Zbynèk Hejda

Au seuil et à la marge du monde

« Je n’ai aucune ambition, aucune, si ce n’est la grande prétention d’être poète. Et ce n’est pas un don, c’est un destin qu’il faut porter, (…) un chemin plein de signes obscurs, incompréhensibles comme la vie elle-même. »

Zbynèk Hejda, (1930, Hradec Králové – 2013, Prague) est l’un des poètes tchèques les plus importants de notre temps, l’un des plus discrets aussi.
Il a écrit peu en fait, et il a été peu publié. Il ne devint connu du large public que dans les années quatre-vingt-dix.
Son œuvre est pourtant sans équivalent dans la littérature tchèque et elle a eu une grande influence sur les écrivains de sa génération. Son immense droiture intellectuelle sera un exemple pour beaucoup. Il était véritable, vrai, poète survivant dans un monde terrible.

« Le jour où l’on jugera à sa juste valeur la littérature tchèque de ces dernières années, une des premières places reviendra au poète Zbynék Hejda. ». C’est ainsi que Sergej Machonin présente ce poète dans sa très belle préface de Lady Feltham.

Zbynèk Hejda appartient à la génération qui a succédé aux immenses écrivains comme Vladimir Holan, Jaroslav Seifert, ou Jan Skàcel, et sa voix aura été longtemps occultée et réduite au silence, sous le régime communiste. Ses recueils ont été publiés en samizdat jusqu’en 1989, car il lui était interdit de publier ses poèmes, et il a longtemps vivoté comme concierge.
Ce poète profondément désespéré, mélancolique, aura côtoyé le vide, hanté par « le cri de la mort », aura laissé une œuvre tout à fait unique, sorte de trait d’union entre les vivants et les morts.

Sa langue poétique affleure durement le quotidien, le monde réel, souvent traversé d’onirisme, de visions, d’autobiographie, de phrases dénouées les unes des autres.
Sa poésie parfois obscure à force de banalités, de petites histoires sans suite, jaillit en fait d’elle-même. Elle est étrange, intemporelle, seulement obsédée par la finitude humaine. Et très peu de motifs la nourrissent, toujours les mêmes.
Zbynèk Hejda se méfie du lyrisme et souvent ses poèmes semblent une confession en prose, de bribes de souvenirs revenus en mémoire, où brusquement l’inattendu jaillit et où toujours la mort rôde, et le fait même d’être au monde n’est plus sûr :
plus rien n’avait de sens,(…) il n’y avait plus ni droite ni gaucheni haut ni baset n’ayant plus de rapport à rien (il n’y avait rien)j’aurais aussi bien pu ne pas exister.

Zbynèk Hejda s’efface sans cesse, semblant ne vouloir laisser aucune trace derrière lui, poète survivant avec les chiens vagabonds.
Condamné à la clandestinité par le régime communiste, il va rester clandestin à sa propre vie. Il semble guetter en toute chose, aussi bien dans les femmes et l’illusion du sexe, que dans la vie elle-même, la présence de la mort.

Et lui l’amoureux de sa Bohème et de son village de Horni Ves, ne se console pas dans la nature. Ni dans les auberges, sorte d’indicateurs funestes de la détresse des hommes.
Prisonnier en exil intérieur dans le « régime totalitaire qui a si longtemps muselé toute parole libre dans l’ancienne Tchécoslovaquie et bien au-delà », il se réfugie dans le silence et la solitude. Le désespoir aussi :
C’est en cette saison,comme si nous y étions,que nous nous verrions envolerpar la cheminée d’un crématorium.

Ces textes semblent un rêve bizarre, ou un cauchemar souvent, dans lesquels il semble flotter, sans pour autant avancer le long des chemins de la vie. Une violence transparaît parfois dans ses paroles au seuil et à la marge du monde.
Lui, emmuré dans un grand silence, une immense solitude parvient pourtant à dire « les abords de la mort », doutant du passé, de sa personnalité, du pouvoir de la poésie, de l’amour et des femmes, sorte de cercueils de chair pour lui. Car « il ne peut pas ne pas penser à la lumière, comme au sexe, car trop longtemps démuni. »
Peut-être me suis-je perdu pour n’avoir jamais aimé de femme… Est-ce d’ailleurs la faute si je n’ai trouvé chez toutes, au bout du compte, que le plaisir, si j’ai trouvé, si je trouve beau qu’elles me serrent entre leurs cuisses et que ce soient de belles cuisses ? (Je n’y rencontrerai personne, traduction Erika Abrams).

