Allain Leprest

Gueule de bois, gueule d’amour

Je glisse de travers
L’avenir est si courbe
Quand j’ai vu
L’amour est si fourbe
Quand j’ai vu
j’bois double
Quand j’ai vu
j’bois double

(Leprest)

Un tel acharnement à se détruire mérite le respect. Car sinon comment expliquer qu’un chanteur-compositeur de l’envergure d’Allain Leprest reste prisonnier du mazout des jours blêmes et des alcools trompeurs ?

Chapeau bas Allain, et grande misère sur nous.

Chanteur de l’ordinaire des jours, des nuits hallucinées, Allain Leprest a fait tant de chansons fortes pour les autres que l’on oublie ses éclats de diamant fou et noir sur scène.
« Sang d’étoiles et fleurs de pavé », enlacées ses textes ont le poids essentiel du vrai réalisme poétique, celui des rencontres des gens et des fumées. Il sait rendre ces moments où l’on donne et l’on se donne. Graffitis des traces humaines dans la ville, cheminot des trains qui n’arriveront jamais, des chemins de traverses plein de nos poussières, Leprest fait des chansons à risque.

Il peint aussi des visages étranges, eux aussi à risque, ceux de celle qui fut sa compagne, Sally, la belle mauritanienne, ceux du présent. Un sac de billes de noir, un camion de pompier, des visages d’ailleurs, il y a beaucoup de choses dans le sac d’Allain.

Sa voix blessée tombe toujours du mauvais côté, celui de la lucidité et pour lui le bonheur retourne sa veste trop souvent. Sa voix, elle racle le fond des choses. Vagabond, mort repliée sous lui, il met sa souffrance très discrètement en boutonnière et cela vaut mieux que les roséoles honteuses des décorations. À Mont-Saint Aignan ou ailleurs, vers son enfance ou ses dérives, Allain Leprest est présent parmi nous, oppressant et fraternel à la fois. Voyant, crucifié, il vaticine, il brûle, torche noire sur les draps blancs du temps qui se fait la paire.

« J’ai vu ma naissance
Et j’ai vu des sens
Interdit de voir
Tout vu j’ai rien vu
je suis revenu
Dans ma préhistoire »

Notre ami Nougaro nous parlait souvent d’Allain Leprest et nous enjoignait de le faire entendre à tous, nous le fîmes.

« C’est simple, je considère Allain Leprest comme un des plus foudroyants auteurs de chansons que j’ai entendus au ciel de la langue française…» (Claude Nougaro)
Avec sa gueule à faire pleurer les pierres, sa voix brisée dans l’indicible, Leprest ose montrer sa sueur et sa fragilité, sa vie d’homme entre biture et infini. Pas étonnant que notre Jehan toulousain se trouve à l’aise dans cet univers et lui ait emprunté tant de textes.
Cette filiation qui est si prégnante dans la chanson française des chanteurs de bistrots est magnifiée dans sa voix râpeuse à récurer les souvenirs. Avec le rabot des mots il est artisan de la chanson. Avec la liturgie du vin, il entend la respiration de la terre.

Artisan du tragique des jours

Je fais mes chansons comme mon père menuisier faisait ses chaises, en artisan exigeant et l’atelier du fils, c’est la rue, la banlieue, les journaux du matin.

Pour cela il fallait être comme il le dit «SDF de son quotidien». Il portraiture toute une galerie de la condition humaine et ses enfants d’âme il les confie à ses amis, Romain Didier - son ami « à la vie à la mort » -, Higelin, Kent. Pour ne pas qu’ils aient froid sans le manteau de musique. Mais ses mots lui reviennent toujours, nus l’un contre l’autre ils ne peuvent se quitter.
Ce n’est pas pour faire du bouillon fade dans des verres en pyrex, lui l’errant des banlieues, qu’il aura vécu.Il n’aura pas brisé en vain sa voix contre les vitres de l’indifférence. Non, il a levé le poing contre l’injustice et les amours foutues. Homme des passions citoyennes ou charnelles, il danse et chante au-dessous du volcan, en chevauchant ses gouffres. Orphelin d’une classe ouvrière disparue, d’un peuple qui ne veut plus du feu volé aux dieux, ayant le chauffage central de l’enfer du quotidien, Leprest souffre jusqu’au vertige.

J’ai entendu tes pas qui cherchaient une ville
La douleur de la peau de ton état civil
Une plage battait les plages de tes joues
Un son un goût un peu de nacre et d’acajou
Un feu de pomme à pin allumait ton profil
(La Courneuve)

Cela doit être ainsi un chanteur populaire. Trop pauvre d’artifices, trop riche de générosité pour tricher.
Quand la nuit n’a plus soif, Allain Leprest a encore soif de rencontres, d’humanité, de vie quotidienne:

« J’affirme que la plupart de mes chansons ne sont pas gratuites. Même trafiquées, elles viennent de mes rencontres, de récits, de gens existants....On se peint autant qu’on peint. J’ai des autoportraits partout...».

