Alfred Schnittke

Sonate pour violon et orchestre

L’apprentissage de la présence au monde

En compagnie de ceux qu’il appelle ses âmes-soeurs (Edison Denisov, Sofia Gubaidulina, Arvo Pärt), Alfred Schnittke, représente actuellement le paysage musical de la musique russe après que la glaciation de près de 70 ans se soit retirée.

Dans un pays où la mémoire était un délit, la survie musicale passait sans doute par une conservation presque nationaliste, totalement repliée sur soi pour attendre que d’autres vents se lèvent venant d’ailleurs. Schnittke a du donc se forger un langage bien sûr entre Moussorgski et Chostakovitch. Mais son écriture qu’il qualifie de « poly-stylistique » intègre les matériaux bruts pris chez Bach, Vivaldi, Berg, Cage. Sa plus grande admiration musicale demeure par-dessus tout Gustav Mahler, dont il a d’ailleurs merveilleusement arrangé le quatuor pour piano et cordes de 1877.

Schnittke a fait irruption dans la vie musicale de l’Ouest, un certain jour de 1977 à Salzburg ou son très grand ami Gidon Kremer joua le concerto pour violon de Beethoven avec ses cadences osées. D’ailleurs, la réaction bien plus tard du public toulousain dans les mêmes circonstances, donne une idée du scandale.

Pourtant, Schnittke n’est pas un provocateur. son esthétique « bigarrée » qui mélange allégrement en les télescopant des langages musicaux à des années-lumière l’un de l’autre procède de la technique du collage.

Cet art des rencontres spectaculaires n’est en rien une écriture automatique mais une sorte d’hommage.

Hommage d’abord aux interprètes qui ont tant fait pour lui Youri Bashmet, Rostropovitch, Kremer et par-dessus tout et Spivakov. Hommage aux genres et aux maîtres : concerto grosso à la manière de Vivaldi ou Bach.

Pathétique tragique et ironie grinçante mélangent leurs routes pour surprendre les habitudes auditives.

Passé et présent se croisent, des écoutes se mêlent, où à la fois retentissent Schubert et Berg. Tous les étages de la musique se télescopent. Des citations non pas subtiles mais massives couturent sa musique.

Schnittke est l’homme des contraires réconciliés. Lui-même qui est né d’un père allemand et d’une mère juive, ne se conçoit que dans une mosaïque sonore.

Imaginez une enfance, une adolescence à l’ombre de Staline et Brejnev, avec pour seules échappées le Conservatoire de Moscou et des séjours à Vienne où son père est journaliste.

Et sa musique sera celle du « Wanderer » intérieur, de l’exilé aussi. Sa musique osera après celle du très grand Chostakovitch hurler de peur et de rage dans le grand banquet optimiste du réalisme soviétique. Maintenant l ’affinité spirituelle avec Mahler vous paraîtra plus évidente.

Alfred Schnittke crée une musique de malaise et de compassion et ces collages nous renvoient à une musique classique défigurée, marquée par des deuils proches, lui-même souvent aux portes de la mort, Schnittke est un compositeur essentiel, très inégal certes ; irritant très souvent, et capable de très hauts chefs-d’œuvre (concerto pour alto, Rituel, Sonate en Trio…).

Peut-être en voulant parler tant d’aujourd’hui à son auditoire, la musique de Schnittke pourrait vieillir mal. Il n’en ait rien.

Et en attendant les Virtuoses de Moscou on peut en douter. Conduits par Vladimir Spivakov, ils ont déjà enregistré le concerto pour piano, et la Suite dans un style ancien, et ils ont réalisé un arrangement pour orchestre de chambre de la sonate pour violon et piano.

Schnittke a subi l’attraction musicale de la pensée musicale de Schoenberg et puis quand les partitions circulèrent de l’avant-garde de l’époque : Stockhausen, Ligeti. Après une période (1963-1967) où les techniques dodécaphoniques l’ont troublé par les réponses péremptoires qu’elles apportaient à des questions qui ne posaient peut-être pas, Schnittke s’est tourné vers un style plus libre où l’univers tonal revient en force.

La sonate pour violon et orchestre a été composée en (1963-1964) et la version pour orchestre à cordes avec violon concertant date de 1968.

C’est en fait la première œuvre accomplie de ces années de recherche d’un univers personnel. Schnittke a mis du temps à se trouver, et cette œuvre d’un compositeur âgé de 30 ans met en valeur l’éclat chantant du violon, le piano repris par un orchestre de chambre servant le soubassement de l’œuvre. Tout en étant dans le monde du faux égalitarisme dodécaphonique, les sortilèges du chromatisme, les recherches harmoniques sont déjà d’un autre système. Quatre mouvements composent cette sonate si peu traditionnelle, où l’aspect cyclique est très pensé.

Andante : ce mouvement débute par un violon proche de Bartok dans sa sonate pour violon seul. Un climat de rêve d’où montera 1er thème principal se frayant un passage au travers de placages de notes (clusters) si fréquents chez Schnittke. Des transformations amèneront un passage "d’orchestre solo" comme dit le compositeur répondant à l’entrée seule du violon Allegretto : ce mouvement grinçant à la Chostakovitch reprend la tradition des scherzos inquiétants et noirs. Le thème principal est lui-même convulsif et rythmique. Des morceaux de mélodie, des développements contrapuntiques sur des séries mises en morceaux accentuent le côté ricanant. L’équivalent d’un trio faussement simple nous ramène au climat proche du concerto pour violon de Berg dont des thèmes sont nommément cités.

Largo: le mouvement lent sous forme de passacaille avec ses répétitions d’accord joue sur des contrastes de hauteurs de son (fortissimo-pianissimo), des techniques d’archets. Des citations de danse russe se laissent entrevoir dans la fin du mouvement qui se termine en boitant.

Allegro Scherzando : Suite logique à l’esquisse de danse à l’esquisse de danse du mouvement précédent, ce final remet sur pied les parties disloquées du second mouvement. Des rythmes différents de danse se heurtent et des souvenirs des parties précédentes repassent d’abord en dérision, puis en plus pathétique.

Et l’œuvre se termine comme pour une expiation sur un parfait accord tonal d’ut majeur. Cette œuvre peu connue, par rapport aux œuvres ultérieures de Schnittke (Concerto Grosso…) est la fin de l’apprentissage du musicien. Désormais il a son langage dans ses bagages, sa douleur et sa dérision en bandoulière.

Gil Pressnitzer