« Les poèmes de Hejda sont des poèmes qui parlent de la mort, des poèmes qui conjurent moins qu’ils n’incarnent le péril toujours présent, des poèmes imprégnés d’une atmosphère d’angoisse mortelle. Depuis la naissance de l’homme, depuis cet événement extérieur à notre volonté qui nous jette dans l’existence, depuis l’enfance innocente en traversant toutes les phases du mouvement de la vie, la croissance, les remous, le déclin, l’affolement du sexe dans l’acte d’amour, jusqu’au marasme et à la survie inconsciente — tout, chez lui, se place sous le signe de la mort. » Sergej Machonin.

Maintenant reconnu et aimé dans sa patrie, il semble avoir été en marge, ne dialoguant vraiment qu’avec Vladimir Holan, sa référence absolue, plus morale que poétique, devant qui « il se met à genoux ».

Et aussi son ami Jakub Deml (1878-1961), son idéal en humanité.
Poète qui toujours a gardé la tête haute, Zbynék Hejda « a porté son destin sans jamais céder devant les tentatives de malversation ni accepter la comédie du monde, quel qu’en soit le régime politique. »« Là où l’art commence à mentir, il cesse d’être de l’art » affirme-t-il.

Encore très peu connu en France malgré le travail exemplaire de traductrice d’Erika Abrams et de quelques courageuses maisons d’éditions (Fissile, Cheyne, Orphée), il est pourtant essentiel.

Une vie aux « abords de la mort »

Hejda est un des grands poètes tchèques, né le 2 février 1930 à Hradec Králové (Bohême orientale) et mort le 16 novembre 2013 à Prague.
Son père et sa famille paternelle sont originaires du village d’Horní Ves, qu’il aimera tant. Horní Ves se situe près de la limite entre la Bohême et la Moravie.
La famille Hejda est divisée entre protestants et catholiques, son père n’étant pas croyant. Son fils sera très tôt athée également avant de s’intéresser au catholicisme sous l’influence de Jirí Némec.
Les séjours passés à Horní Ves marqueront profondément Hejda qui retournera toujours dans ce village, son véritable lieu d’ancrage, son refuge pour écrire. Hejda sera aussi très tôt un lecteur assidu.

Son père a passé six ans à faire la guerre par idéal communiste, dès 1915 : légionnaire, il ne rentrera en Tchécoslovaquie de Vladivostok qu’en 1921. C’est alors qu’il reçoit un poste à Hradec Králové, dans la direction des voies ferrées et qu’il rencontre sa future épouse.
Sympathisant communiste, fortement influencé par la révolution russe, son père est exclu du groupe d’avant-garde Levá fronta en 1938 pour avoir pris la défense du Retour de l’U.R.S.S. d’André Gide, avant de mourir d’une rupture d’anévrisme l’année suivante. Pourtant juste après sa mort, en septembre 1939, la Gestapo voudra l’arrêter !

La perte du père a profondément marqué Hejda, qui se replie dans une sorte de rapport œdipien avec sa mère qu’il vénère, craignant pour sa mort soudaine, tant sa santé était mauvaise. Ainsi dans bien des textes de Zbynék Hejda apparaît sa mère morte qui vient vers lui. il entre au parti communiste en 1947, dont il va se détacher vers trente ans.
Il étudie d’abord dans un lycée classique où il fait, entre autres, huit ans de latin et quatre ans de grec. Il s’intéresse un temps au surréalisme, et conservera un penchant vers l’onirisme. Il sait qu’il sera poète.

Entre 1948 et 1953, Zbynèk Hejda étudie à Prague, où il s’inscrit en esthétique et en histoire de l’art, finalement il fait des études d’histoire. Il achèvera ses études en 1953,par une thèse en histoire médiévale tchèque, puis il devient assistant d’histoire à l’université. Il se marie une première fois en 1954 et divorcera au début des années 70.
Il fait son service militaire en 1955 et se lie au philosophe Jirí Némec.
Il est expulsé de l’Université Charles de Prague, où il tenait la chaire d’histoire du mouvement ouvrier, en 1958 pour avoir critiqué l’intervention soviétique à Budapest en 1956.
Il trouve un emploi au Centre de formation des guides des monuments historiques où il restera pendant neuf ans.

Cette année-là, il publie ses premiers poèmes, Toute volupté, dans la revue Host do domu, à Brno.

Puis Et tout ici est plein de musique en 1963 en tout petit tirage. Hejda devra attendre presque trente ans avant de pouvoir être publié normalement dans son pays.
Les années 60 représentent pour la République socialiste tchécoslovaque un dégel progressif.

La rencontre avec le poète catholique Jakub Deml, lui fait découvrir Vladimir Holan qui sera son phare intellectuel.
Au début de 1965, Hejda est appelé, avec Václav Havel à rejoindre la rédaction de la revue Tvár (Visage).

