Alban Berg (1885-1935)
Suite lyrique
Alban Berg est un être et un musicien complexe. Obsédé par le rattachement aux formes du passé, tout en ouvrant les voies de la musique nouvelle, il s’entoure d’un rempart de citations et d’allusions. De formes anciennes qui lui servent de carapaces à ses recherches. À ce titre la partition de Wozzeck est un monument, où se glisse toute sa science dans le masque de la tradition.
Secret, maniant avec autant d’obstination que Bach la numérologie, il balise secrètement ses œuvres de ses amours secrètes. Grand bourgeois amateur d’ordre et de belles voitures, il a une fascination profonde pour la pourriture et la prostitution. Lulu est aussi une part de lui-même.
Son besoin d’être joué et reconnu l’aura amené à des actes détestables (lettre de certificat de bon aryen envoyée au régime nazi).
Parfois lâche dans ses comportements, lumineux dans ses jugements, il laisse percer bien des abîmes.
Lulu éclaire la face noire de son être qui ne sait ni ne veut assumer sa fascination pour le mal. Ses débordements expressionnistes sont bridés par l’apparence normative de sa vie de grand bourgeois.
Alors, il avance ainsi masqué, déchiré en édifiant des musiques dignes de son maître spirituel Mahler (5 pièces, Wozzeck) mais gardant les apparences de son maître musical "es-dodécaphonie", Schönberg.
Cette technique des douze sons (dodécaphonisme) est un rempart corseté contre le chaos de l’atonalité. Des règles dures et strictes veulent fonder une nouvelle structure de la musique et "pour mille ans" comme le disait Schönberg.
La trajectoire d’Alban Berg aura tourné autour du soleil Schönberg, dont il devint l’élève à 19 ans et de 1904 à 1910.
Lui l’autodidacte il va accepter la tutelle d’une sorte de père spirituel à qui il doit toute sa formation musicale. Berg dans son enfance, jouait du piano sans professeur, et composait des mélodies sans avoir reçu d’éducation musicale formelle.
Il était un grand dévoreur de livres.
Formé avec Webern pour faire triompher la nouvelle musique moderne, la Nouvelle École de Vienne, il en sera le mieux admis et le plus joué.
"La plus belle œuvre de Schönberg est Alban Berg", dira-on avec ironie. et méchanceté.
Toujours est-il que Schönberg sut canaliser Berg sans castrer cet amour profond de Berg pour la voix. Ses deux opéras sont parmi les fondements de l’opéra contemporain. Sous la férule du maître, Berg quitte les formes tonales classiques pou s’aventurer dans le domaine atonal (Wozzeck), puis sériel à partir de 1925 (Lulu, La suite Lyrique, le concerto de chambre...). Mais la nostalgie du vieux monde est présente en filigrane, ainsi dans son chef-d’œuvre, le concerto pour violon de 1935 dédié à la fille d’Alma Mahler, il revient au bon vieux Bach en citant la cantate "Es ist Genug", (cantate BWV 60), et même aussi une chanson populaire.
Berg vécut l’essentiel de sa vie à Vienne.
Riche et menant grand train de vie, indépendant financièrement, il put consacrer sa vie à la musique sans aucun souci autre que la gloire.
Durant la nuit de Noël 1935, une septicémie emporte Alban Berg.
La Suite Lyrique pour quatuor à cordes (1925-1926) est le pari réussi de faire cohabiter l’univers de stricte obédience dodécaphonique, et le lyrisme enivrant issu de la décomposition atonale (Zemlinsky....) et l’œuvre apparaît totalement cohérente, unifiée.
D’un adultère non assumé, Berg fera un Tristan et lsolde en miniature, en tout cas un beau chant d’amour, le tout enseveli dans un langage rationnel et très élaboré formellement. Mais sous tous les barrages du sérialisme coule l’émotion amoureuse pour Hanna Fuchs.
La Suite Lyrique en "six pièces plutôt courtes a un caractère plus lyrique que symphonique", retrouve le climat du "Chant de la Terre" de Mahler, (1908) et de la Symphonie Lyrique (1922) de Zemlinsky dont est issu plus le titre que la thématique.
Très complexe, bâtie sur la méthodologie sérielle et la science des nombres, cette œuvre doit être entendue pour ce qu’elle est une merveilleuse cantilène amoureuse et non pas un journal intime crypté et tortueux.
Les mouvements pairs sont de plus en plus lents, les mouvements impairs de plus en plus rapides, et chaque mouvement est relié par un souvenir du mouvement précédent et par la forme cyclique du retour du dernier mouvement au premier.
Comme pour le 15e quatuor à cordes de Beethoven, sous les recherches formelles, affleure la passion des sentiments.
Les six mouvements sont :
1 - Allegro giovale
2 - Andante Amoroso
3 - Allegro misterioso
4 - Adagio appasionato
5 - Presto Delirendo
6 - Largo desolato
Ces trente musiques de tension amoureuse ont suscité des tonnes de commentaires plus ou moins passionnants.
Ne retenez que la fascination de Berg pour la voix rendue par la ferveur des cordes, le climat baudelairien souvent présent, et cette musique qui est un adieu.
Renoncement après des instants dramatiques, l’œuvre va " vers l’écheveau du temps qui se dévide".
Musique tâtonnante sur l’arête de l’adieu, la Suite Lyrique de Berg est le lit des amants cachés.
Gil Pressnitzer