Amjad Ali Khan

Le seigneur des cercles

"En Inde, le mot Sangitâ ("musique") signifie "rassembler le tout et le dire". Ce "tout" symbolise l’union du corps, de l’âme et de l’intellect".

Aller vers la musique indienne pour les occidentaux est comme la rencontre de l’Orient un dilemme, soit on va avec des idées compliquées vers une Inde simple, soit avec des idées simplistes dans une Inde compliquée.
Il faut accepter de ne jamais pouvoir véritablement en comprendre tous les entrelacs et les subtilités rythmiques et mélodiques, renoncer à notre notion de temps qui jamais ne se répète face à une musique circulaire. Il faut ne pas plaquer une mystique de bazar sur une musique du corps autant que de l’esprit, ne surtout pas chercher un exotisme quelconque. Il faut se laisser tout simplement immerger.

Ce n’est pas une musique de transes ou de possession faite pour atteindre une extase religieuse, non c’est un acte de foi, une longue transmission. On ne peut séparer musique et religion, donc notre approche restera à jamais esthétique. Nous ne pouvons la rejoindre que dans le monde des sentiments et des émotions.

La musique indienne est un fleuve qui sans cesse retourne à sa source. Il vient de loin, des époques védiques, soit largement plus que 4000 ans avant notre ère. Cette musique classique indienne a atteint son apogée entre le douzième et le treizième siècle alors qu’en Occident nous étions encore dans quelques ténèbres. Des indications élémentaires suffisent pour s’embarquer dans cette immensité.

En Inde la musique est fondamentalement d’origine divine et passe par le dieu Shiva. Puis des hommes sont venus et ont construit les bases théoriques d’où se forgèrent les techniques et les instruments. Cette musique est donc codifiée.

Elle n’a pas de fonction esthétique ou d’exorcisme, elle est ce qu’elle est. C’est-à-dire le tout : "La musique est née de Shiva lui-même ; elle constitue un miroir de la nature et de la vie sous toutes ses formes: paisible, passionnée et sombre. C’est la plus haute expression des émotions et des sentiments.".

Il s’agit de faire ressentir à l’auditeur les vibrations du monde, le faire se sentir en symbiose avec l’univers qui l’entoure, et d’illustrer les textes sacrés.

Une courte histoire nous apprend que la musique indienne puise sa naissance dans les "veda", textes sacrés de la tradition. Écrits en langue sanscrit "ils ont été transmis oralement et forment un ensemble de poésies, invocations et mythes sous la forme de chants sacrificiels adressés aux dieux. Une forme unique s’est développée jusqu’au XIIe siècle".

À partir de là, il y a eu une séparation entre la musique du Nord et celle du Sud. La musique Hindustani a été influencée par l’Islam, venant du Nord par le Pakistan et la Perse. Ces musulmans venus d’Asie Mineure, ont donné les styles arabo-persan. Ainsi est née la musique "hindoustanie", qui doit tant à la civilisation moghole.

En revanche, la musique carnatique (le mot karnatique veut dire ancien en tamoul), est beaucoup plus liée à la danse (Bharata Natyam, Kuchipudi, et Kathakali en particulier) et au sacré.

Si les deux mondes musicaux se sont développés séparément ils retrouvent leur unité dans la forme du raga (terme qui signifie "passion", "couleur" ou "attachement" en sanscrit). " Un raga est un arrangement particulier de sons dans lequel les notes et les mouvements mélodiques apparaissent comme des ornements enchantant l’esprit".
Le raga pourrait grossièrement être décrit comme un thème imposé, avec une couleur précise, un climat donné, sur lequel le musicien pourra improviser. Ce thème reviendra sans cesse avec des ornements et des rythmes différents. En fait cela est terriblement plus complexe.

Cette forme stricte dans son ossature et son développement (couleurs tonales, montées, descentes, mélodies,...) et aussi totalement libre pour l’improvisation, les ornements, les ramifications. Théoriquement lié à l’échelle du temps qui doit donner sa couleur au raga suivant l’heure du jour, il s’en affranchit souvent en concert.