Cette revue sera interdite de publication l’année suivante, puis de façon définitive en juillet 1969.
La même année, 1965, Hejda doit passer presque six mois dans un sanatorium des montagnes Orlické hory : il a la tuberculose, comme son cousin.
Le poème « Séjour au sanatorium » retrace ce séjour presque textuellement, prosaïquement.
En avril 1968, le renouvellement de la revue Tvár est acté et en juin 1969 Hejda en devient le directeur, mais il en démissionne soumis à la normalisation du régime. En 1970, Hejda veut publier son nouveau recueil, Abord de la mort, mais il ne le peut pas. En janvier 1969, Hejda part en Angleterre puis à Paris.

Hejda trouve à son retour un emploi de magasinier, dans une librairie d’occasion.
Les années 70 sont pour Hejda une période amère devant la dictature communiste qui interdisait toute liberté intellectuelle. Il est interdit de publication à partir de 1970.
Aussi il sera parmi les premiers à signer la Charte 77 qui paraît clandestinement le 6 janvier 1977. Hejda est licencié de sa librairie d’occasion pour des raisons d’« insuffisance politique ». Interrogatoires, fouilles, menaces, harcèlement de la police, seront son lot. Il refuse pourtant d’émigrer et de plier. Et Hejda courageusement maintient ses prises de position.

Pendant l’année 1978, sa femme d’origine française et son fils alors âgé de quatre ans sont menacés. Il rejoint pourtant le Comité de défense pour les personnes injustement persécutées, ce qui augmente ses persécutions par le régime.

Frappé de pancréatite, il passe plusieurs mois à l’hôpital. Il reçoit une demi-pension d’invalidité, mais celle-ci, sur l’intervention de la police, lui est presque aussitôt retirée. Il passe plusieurs mois sans travail, mais une amie lui trouve en 1979 un emploi de concierge. Il assurera ce travail de « gardien-balayeur » jusqu’à la révolution de velours de 1989.
Il a pu publier en samizdat certains textes dont Abord de la mort, qui le rendent célèbre parmi les intellectuels. Pourtant ses poèmes ne sont pas à proprement parler engagés, mais ils laissent percevoir « la présence d’une catastrophe, d’un poids existentiel insoutenable. » Il s’agit bien ici d’une dissidence intérieure. Il va la poursuivre en étant très actif dans la littérature clandestine contre ces années de « normalisation ».

Après la révolution de 1989 et la chute du régime soviétique, Hejda, désormais libre peut enfin publier ses œuvres de façon officielle.
En 1996, la maison d’édition TORST publie une édition complète de ses œuvres poétiques.

Le 9 octobre 1996, il remporte le prix littéraire Jaroslav Seifert pour son recueil Valse mélancolique.

Il commence à donner des cours d’histoire littéraire à la Faculté de Médecine de l’Université Charles.

Mais il se voit obligé d’arrêter ses cours, car il a une tumeur au cerveau.

L’opération réussit, mais, pendant un an et demi, Hejda perd la capacité de lire.
Il poursuivra une vieillesse souvent nécessiteuse et maladive, jusqu’à sa mort en novembre 2013, à 83 ans.

Et la mort tant évoquée était enfin là.

Traducteur, il s’est signalé comme le passeur, en langue tchèque, d’Emily Dickinson, Georg Trakl ou Gottfried Benn.

Une poésie comme une nuée de poussière, un avant goût du néant

« Qu’en savent-ils, eux, de mon enfer. Prisonniers de l’abandon, si seulement il leur était donné de pressentir là-bas, quelque part au-dessus, la fenêtre avec les barreaux et si au moins ils tâtonnaient le long du mur, comme moi j’y tâtonne pour voir s’il ne s’y trouve pas quelque fissure (…)» (Je n’y croiserai personne.)

Prisonnier de ses propres ténèbres Zbynèk Hejda ne semble voir que l’annonce de la mort partout où ses yeux se posent. La mort de son père, celle longtemps rêvée et pressentie de sa mère, celle du cousin Jarka, tant aimé et mort à 29 ans, celle de son pays congelé dans le glacis communiste.
« Je pense à ceux que j’aime, à tous ceux que j’aime, je me dis qu’ils mourront un jour et, grand Dieu, j’aurai peut-être à leur survivre. » (Je n’y rencontrerai personne).

Zbynèk Hejda a le sentiment profond du dépeuplement des lieux aimés, de la disparition des êtres, du néant inéluctable :
« Il gèle à pierre fendre, gel de janvier, ensoleillé,dire au moins quelque chose encore,conserver quelque chose des souvenirs de ceuxque j’ai aimés, et je n’ai rien su faire pour eux.Cela ne rentre pas dans les mots. Avec moi,tout s’en ira. Il ne restera rien. »

Zbynèk Hejda sait que ses morts jamais ne repousseront nulle part, mais que le temps est ineffaçable, que « chaque jour de plus que nous vivons est un jour en moins dans notre vie» et nous entraîne « toujours vers le bas, toujours vers le bas ». Pour lui il n’y a pas de défense contre la mort. La mort vient et va triomphante.

