Albert Ayler
Le hurlant fantôme
Telle une Ophélie sanglante, telle une orchidée noire, ton corps aura flotté des jours et des jours dans les eaux horribles et glacées de l’East River new-yorkaise, à Brooklyn.
On t’aura déclaré mort par noyade le matin du 25 novembre 1970, sans doute un médecin légiste poisseux et pressé d’en finir avec ce cadavre visqueux d’un noir bouffé par les algues. Pas de question, il se serait bien sûr noyé. Certains ont imaginé plus de treize morts différentes autant possible et impossible que la tienne sans même ton saxophone nageant avec toi vers le royaume des morts et des esprits.
Tu avais survécu un an de plus que ton cher Jésus et à trente-quatre ans et pas mal de Golgotha et de jardins des oliviers où seul avec ta musique tu doutais encore plus que le fils à papa.
Ta musique dérivait, perdait de sa force vive depuis 1966, et toi tu te cognes la tête contre la pile d’un pont.
« À quoi bon fréquenter Platon quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ? » disait Cioran enfin lucide.
Un autre monde tu l’auras ouvert avec tes transes, tes cris, tes torrents de note qui voulaient s’envoler toutes au ciel, donc bien sûr il y avait de la bousculade.
Avec ton instrument parfois en plastique, tes longs chants aux lunes furieuses, tu avais laissé des bouts de charbon dans notre mémoire à la fondation Maeght où ailleurs.
On t’avait oublié car John Coltrane avait pris tellement de place.
Mais justement Coltrane avait dit « Ayler incarne le rêve que je n’ai jamais pu réaliser. » et il n’aura voulu que ta musique à son enterrement, un triste jour à St-Peter’s Church en 1967.
Frères jumeaux en mystique flamboyante l’un brille encore, l’autre toujours pas.
On avait tellement dit, comme pour Ornette Coleman qui était là aussi, que tu ne savais pas jouer et que tes aboiements free-jazz, n’empêcheraient aucune caravane du jazz de passer. Tu étais le crétin inondé de religiosité. et tes réjouissances dérangeaient les voisins.
On était débarrassé de toi et de ta naïveté d’idiot du village du jazz, de merveilleux simple d’esprit des esprits que nous prenions pour de la bêtise.
Et si toi presque seul avais su dialoguer avec les anges, les saints, les fantômes et les esprits que tu conviais à ta table tournante.
Les croyants et les ésotériques auraient vu passer ta destinée comme étoile flamboyante.
Tu étais enseveli en nous au plus profond du profond et voici qu’un étrange coffret noir vient nous remuer de haut en bas. Il s’appelle « Revenant », et c’est bien de cela qu’il s’agit. Tu reviens frapper en nous, faire voler haut les certitudes de tes amis écouteurs et déranger les autres.
Ta musique iconoclaste, mal fichue, mal jouée est de nouveau brûlante. Que de Wynton Marsalis donnerait-on pour un seul de tes râles en musique. Ton saxophone déversait une coulée de sons énormes, de ritournelles aussi et la fanfare se mettait en marche dans ta tête.
Souffle d’un ange maudit mais sans la légende des historiens, simplement et platement maudit comme l’on cache un enfant qui vous fait honte, une putain au petit réveil. Quel océan pourrait contenir toutes les injures, la haine, le mépris, les crachats et les ricanements, jetés sur toi ?
Même les plumes des anges les plus endurcis seraient tombées dans le goudron.
Tu te voulais amour absolu, fraternité et cette foi du charbonnier, noir évidemment, te faisait autant prêcheur que musicien. Partout était ton église noire et ta musique est gospel, imprécation, sermon sur la montagne. Tu auras braillé au ciel des cris d’amour.
Sorte de Saint-François d’Assise du jazz, tu parlais aux oiseaux bleus des notes en priant qu’elles aillent vers le ciel qui les contient toutes. Tu étais l’homme-fanfare du jazz. Mais tu savais devenir une panthère noire quand, dans ton pays, on voulait que tous les chats soient gris, surtout les chats noirs.
Prières ou jazz ? Voilà la question, car la simplicité désarmante de tes thèmes, leur pauvreté élémentaire, tes appels de corne de prêtre du temple sont lourds de volonté religieuse et se cogne à des inouïs sonores d’ailleurs.
On ne savait jamais quand allaient se résoudre au silence tes épanchements sinueux et toi-même le savais-tu quand les yeux fermés tu devenais plus derviche tourneur que saxophoniste ?
Tes accents de prophète allumé invoquaient l’invisible. Ta joie panique dansait autour de quelques notes, de si peu de thèmes. Ton débordement physique traquait le sacré même dans le suraigu et le cri.
La transcendance coule dans tout cela dans cet expressionnisme sonore qui se veut inondation. Il n’y a pas de paradis pour les notes tièdes chez toi ! Tout est incantation, avec un côté Charles Ives dans le brassage des bruits divers (fanfare, hymnes religieux, marches militaires, cérémonies façon Nouvelle-Orléans).
Tout est souffle tellurique, énergie du prophète.
On est submergé par ta musique ou on la jette au loin. Ce coffret révélant des enregistrements inédits de 1962 à 1970 est une stèle posthume.
Les ricaneurs ne seront pas désarmés, ceux qui se seront brûlés à « Ghosts », « Spirits », « Holy Ghosts », « Spiritual unity », «Witches and Devils », seront bouleversés.
Tes amis, Cecil Taylor, Gary Peacock, Sunny Murray, Pharoah Sanders, Éric Dolphy et surtout Coltrane se lèveront à nouveau pour tes sermons, tes prières.
Tes appels pour la glorification des âmes et des corps témoignent du désespoir du monde obscur. Qu’importe si c’est un fou qui nous le dise. Les transes d’Albert Ayler demeurent des étreintes. Tu voulais faire de ta musique une force naturelle au-delà du beau. Le son de ton saxophone était sale, tu en jouais plus ou moins bien. Peu importe car c’est ton souffle qui passait au travers de cet intermédiaire entre toi et les anges.
Toi tu ne tendais que vers la musique pure comme la source, cette musique force guérisseuse de l’univers.
Tu en fus noyé et nous avec. Tu restes le grand hululeur, ton fantôme nous tire encore les oreilles.
Tu es là.
Un fou qui brame, un fou qui crie et reste plus vivant que bien des vivants.
« Un jour tout sera comme il doit être. » (A. Ayler).
Attendons.
Gil Pressnitzer