger de l’avant.
je veux mourir dans MON propre lit.
J’ai vu que vous pouviez vivre et vous sustenter avec compassion
même dans la tanière d’un lion, si vous n’aviez pas d’autre endroit.
Jamais je n’avais imaginé de mourir seul, d’être mort.
Mais je veux mourir dans MON propre lit.

Traduction personnelle d’après l’anglais

Poème provisoire de mon temps

L’écriture hébraïque et l’écriture arabe s’écrivent de l’est à l’ouest,
l’écriture latine de l’ouest à l’est.
Les langages sont comme des chats:
Vous ne devez pas caresser leur poil dans le mauvais sens.
Les nuages viennent de la mer, le vent chaud du désert,
les arbres se courbent sous le vent,
et les pierres volent de tous les quatre vents,
dans les quatre vents. Ils lancent des pierres,
ils jettent la terre, l’un sur l’autre,
mais la terre toujours retombe sur la terre.
ils jettent la terre, voulant s’en défaire.
sa pierre, son sol, mais vous ne pouvez vous en défaire.
Ils jettent des pierres, ils jettent des pierres sur moi
en 1936,1938,1948,1988,
Des sémites caillassent des sémites et des antisémites des antisémites,
l’homme diabolique jette et l’homme juste jette,
des pêcheurs jettent et des tentateurs jettent,
des géologues jettent et des théologiiens jettent,
des archéologues jettent et des voyous d’archéologie jettent
les reins jettent et des vésicules biliaires jettent,
Des pierres pour la tête et des pierres pour le front et le cœur dans une pierre,
pierres modelées en bouches hurlantes
et des pierres s’encastrant dans vos yeux
comme une paire de lunettes,
le passé jette des pierres au futur,
et tout cela tombe dans le présent.
Des pierres en larmes et des graviers riants,
mais Dieu dans la bible jetait des pierres,
même la révélation et la vérité sont jetées
et se figent dans la nature bestiale du plateau de la justice,
et Hérode jetait des pierres et ce qui en sortit fut un temple.
Ô, le poème de la tristesse des pierres
Ô, le poème jeté sur les pierres
Ô, le poème sorti des pierres jetées.
Y a-t-il là sur cette terre
une pierre qui ne fut jamais jetée
et jamais construite et jamais retournée
et jamais hurlée hors d’un mur et jamais écartée par les bâtisseurs
et jamais scellée au sommet d’une tombe et jamais posée sous les amoureux
et jamais détournée en pierre angulaire ?
S’il vous plaît ne jetez plus une seule pierre encore,
vous faites remuer ma terre,
la sainte, l’entière, l’ouverte terre,
vous la remuez vers la mer
et la mer ne le veut pas
la mer dit, pas en moi.

S’il vous plaît jetez de petites pierres
jetez des fossiles de serpents, jetez du gravier,
justice ou injustice des carrières du Migdal Tsedek,
Jetez des pierres tendres, jetez de doux objets,
jetez de la craie, jetez de l’argile,
jetez du sable sur le rivage de la mer,
Jetez de la poussière du désert, jetez de la rouille,
jetez du sol, jetez du vent,
jetez de l’air, jetez du rien
jusqu’à ce que vos mains soient fatiguées
et la guerre fatiguée
et même la paix sera fatiguée et sera.
Traduction personnelle d’après l’anglais

Touristes (1980 )
Un jour, j’étais assis sur les marches
près d’une porte à la Tour de David
J’avais posé mes deux lourds paniers à mes côtés.
Un groupe de touristes entourait
leur guide et je devins leur point de repère.
Vous voyez cet homme avec les paniers ?
Juste à droite de sa tête, il y a une voûte datant
de l’époque romaine. Juste à droite de sa tête.
Mais il s’en va, il s’en va !
Je me suis dit : la délivrance ne surviendra que si
leur guide leur dit :
Vous voyez cette voûte datant de
l’époque romaine ? Ce n’est pas important, mais à côté,
à gauche, un peu vers le bas, un homme est assis
qui a acheté des fruits et légumes pour sa famille.
Traduction personnelle d’après l’anglais

Dieu prend pitié dans le jardin d’enfant Dieu prend en pitié les petits dans le jardin d’enfant,
il prend en pitié les écoliers- moins toutefois
Pour les adultes, il n’a nulle pitié,
il les abandonne seuls.

Parfois ils sont condamnés à ramper à quatre pattes
dans le sable brûlant,
pour atteindre le premier poste de secours
ruisselants de sang.

Sans doute prendra-t-il en pitié
ceux qui vraiment aiment
prenant soin d’euxles protégeant de son ombre
comme un arbre protège le dormeur du banc public.
Sans doute même débourserons-nous pour eux
les dernières pièces de bonté
que notre mère nous légua,
ainsi leur félicité nous protégera
maintenant et dans les autres jours.
Traduction Anne Loiseau d’après l’anglais

Vers le soir m’éveillant du sommeil« Tu ne désireras pas » pépie l’oiseau.
« Tu ne te feras pas d’idole » crie un autre oiseau.
Les cieux étaient rouges au-dessus de Petah Tikvah
comme l’intérieur du corps des hommes.
Et moi, qui vais certainement mourir dans une des années à venir,
je m’éveille d’une sieste d’après-midi pour la vie éternelle
jusqu’à la nuit tombée.
Le mélange de mon père et de ma mère
se brise en moi en parties séparées.
Je suis aussi heureux qu’une cage vide sans oiseau.
Je suis aussi mélancolique qu’une cage vide sans oiseau.
Mon seul drapeau ce sont mes habits
mon seul hymne est mon souffle,
et le premier et le dernier mot est :
« ICI. »

Traduction personnelle d’après l’anglais

Un berger arabe (1980)

Un berger arabe cherche sa chèvre sur le Mont Zion

Sur la colline d’en face je suis à la recherche
de mon petit garçon
Un berger arabe et un père juif
tous deux dans leur perte provisoire…

Nos deux voix se rencontrèrent au-dessus
de la Piscine du Sultan dans la vallée qui nous séparait
Aucun de nous ne veut que son garçon ou la chèvre
ne soit pris dans les rouages de la Had Gayah.Après nous les trouvâmes au milieu des buissons
et nos voix rentrèrent en nous,

Rires et pleurs.

Chercher une chèvre ou un fils
a toujours été le commencement
d’une nouvelle religion dans ces montagnes
Traduction Anne Loiseau d’après l’anglais

Bibliographie

Anthologie personnelle Actes Sud

80 recueils sont traduits en 40 langues.
Nouvelles (la mort de mon père) Éditions de l’Éclat
Perdu dans la grâce (traduction Emmanuel Mosès) Gallimard

Début fin début: Edition bilingue français-hébreu, Éditions de l’Éclat

Poèmes de Jérusalem, Éditions de l’Éclat