« Rien qu’une nuée de poussièreEt ça et là la nostalgie avec une force brutale
mord dans la chair du cœur
. » Bilan.

Zbynèk Hejda décline le réel, pas le réel de carton-pâte du réalisme socialiste. Il semble ne plus se sentir de ce monde. Isolé, interdit, il sait que :
« Mes poèmes ne pourront pas être publiés, ce sont, dit-on, les poèmes « d’un solitaire », « où la lutte contre la noirceur est à peine annoncée. Reste à l’accomplir par un acte poétique. » (Je n’y rencontrerai personne, traduction Erika Abrams)

Dans ce court texte en prose, Je n’y rencontrerai personne, Zbynék Hejda se livre, ainsi que sa conception de la poésie qui ne doit pas être seulement une confession, mais conduire au silence profond.
« La réponse à cette confession n’est pas l’absolution, la réponse, c’est le silence, un silence si profond qu’il ressemble à la mort, comme de traverser la nuit un village endormi, nulle part personne qui te parle, tu lances un appel, mais le silence règne, silence, silence… »

Zbynèk Hejda écrit douloureusement ses visions.
Hejda semble souvent écrire au rythme d’une diction intérieure, comme un aveu qui vient à la surface. Aveu de sa douleur d’être au monde, aveu d’être seul :
« Heureusement, il y a le miroir,et moi, je vis entre le miroir et mon visage (…) »

Il écrit en vers libres, mais parfois rimés et toujours riches en assonances. Avec des mots concis, enclos, directs, d’une précision hallucinée, Hejda fuit tout pathos, tout épanchement. Chaque mot est pesé, soupesé, c’est une écriture du besoin, où chaque détail est signifiant. Tant de signes sont posés énigmatiquement dans les parois de ses poèmes, le tout dans un vocabulaire terriblement simple, cruellement réaliste. Même pour ses visions oniriques qui peuplent ses poèmes.
« Des mots justes comme des justaucorps. (…) Justes à en mourir. » Toute volupté.

Il dit tout un monde en très peu de mots. Et il travaille longtemps ses poèmes, jusqu’à trouver l’adéquation parfaite entre image et mot pour traduire l’angoisse de l’éphémère et le bruit de la mort en marche.
« Je pense que je suis plus réaliste. Je peux me réjouir, mais la plus grande joie et l’allégresse, la plus présente est l’ombre de la mort imminente. Ce que j’écris sur moi, est presque toujours en rapport avec les thèmes de la mort et du sexe. Ce sont des thèmes forts, mais pas les seuls. » Il semblerait que chez lui tout se déroule entre l’auberge, lieu de malédiction, et le cimetière, « la seule terre promise ».
Il déteste s’étaler, se répéter, aussi il n’aura écrit que peu de recueils, six au maximum.
Mais il y a aussi la présence étrange des chiens et celle des oiseaux qui traversent bien de ses poèmes, mystérieux, déjà ailleurs.
« Il est minuit passé et les oiseaux crient en plein vers ma fenêtre, de la cour sur laquelle donnent mes fenêtres, des milliers d’oiseaux doivent avoir leurs nids, car leur cri ne cesse jamais, ils crient toute la nuit, c’est comme une marée de voix, elle descend puis remonte à nouveau, on ne peut discerner les différentes voix des oiseaux dans cette marée, ce n’est plus qu’une seule voix dont le sens s’est perdu dans la multitude. » (Je n’y rencontrerai personne, traduction Erika Abrams)

Le désir sexuel est omniprésent aussi dans ses textes et masque le sentiment amoureux. Il a un désir absolu de la femme qui ne peut s’accomplir. « Je désire la femme terriblement et je n’ai jamais pu renoncer pour une femme à la possibilité du plaisir avec une autre femme (…), et pourtant, je n’échangerais la possibilité d’écrire des poèmes contre aucune. » Il sait l’illusoire échappatoire du sexe.
Et la femme deviendra la fille de joie « aux jambes étendues de la tête du lit au pied du lit. » Et il utilise crûment l’érotisme, ne croyant surtout pas à l’amour, mais qu’à « la démangeaison de la vie. »
« Fou déjà ou presque, je disparais secoué dans la femme aimée » Et « Toute volupté doit être consumée,telle est la loi »

