André Boucourechliev

Ombres pour orchestre de chambrede onze instrumentistes

Fugue sur le nom de B.E.E.T.H.O.V.E.N.

André Boucourechliev, « Boucou » pour ses amis, en plus du grand compositeur qui nous entraîna dans ses Archipels, fut un merveilleux passeur de musique.
Sa passion pour Beethoven fut l’objet de livres lumineux, d’émissions passionnées.
Il était inéluctable que devant l’amicale mais forte sollicitation de Louis Auriacombe et de Xavier Darasse il confie en création mondiale à l’Orchestre de chambre « Ombres » un de ses chefs-d’œuvre.
Ayant assisté à la mise en place de cette œuvre avec le compositeur, je peux témoigner de la ferveur et de la magie sonore qui fit de cette création une date-phare pour l’orchestre de Chambre de Toulouse qui l’enregistra par la suite.
« Autodidacte et à rebours de l’histoire » comme il se définissait, Boucourechliev, né à Sofia le 28 juillet 1925 et mort à Paris le 12 novembre 1997, laisse une empreinte chaleureuse et dans notre histoire humaine et dans l’histoire de la musique.
Ami de Luciano Berio, de Maderna, de Stravinsky, je pense qu’il parlait aussi toutes les nuits avec Beethoven, son confident.
"Ombres fut pour moi un rêve sur Beethoven" dira Boucourechliev.
Il avait aussi une face d’ombre. Celle de la rupture avec le piano à la mort de Walter Gieseking, son maître. Ce piano, son double, ne pouvait plus le contenir, aussi il se donna entièrement à la composition délaissant une carrière de soliste. Et jamais le choc immense éprouvé à l’écoute du Chant de la Terre ne le quittera.
Loin des chapelles, il puisait son miel dans son indépendance et auprès de ses chers écrivains (Proust, Joyce), ses chers poètes (Saint-John Perse, Paul Celan). Homme ouvert il ne concevait que des œuvres ouvertes que ses cinq Archipels et Ombres ont magnifié.
Écrivain de musiques, orateur passionné, ses dizaines de livres comme le merveilleux petit « Beethoven » au Seuil, ses vingtaines d’opus nous laisse toujours entendre sa voix chaude, entêtante, voulant convertir passionnément à ses enthousiasmes comme un diacre bulgare.
Il voulait écrire de la musique comme on fait de la peinture, tendre sa toile, sa plasticité. Il découvrait une matière picturale, qui le rapprochait d’une matière musicale. Le poudroiement sonore lui était révélé.
Le grain charnel du son appris à Milan auprès de Maderna, et Berio, ses amis, ses critiques, ses maîtres, donnera son style musical. Les leçons de Darmstadt auprès de Boulez et Stockhausen, mais aussi le contact avec tous les arts, finiront de le former.
"Boucou" était le grand navigateur des musiques aléatoires et il voguait d’archipels en archipels. la liberté laissée aux interprètes était nouvelle, mais canalisée par des balises, des cartes hauturières, permettant d’éviter les récifs. Boulez violemment contre le hasard en musique n’appréciait pas. Mais "Boucou", capitaine des mers aventureuses, aimait ces dérives.

« Écouter la musique est une aventure. Épreuve de force, affrontement dont le déroulement et les conclusions sont incertains, telle est la rencontre de l’auditeur et de l’œuvre qui résonne. Écouter n’est pas subir, mais agir : se confronter incessamment à cet autre univers. Aimer telle œuvre veut dire, finalement, que la confrontation a été positive, c’est le signe, la révélation d’une concordance profonde entre deux actions. »
André Boucourechliev, Beethoven, 1991.
Ses belles œuvres, Quatuor n° 3, Archipel 2 et 4, Les anarchipels, Amers, Lit de neige sur un poème de Paul Celan, un concerto pour piano, un opéra"Le nom d’Oedipe", Trois fragments de Michel Ange (1995), Faces, et surtout Grodek d’après Georg Trakl... attendent encore d’être redonnées. Un livre vibrant d’Alain Poirier lui rend enfin un juste hommage.

Un beau site fait encore luire sa mémoire.
Merveilleux pédagogue (ah ses conférences envoûtantes !) il publia également plusieurs ouvrages devenus classiques sur Schumann, Beethoven, Chopin, Stravinsky et Debussy.
Donnée en ouverture du festival Messidor à Toulouse le 8 juin 1970, cette œuvre, comme le titre le recèle, est une évocation des quatuors de Beethoven, de la Grande Fugue en particulier.
Non pas en devinettes cryptées mais en flots d’ombres qui passent, s’emmêlent entre elles et aussi dans notre mémoire. Sur une structure mouvante montent, s’éloignent, reviennent les lames de fond sonores de Beethoven, parfois citées allusivement et proclamées fortement à la fin de l’œuvre.
Il ne s’agit plus seulement d’une navigation autour de Beethoven, mais d’une empreinte d’abord en creux puis à vif de l’énergie de Beethoven.
Cet hommage, à l’écriture de Beethoven au prisme de la musique contemporaine, met à jour l’incroyable modernité du cher vieux sourd… Beethoven, symbole de l’esprit moderne pour Boucourechliev, avec ses blocs de temps, ses édifices intérieurs, ses corps à corps avec le destin, doit aussi représenter l’aventure intime du compositeur contemporain que fut "Boucou".
Dans un chapitre de son livre, il explique le cercle des métamorphoses de l’univers beethovénien et en particulier de la Grande Fugue opus 133, pour lui vision musicale plus qu’actuelle avec ses conflits, ses brisures, son dramatisme. Cette puissance du choc musical, Boucourechliev a voulu nous la redonner dans son hommage à Beethoven, en faisant cheminer par arborescence les thèmes de Beethoven, pour les faire clamer à la fin de la trajectoire de « Ombres »
Lui aussi veut nous donner de nouvelles notions de temps et de forme.

Cette partition n’est pas linéaire car Boucourechliev pratiquait la forme de la musique ouverte. Il introduisait la notion de hasard dans l’interprétation laissant plusieurs chemins possibles aux interprètes qui peuvent donc quasiment improviser même si tous les chemins sont balisés. Il en est ainsi pour cette œuvre dans une cadence où ils se déterminent librement, chacun ayant à citer des quatuors de Beethoven qui lui passe à l’instant dans la mémoire.
Ainsi ce voyage dans le continent Beethoven peut durer autour de vingt minutes ;
« Muss es sein ? », à ce questionnement de Beethoven, Boucourechliev a répondu ouvrant l’après-Beethoven. Il déroule ombres et lumières dans cette œuvre emblématique à la fois pour l’orchestre de chambre national de Toulouse et pour l’histoire de la musique.

Gil Pressnitzer