Sur le zinc des jours, dans le bistrot de la vie, lui le passager des zincs et des mots, il écrit la fraternité élémentaire, le partage du pain de la tendresse.

J e fais mes chansons comme mon père menuisier faisait ses chaises, en artisan exigeant et l’atelier du fils, c’est la rue, la banlieue, les journaux du matin.

Cette phrase nous la re-citons, tant elle sonne comme son art de vivre. Et puis cette strophe qui en dit tant et tant:

« Le temps de finir la bouteille / J’aurai rallumé un soleil / J’aurai réchauffé une étoile / J’aurai reprisé une voile / J’aurai arraché des bras maigres / De leurs destins mille enfants nègres / En moins de deux, j’aurai repeint / En bleu le cœur de la putain / J’aurai renfanté mes parents / J’aurai peint l’avenir moins grand / Et fait la vieillesse moins vieille / Le temps de finir la bouteille … » (« Le temps de finir la bouteille» )

Amour et révolte en un bouquet de mots, de sentiments, de vie authentique, Allain Leprest est au-delà du cliché du « clochard céleste ». A lui tout seul il est le Bateau Ivre qui remonte tous nos fleuves.

« C’est pour l’amour, pas pour la gloire » comme il dit, et il parle pour le futur comme on jette une bouteille à la mer amère, au-delà du présent. Il ne bâtit pas pour le futur, il le fait en communiste convaincu et toujours dans l’utopie.
Il n’est pas le naufragé des scènes, mais le lucide capitaine des pirates de la chanson. Naufrageur de nos sentiments, plus que naufragé lui-même. Il a, insubmersible, survécu à bien des rochers acérés, obstacles de la vie, tuberculose, tumeur au cerveau et il se dresse vivant, encore plus vivant avec l’incendie de ses mots.
Soleil noir qui ne sera jamais révolu, ilest « cette torche de talent » qu’avait reconnu Claude Nougaro, qui avait enfin trouvé son frère en « cinémot ».

Allain Leprest est naturellement poète, physiquement poète, celui d’après minuit, marin à quai il traverse les océans de nos existences. Menuiser taillant dans la veine du bois des mots, tatoué du cœur, fragile et immense, il est discret parmi nous demandant seulement: « Donnez-moi de mes nouvelles».
Les voici: Allain Leprest on t’aime!

Aujourd’hui j’ai fait ma valiseJ’y ai replié mon courageJ’ai une plaie sur la chemiseEt un accroc sur le visageOmaha Beach pas une traceS’en vont et reviennent les flotsUne éponge de mer effaceUn grand ciel vert comme un tableauY a rien qui s’passe
( Y a rien qui s’passe )

Donnez-moi de mes nouvelles

Aujourd’hui, dans cette nuit du 14 au 15 août, il aura décidé de faire sa valise et de tourner les talons à 57 ans de bourlingue, sans certainement avoir eu le temps « de finir sa bouteille». Il n’y avait plus goût ce soir-là à Antraigues-sur-Volane (Ardèche), village de son ami Jean Ferrat. Trop, c’était trop, entre rémission du crabe, avec les poumons en flammes et en cendres,, vertige de l’alcool, et désespérance d’un certain manque de reconnaissance. Usé jusqu’à la corde, renaissant soudain,il ne voulait plus de ce yoyo de la vie. A sa manière habituelle, rude et brusque il a refusé de ramper vers sa vieillesse, d’une chimiothérapie à l’autre. Il nous demandait de lui donner de ses nouvelles, elles ne sont pas bonnes maintenant.

Maintenant les rocailles de sa voixne vont plus déferler dans le torrent de nos vies. Il nous devait un nouvel album, (projet d’enregistrement au mois de septembre avec ses "plus belles chansons", et un orchestre symphonique"). un récital annoncé à La Cigale. Mais en fait il en avait marre, même des quelques hommages émouvants de ses amis. Il a voulu voguer au loin, là où la pluie se noie dans la mer, là où tout peut s’effacer. Là il dort « sans drap sur le cœur ». Pourtant on te dit : A la poste restante du néant reçois notre tendresse. Toutes tes bordées, tes virées, tes bouffées de gitane ou de tabac gris roulé, continueront dans les nuages. Le ciel finira bien par chavirer.

Fils du Cotentin, il restera arrimé à ses baies et à ses haies, comme au Mont-Saint-Aignan, près de Rouen, lieu de son enfance. Ses yeux du bleu de l’océan suivaient les oiseaux libres et les hommes enchaînés, et les deux « L » de son prénom lui faisait fendre l’azur en deux. Son couteau à douleur était ses mots. A peine éraillée sa voix, blessée par l’injustice du monde, faisait dérailler le quotidien trop balisé.
Lui savait que « Une tartine de compote d’oranges/Tombée du côté où ça s’mange. Toutes les tartines du monde entier /Tombent toujours du mauvais côté » (Mont-Saint Agnan)

Tes mots étaient des saignées, des tourments, des écorchures, mis en encre, et toi tu as jeté l’ancre n’y croyant plus. Humain, trop humain, dans le sac à main des gens comme toi, il ne devrait pas y avoir place pour la mort. Au coin des rues, des comptoirs de l’amitié à Ivry ou ailleurs, ton ombre va rôder longtemps. Sans illusion toutefois:

« Tu valseras pour rien mon vieux, La belle que tu serres dans tes yeux, Ce n’est pas de l’amour, C’est une envie d’amour, Tu valses avec une ombre ».