Le giron des femmes n’est pour lui « que des nids d’oiseaux éclatés. » Et l’obsession des femmes, objet de sexe et d’oubli, sauf bien sûr sa mère qu’il vénérait, est une fuite amère.
Et seule la solitude triomphe, et toutes les relations sont faussées d’avance. Le désespoir est, avec la terreur de la mort, la seule certitude.
Et tout est affaissement inéluctable.
Zbynèk Hejda n’est tourmenté par aucune transcendance, nulle foi, et pour lui il n’y a pas de royaume des cieux, juste un « éternel royaume des vers ». Tout est attente finale en attendant de « mettre l’âme à la laverie ».« Ce qui nous attend est partout présent avec nous et dans tous les objets dont nous nous entourons afin (quelle vanité !) d’affaiblir notre solitude. Et bien que chacun de ces objets nous appartienne de droit, rien ne peut effacer les traces qui y ont été gravées par le destin d’autres hommes, d’hommes dont la vie était elle aussi emplie d’attente et d’espoir. »

Il est un poète existentiel avec pour idée fixe la mort et le triomphe du néant après avoir vécu sans raison. Notre chemin, pour lui, vient de nulle part et va nulle part.

Et on entendit les premiers mots,comme quoi quelqu’un, par ivresse,nous a crachés au monde, dans un hoquet,il n’y a donc pas de raisons d’avoir peur,nous, juste comme ça,nous, semence éjectée,nous, dits par quelqu’unjuste au moment où il taisait quelque chose. Traduction Erika Abrams.

Zbynèk Hejda a lancé autant « un cri contre la mort », qu’un cri face à la mort, pour laisser une trace, pour laisser une plaie.

« Si tu n’es pas consumée par le poème, tu seras consumée par mes ténèbres.

Gil Pressnitzer

Source Bohemica, site de littérature tchèque

Bohemica,littérature tchèque

Choix de textes

Sombre

Sombre, une volée d’oiseaux
se déplace lentement contre le ciel.
En bas sur le chemin
la poussière vole.
Personne pourtant
ne va nulle part.
La bande d’oiseaux aussi s’éclipse,
la respiration du paysage, coupée
dans la canicule du dimanche matin.
Au village tout dort.
Au bord des chemins,
des chiens.
Abord de la mort, traduit par Erika Abrams, éditions fissile

De petites morts

De petites morts
habitent la dépouille des oiseaux.
Ce sont elles qui nous battent les tempes
d’un rappel d’ailes
avant que l’eau verte
sur tout se déverse.
Un chien passe furtivement
la porte…
Abord de la mort, précédé de Je n’y rencontrerai personne, traduit du tchèque par Erika Abrams, éditions fissile

Le long des sentes

Le long des sentes
Le long des sentes, frayées par les bêtes…
Du milieu des herbes un marais éclot.
Et dans les broussailles, des plumes de petits oiseaux
vont s’amollissant. Il bruine, brume bruinante.

La nuit il a gelé. De quoi donner tôt le matin
aux mouillères givrées de l’éclat.
Silence. Si ce n’est, au village, le glas
et une plainte.
Abord de la mort, traduits par Erika Abrams, éditions fissile

Ce sera tout le printemps

Ce sera tout le printemps
qu’entre les tilleuls les abeilles auront jeté au vent.
Ainsi, la poussière qui vole,
quand passe la charrette de l’écorcheur.

Les trembles aujourd’hui ont frémi
bien avant dans la nuit.
Une lune livide blanchit
quelques plumes ensanglantées.

Ce sera donc l’été.
Je vais mon chemin. Au village.
Ainsi, l’écorcheur une fois
passé, la poussière s’abat. Les chiens aboient.
Abord de la mort, traduit par Erika Abrams, éditions fissile

« Où me suis-je fourvoyé ?
Dans ce qui ressemble fort
à une vision de bonheur.
Aussitôt, effrayé,
j’ai fait demi-tour. »
traduit par Erika Abrams

La nuit les oiseaux La nuit les oiseaux
effarouchés fuient la couronne des arbres.
Derrière les fenêtres, les femmes,
gémissant, se meurent.
Une main impassible
éteint.
Naufragés
à la dérive sur une masse de glace.
À la fin, au petit matin,
les oiseaux effarouchés fuient la couronne des arbres.
L’urine de la nuit en mouille
les dépouilles.
Abord de la mort, précédé de Je n’y rencontrerai personne, traduit par Erika Abrams, éditions fissile

Ces jours-ci,
ces dernières semaines
presque invariablement, de grand matin,
vers six heures parfois, ou cinq, ou quatre,
j’entends sonner, un son net, comme si j’y étais.
Je ne vais plus ouvrir,
je ne me lève même plus,
à la porte il n’y a jamais
eu personne.
Valse mélancolique, traduit du tchèque par Erika Abrams

Chacun seul,
près de la table de la brasserie,
de la paume,
comme s’il voulait soutenir son affaissement.
Quelle paume
devrais-tu tendre contre le destin
dès le ventre de ta mère.
Mais le destin
coule
à travers les doigts tendus.
Toute volupté, recueil Basné, traduction Bohemica