Mais l’équilibre du monde n’en est pas rompu tant la dévotion des musiciens est pure. Le plus tragique est le choc entre des musiques millénaires et celles de la civilisation occidentale, prise comme modèle-étalon mondial au travers de la mondialisation. La véritable colonisation est là par les ondes et les paraboles.
La volonté d’harmonie occidentale (plusieurs notes jouées simultanément suivant des règles) n’a aucun sens pour cette musique entièrement basé sur des modes et donc chaque note s’égrène. Chaque interprète est un compositeur et chaque concert comme en jazz, unique. Les ragas et les cycles rythmiques, les taals ou talas autorisant des arrangements infinis. La musique indienne est une musique qui se régénère sans cesse, toujours pareille et jamais la même.
Écouter en Inde Amjad Ali Khan est aussi difficile qu’en Europe. Et la musique classique indienne se meurt peu à peu. Seule la transmission filiale ou par maître garde la tradition. Car la musique en Inde est une affaire de lignage. Amjad Ali Khan est le disciple et le fils de Hafiz Ali Khan - qui avait soixante ans quand il est né -, lui-même descendant de six générations de musiciens qui ont inventé le sarod.

Amjad est un grand maître, il joue donc du Sarod. Cet instrument provient de l’Afghanistan (le rabab).
" Cet instrument sans fret possède deux caisses de résonance situées de part et d’autre du manche dont la touche est métallique. Il peut avoir entre 19 et 25 cordes. Quatre d’entre elles sont utilisées pour la mélodie. Deux ou trois cordes servent pour le rythme. La corde utilisée pour le bourdon est appelée chikari. Les autres sont des cordes sympathiques. Les cordes sont pincées avec un plectre en noix de coco".

Amjad est né le 9 octobre 1945 à Gwalior, ville située dans le Madhya Pradesh au centre de l’Inde, à quelques heures de route de Agra et tout près de la tragique ville de Bhopal. Dès 1952, à l’âge de 6 ans il donne son premier concert en soliste. De sa lignée des Bangash, il ne tire nul orgueil, simplement un devoir de continuer à perpétuer une tradition en la rendant vivante. Il a son école et plus de 80 disques marquent son empreinte sur la musique indienne. Ravi Shankar, maître du sitar, fait lui appel à des traditions d’une autre génération que celle d’Amjad.

L’homme est aussi lumineux que sa musique et les routes de la soie passent par son sarod. Le son méditatif, un peu plus sombre que le sitar, car chaque note semble arrachée au silence, est une suite de draperie sonore, de stalactites de temps replié. Dans les passages lents, la musique vibre et résonne en sympathie avec l’univers. Les auditeurs deviennent eux aussi des cordes résonnantes.

Les longues descentes de notes se tordent sur l’invisible. Il semble que parfois les cordes sonnent à vide, fouettent le corps de l’instrument. Quand commencent les mouvements vifs, poussés alors par le tonnerre lointain et bienfaisant du tabla, les doigts d’Amjad Ali Khan déclenche une grêle de gouttes sonores.

Le tourbillonnement autour de quelques notes pivots va chercher derrière les nuages.

"There is no essential difference between classical and popular music. Music is music. I want to communicate with the listener who finds Indian classical music remote." (Il n’y a pas de différence fondamentale entre la musique classique et la musique populaire. La musique est la musique. Je veux communiquer avec les auditeurs qui trouvent la musique classique indienne trop éloignée). Ainsi Amjad refuse l’intégrisme pur et dur de beaucoup de musiciens indiens pour tenter d’élargir le cercle des publics. Il ne fait aucune concession cependant, il se contente de tresser un chatoiement de couleurs par son instrument dit l’instrument aux mille couleurs.

Il joue dans la plupart des festivals de musiques métissées ou avec de grands orchestres symphoniques, et connaît fort bien la musique classique occidentale. Le chant de son sarod s’élève aussi pour les enfants et la liberté. Un documentaire sur lui s’appelle d’ailleurs "les cordes de la liberté".

Non seulement il fait revivre les ragas anciens, mais il en compose aussi pour ouvrir le champ des possibles et rester fidèle à l’esprit profond de cette musique faite d’improvisations et de recréations.

Il semble qu’un art de cour millénaire nous est donné presque en secret, comme une initiation à la beauté. Voici plus de cinquante ans qu’Amjad Ali Khan joue du sarod. Né dans cet art il sera sorti de toutes les castes s’adressant aussi bien aux foules, qu’aux élites. Il aurait du, il aurait pu rester enfermer dans un art de cour, pour quelques salons de musique secrets et hors du temps. Il est descendu parmi son temps, écoute MTV, et reste curieux de tout.

Bien entendu ses deux fils Amaan and Ayaan Ali Bangash jouent du sarod et l’accompagnent parfois sur scène. Tradition et modernité sont ainsi reliées fusionnellement.

Gil Pressnitzer