Ton ombre est devenue chinoise mais tes textes, tes frères siamois, roulent en nous, généreux limon d’un homme véritable. Maintenant il pleut vraiment sur la mer, cela n’est pas inutile, ça sert à nous faire continuer à croire à des avalanches de partage.

Pourtant à ton interrogation :« Connaît-on encore Leprest ? / Fait-il encore des chansons ? / Les mots vont, les écrits restent / Souvent sous les paillassons… » («Donne-moi de mes nouvelles »), nous savons répondre, oui nous l’avons connu, oui nous le connaissons. Même le paquet de gitanes, « dans le cercueil de l’étui de cigarettes », porte à jamais son deuil.

Il donnait un morceau de sa chair à la chanson, quand d’autres ne laissaient en otage pas même un bout de peau.

« Vis-tu toujours avec moi... viens-tu toujours avec moi ?» Oui Allain on est là, près de toi.

Éteignez en sortant, et ne me plaignez pas,

Plaignez plutôt celui que n’a jamais étreint

Le chagrin

Le chagrin

2005 "Donne-moi de mes nouvelles" © Tacet

Gil Pressnitzer

Deux textes

Il pleut sur la mer

Il pleut sur la mer et ça sert à rien

Qu’à noyer debout le gardien du phare

Le phare, y a beau temps qu’il a plus d’gardien

Tout est électrique, il peut bien pleuvoir

Aujourd’hui dimanche

Sur la Manche

Il pleut sur la mer, c’est bien inutile

Ça mouille la pluie, c’est du temps perdu

Les mouettes s’ennuient, blotties sous les tuiles

Il tombe des cordes et l’eau s’est pendue

Aux plus hautes branches

De la Manche

Il pleut sur la mer et ça sert à rien

A rien et à rien, mais quoi sert à quoi ?

Les cieux, c’est leur droit d’avoir du chagrin

Des nuages indiens vident leur carquois

C’est l’été comanche

Sur la Manche

Il pleut sur la mer, l’eau, quelle imbécile !

A croire que la mer se pisse dessus

Saborde ses ports, ses cargos, ses îles

T’as l’air d’un moineau sous mon pardessus

D’une corneille blanche

Sur la Manche

Il pleut sur la mer et ça nous ressemble

De l’eau dans de l’eau, c’est nous tout crachés

Et nos yeux fondus au cœur de septembre

Regardent rouler des larmes gâchées

Curieuse avalanche

Sur la Manche

Il pleut sur la mer, c’est con comme la pluie

Peut-être c’est nous qui sommes à l’envers

L’amour a des nœuds plein sa mise en plis

Ça nous fait marrer, il pleut sur la mer

Aujourd’hui dimanche

Sur la Manche

Paroles: Allain Leprest. 1994 "4" © Saravah

Mont-Saint-Aignan

J’ai laissé un sac de billes noires

Le grincement gris d’une armoire

Un camion d’pompiers, une Rolls Royce

Un car de police Dinky Toys

Une tartine de compote d’oranges

Tombée du côté où ça s’mange

Toutes les tartines du monde entier

Tombent toujours du mauvais côté

J’ai laissé un canari mort

Une croix sous le sycomore

Un trimaran, un cormoran

Dans le jardin de mes parents

A Mont-Saint-Aignan, près de Rouen

J’ai laissé des carnets scolaires

Avec des zéros milliardaires

Une belle raie au milieu

Un nounours qu’avait plus qu’un zieu

La p’tite fille du toubib d’en face

L’avant première de la classe

Qui partageait son cœur en trois

Entre sa mère, le sucre et moi

J’ai laissé un tigre endormi

La main repliée d’un ami

Une pomme, un vélo trop grand

Dans le jardin de mes parents

A Mont-Saint-Aignan, près de Rouen

J’ai laissé des Sioux, des cailloux

Des joujoux, des poux, des z’hiboux

Des arcs-en-cieux, des carnavaux

Et trois mille chevals au galop

Des notes de musique impayées

Un vieux poisson rouge rouillé

Dans le vieux fond d’un aquarium

Et un crucifix en chewing-gum

Un cri avalé de travers

L’harmonica faux de mon frère

Et du vent à qui veut le prendre

Dans le jardin de mes parents

A Mont-Saint-Aignan, près de Rouen

Paroles: Allain Leprest. Musique: Romain Didier 1988 "2"

Discographie

2009Chez Leprest volume 22009 Parol’ de manchot2008 Quand auront fondu les banquises2005 Chez Leprest2005 Donne-moi de mes nouvelles2002 Je viens vous voi r
1998 Nu1995 Il pleut sur la mer1995 Ton cul est rond1994 Leprest N°41992Voce a mano1988 22 chansons1986 Mec