Ainsi donc, les voies de la lune
non traversées
et la douleur dans la paume
non blessée
et les traces de pas
retournées contre le gel,
nous marchons à travers tout cela,
par-dessus les petits ventres des oiseaux
autrefois en été,
aujourd’hui dans la neige,
et toujours vers le bas,
vers le bas. »
C’est encore un autre chemin, traduction Bohemica

Il n’y a pas à avoir peur des morts,
pour autant qu’ils n’envahissent pas les chambres à coucher,
seulement même les creux dans les matelas
nous forcent à être couchés comme l’étaient eux aussi,
mon Dieu, même couché, être prédestiné
par ceux qui devraient être à la brocante
comme leurs chambres à coucher et leurs tables de toilette (…)
« Car il n’y a pas à avoir peur des morts », traduction Bohemica

Encore aujourd’hui, je conserve la pièce
qu’il avait touchée en dernier,
et sa montre
arrêtée contre la mort.
Et pourtant, nous étions si nombreux
à essayer de la forcer au temps.
« Car il n’y a pas à avoir peur des morts », traduction Bohemica

Nous connaissons la neige.
Lorsqu’elle grince
tout comme lorsqu’elle se tait,
c’est la neige
de notre marche.
Et tout ici est plein de musique, traduction Bohemica

Là,

où je me rends,

se trouve le royaume des eaux
et de la terre,
c’est n’est qu’à présent que la terre
va se mettre à renaître
de moi.
Et ensuite,
à l’aide de l’eau de pluie,
le tombeau joufflu
se débarrassera de moi.
Comme s’il gargarisait en silence…
« Chers survivants », traduction Bohemica

Et cela aggravera son cas
d’avoir pris la mort à la légère
et aussi de ne pas avoir su
que l’on vient au monde
d’une salle de tribunal
et non du ventre de sa mère,
que l’on vient au monde
d’une salle de tribunal pleine de voix,
que veulent ces voix
qui, dans les pauses de nos vies,
jugent, bruyamment,
nos fautes.
Même allongé, traduction Bohemica

Demain, pour la troisième fois cette année, je ferai le voyage de Horni Ves. Je ne peux pas ne pas retourner à Homi Ves, chaque année il me faut y retourner, parce que j’aime Homi Ves, il me faut y retourner, même si tout là-bas me fait mal, tout ce qui change, tous ceux que je vois vieillir et mourir, les routes qu’on goudronne et les arbres qu’on abat, les bois qui s’éclaircissent, les clairières que je retrouve à la place de la forêt de naguère et les chemins mangés par les herbes, mon chemin qui ira s’effaçant, qui un jour ne sera plus.

Demain donc je ferai à nouveau le voyage de Homi Ves et j’irai au-devant de maman sur le chemin de Cerekev, les baies des sorbiers rougeoieront déjà de part et d’autre, j’y reviendrai encore demain, mais ce ne sera pas pour toujours, il n’y a pas à quoi revenir, Frantisek Halas, je reviendrai, mais un jour notre maison sera sombre et vide et le chemin de Cerekev n’en sera plus un, car je n’y verrai pas venir maman.

Les chemins seront mangés par les herbes et les rus canalisés passeront sous la chaussée et je me retrouverai au milieu du vide, il n’y aura ni bruissement de feuilles ni cri d’oiseau, personne pour voir venir, je ne rencontrerai sur le chemin de Homi Ves jamais plus je n’y rencontrerai personne.
Je n’y rencontrerai personne, traduit par Erika Abrams, éditions fissile

C’est ton anniversaire aujourd’hui,
certains hommes envoient des fleurs à des femmes dans des villes éloignées,
les grands magasins de fleurs s’en chargent.
Je paie les fleurs à Prague,
une main étrangère dans ta ville
prendra ces fleurs étrangères, et toi,
tu auras des fleurs étrangères dans un vase.
Tu regardes les fleurs étrangères de tes yeux étrangers
et je sais que tu attends que quelque chose arrive,
et quelque chose va bel et bien arriver. Par la porte, entre
un homme étranger. Mais toi, tu restes assise sur ton lit de métal,
les yeux figés sur les fleurs de métal,
l’homme étranger sortira les fleurs du vase,
de ses mains de métal, il vérifiera
si elles sont assez aiguisées contre la tige de ta gorge
et celle-ci ne tremblera pas le moins du monde
lorsque ces mains étrangères t’égorgeront.
Le 2 octobre, traduction Bohemica

« En ces soirées d’hiver,
où, sur les rebords des ténèbres,
s’allument des oiseaux de lumière,
en ces soirées d’hiver,
où dans nos traces de pas de neige,
un peu de notre marche reste figée,
nous pouvons dire:
nous avons donc déjà fait tout ce chemin,
et si nous revenions sur nos pas,
insérant attentivement nos pieds dans les traces,
nous avons déjà fait ce chemin,
nous l’avons déjà fait. Nous le
savons.
Et c’est ainsi que tu as marché tes quatre printemps.
Combien de pas
en avons-nous fait ensemble ?
Quelques pas. »
« C’est encore un autre chemin », traduction Bohemica

L’automne le soir couve

L’automne le soir couve,
une flûte sonne.
La plaie palpite.
Une cloche tinte confusément.
Les désespérés envahissent les tavernes.
Les murs blancs se ternissent.
Le vent
lève hors de la boue les feuilles pourries.

Sur le mur du cimetière
ombres d’une ombre plus sombres.
Lady Feltham, traduction Erika Abrams

Le soir silencieux repose sur le pays

Le soir silencieux repose sur le pays,
l’été lentement s’en va.
La pente de l’automne empiète à pic,
des grappes de sorbes rougissent au-dessus du chemin.
Le pourpre peu à peu pénètre l’été,
le doux amour aussi se meurt.

Fou déjà ou presque
je disparais secoué dans la femme aimée,
sur le point de passer l’horizon.
Innocente, mais elle tue.
Elle a forcé l’entrée de mon cœur, le sang
noir, silencieux, ruisselle de la blessure.
Maintenant elle s’en va, blanche.

Désespoir sous un ciel trouble et qui se tait.
Lady Feltham, traduction Erika Abrams

L’auberge est pleine de voix

L’auberge est pleine de voix.
Moi esseulé ; attente
d’une femme qui s’éloigne.
La fumée monte comme un oracle
puis roule sous le plafond.
Çà et là un buveur sort pisser dans la cour.
L’obscurité traverse ma porte, et le froid,
les cris des ivrognes, les plaintes d’une fille.
Un chien grogne paresseusement, l’équarrisseur est sur le seuil.
Il pue les peaux, le sang.
Les filles aiment l’équarrisseur,
elles se troussent, éclosion de serpents.

La mort comme un bruissement
à peine audible, même pas ça.
Dehors il pleut et dans les feuilles
la voix nocturne d’un oiseau s’éteint.
Le désespoir noir se précipite d’en haut, tranchants de nos détresses.

Regard vers la porte, vain,
oh ! vain, personne nulle part,
partout tout dort,
seul comme un assassin.
Lady Feltham, traduction Erika Abrams

Neige

Neige.
Bêtes, plus que la peau sur les os,
gueules piquées d’épines,
un temps si blanc
comme si les anges
(peut-être la flamme parfois ?)
s’étaient réduits en cendres.

Incendié le paysage de couleurs.
Éteints les pleurs dans les yeux de la glace
Dolents les petits corps des enfants,
linceuls de brouillard blanc.
Lady Feltham, traduction Erika Abrams

Je secoue la neige humide de mon manteau
et j’entre au logis sous
la visière verte de la lampe à la cuisine,
papa à table feuillette un livre,
maman s’affaire devant le fourneau,
ils se retournent vers moi,
je ne me sens plus de joie, j’y cours,
deux trous béants se
creusent dans le mur opposé,
par terre traîne la clef de la pendule.
traduction Erika Abrams

Ô ces petits îlots d’espoir,
verts comme s’excusant,
et moi aussi, je vais, comme m’excusant,
entre de verts îlots d’espoir,
dans un pardessus
dont il me faut réfléchir
s’il vaut encore d’être mis à la laverie,
mais l’âme, mes amis les fous,
pouvoir seulement mettre l’âme à la laverie,
la déposer pour quelques semaines
pour qu’elle revienne propre.
Ainsi, je vais
à la manière du bétail,
comme à attendre
que j’atteigne
un boucher juste
qui effectuera mon jugement.
« À la manière du bétail », traduction Bohemica

Adaptations personnelles

Des pins dans la forêt
éclairés par le soleil de l’après-midi.
Au ponant de l’obscurité
paroi de la forêt.
Entre les deux forêts
herbe et tourbières.
Tout en haut un oiseau de proie, une buse.
Tout est calme.
Bien que sans aucun doute
je sois en plein milieu de tout cela,
c’est
comme s’il venait du passé.
Valse mélancolique, traduction personnelle

VARIATION SUR GELLNER III

À Sergej

Eaux toujours restantes, les forêts toujours restantes,
De nouvelles personnes habitent la ville.
Quelqu’un sera pendu, un autre non
et tout va continuer à vivre heureux.

Les traces des assassinats seront effacées en toute sécurité
avec du sable de ce siècle.
Les victimes silencieuses avec leurs bourreaux
continueront à être coincées ici dans l’étreinte froide.
Valse mélancolique, traduction personnelle

La porte s’ouvrira

La porte s’ouvrira. La morte va-t-elle entrer ?
Les choses vont frémir doucement dans le vent.
Oui, elle vient tranquillement. Il est tôt dans le crépuscule du printemps, et il pleut.

Je peux l’entendre encore.
Tout est plus silencieux et plus silencieux à nouveau.

La journée fut belle.
Et je te désirais.
Mais maintenant
dans l’obscurité le vent se lève,

Dans l’obscurité, l’attouchement de tes doigts s’estompe.
tout comme le soleil du soir se fane
sur les murs du collège à Oxford.

Des bruits de pas meurent doucement.
Vide et sombre chapelle.

Lorsque nous avons commencé à sortir, il était cinq heures,
translucidité du printemps à l’horizon. Déjà le crépuscule tombait
sur la ville
avec une pleine lune blanche. Un fragment de musique sonne vaguement...
le cœur s’apaisera-t-il ?

Le chemin est plus étroit, et plus étroit encore.

Derrière le chemin est encore
lumière dans les profondeurs de la forêt
le bord est encore ressenti.

en haut
de beaux anges portent
la canopée bleue du monde
dans de vieilles photos dans les galeries sombres.

Ici-bas une anxiété insupportable.
Maintenant l’obscurité est déchirée
par le cri d’un oiseau.
Lady Feltham, traduction personnelle

Sommes-nous sûrs d’avoir été ?
Ou que cela n’avait pas déjà été trop tard ?
Dans quels dossiers sont inscrits les peintures de nos images
marquées de la pourriture brune?

Les pluies du temps lavent et dispersent
Les images des villes blanches et des villages blancs.
Et donc nous sommes ici : certains poètes, ce qu’il en reste
Avec les chiens errants.
traduction personnelle

Lorsqu’il pleut,

Lorsqu’il pleut,
l’étang
semble à peine guéri
de la varicelle.
En bas, sous l’eau accumulée,
les chevesnes joignent leur langue avec la pluie.
Enfin,
apparaît la lune aux jeunes filles,
la lune fascinée par
leur paille virginale.
Et si tendrement craque alors la paille
dans leurs petits genoux !
En bas, sous l’eau accumulée,
à la surface remontent cependant
les corps blancs
des femmes noyées.
Abord de la mort, traduction personnelle

Les mains du pendu n’attirent pas les oiseaux

Les mains du pendu n’attirent pas les oiseaux,
de loin déjà, l’oiseau les évite.
Il y a toujours un arbre, resté là comme mémoire du paradis
dont je ne sais rien d’autre que cet arbre.

De l’enfance, on nous a chassés aveugles,
nous appuyant à une canne, avec laquelle nous nous ruons
dans les ventres.

On s’y sent mieux, seulement d’un poil,
le temps d’une seconde.
Abord de la mort, traduction personnelle

Abordde la mort, IV
Présence de la mort. Dans une taverne sombre
porte à demi ouverte dans l’obscurité.
De la cour des ivrognes fous crient.
Les trous sont pleins de grincements de souris.
Bientôt la porte sera grande ouverte.
Qui entre, personne.
sans visage, terreur gourmande.
Lit de mort sous la table dans une flaque d’eau entre les cuisses noires d’une pute.
Abordde la mort, traduction personnelle

Bibliographie

En français

Lady Feltham, traduit du tchèque par Erika Abrams. Présenté par Sergej Machonin, Éditions de la Différence, coll. « Orphée », Paris, 1989.
Je n’y rencontrerai personne. Traduction d’Erika Abrams. Paris : numéro 2 de la revue L’Arsenal, 2006.
Valse mélancolique. Traduction d’Erika Abrams. Le Chambon-sur-Lignon, France : Cheyne éditeur, 2008
Abord de la mort précédé de Je n’y rencontrerai personne. Traduction d’Erika Abrams. Les Cabannes, France : Fissile, 2010
Séjour au sanatorium, traduction Erika Abrams, Fissile, 2013.

En tchèque

Toute volupté [Všechna slast], Mladá fronta, Praha 1964
Proximités de la mort [Blízkosti smrti], PmD, München 1985
Lady Feltham [Lady Felthamová], La Différence, Paris 1989
Séjour au sanatorium [Pobyt v sanatoriu], KDM, Praha 1993
Je n’y croiserai personne [Nikoho tam nepotkám], Archa, Zlín 1994
Valse mélancolique, Petrov, Brno 1995
Poèmes[Básn?], Torst, Praha 1996
La Route de Cerekev [Cesta k Cerekvi], Triáda, Praha 2004
Sny, Revolver Revue, Praha 2007