Anne Sylvestre

Le partage des mots, le partage des eaux

Pour effacer cette blessure souvent nous fîmes revenir Anne, toujours au centre de la vie, au centre de tous nos motifs.>

Pour cette fille du vent, les années de plus de cinquante ans de chansons sont passées comme un charme. Elle ne dira rien de ces désamours de la gloire qui l’obligèrent à survivre dans la chanson d’enfant, qu’elle porta à un niveau plus jamais rejoint.
À celle qui chercha tant et plus un mur pour pleurer, je voudrais offrir ce soir le châle de ma tendresse. Plutôt taiseuse en réunion ou lors des agapes de fin de concerts, elle parle plus avec ses yeux, toute en intériorité et sauvage comme louve. Elle aura voulu comme louve la vie en vraie, elle aura caché en elle les tourments. Jamais la médiocrité ne l’aura approché, elle voulait marcher debout :
« Je veux contre toi toujours me heurter.
Laisse, laisse-moi tous les précipices
que sous mes pas l’amour va susciter.
Je n’ veux pas de pont, je veux des rivières,
je veux des torrents où tourbillonner.
Je veux cette vie, je la veux entière,
même si mon cœur y doit suffoquer ». (Tiens-toi droit)

Elle a la force des fleuves, la violence des pommes acides, la beauté de ceux qui aiment.
Elle aura été douloureusement libre, mais vraiment libre :
« Ma seule chaîne est celle d’un puits
J’ai l’âge des fontaines
L’humeur du temps qui change et fuit
La patience des graines
Quatre saisons filant sans bruit
Le jour et puis un jour la nuit
La mort et puis
Que la terre me prenne ».
Elle sourit de ses mystères. À nous de les déceler dans ses chansons, elle qui écrit pour ne pas mourir mais aussi pour rire de cette vie, jolie fleur dans une peau de vache.
Amoureuse de l’amitié, de Pauline Julien à Michèle Bernard, elle donne des nouvelles à ceux qui savent encore respirer
Elle sait aussi se parer du masque des petites sorcières vipérines pour épingler les punaises des sacristies et des boiseries. Ses petites fables d’un La Fontaine plus méchant épinglent les mensonges et les lâchetés. Et sa prière sera un jour exaucée et nous serons heureux les mains pleines :

« Seigneur, délivrez-nous de ces filles sans fesses
qui regardent les nôtres avec réprobation.
Seigneur, délivrez-nous de ces tristes drôlesses »

Chroniques rurales, hymnes aux femmes qui l’ont sanctifiée en pasionaria des féministes, celles qui ont dénoncé superbement : « terre des hommes, viol de nuit ».

Mais Anne ne se laissera pas momifier dans ce Bagdad café, aussi bien dans ses chansons féroces, que dans ses chansons tendres. Elle est surtout ce personnage « décalée » comme dans un dessin de Sempé. Elle doute, elle est maladroite, elle est au milieu de nous, comme nous. Elle la reine du créneau, n’aura pas su se garer dans la vie. Elle n’avait pas pris garde à ses propres mots : « Méfie-toi, qui aime le vent engendre la tempête ».

Et des tempêtes elle en aura connu en plus de quarante ans de carrière, elle la seule sorcière comme les autres, mais plus tendre que toutes. Elle a suivi à cloche-pied son chemin entre partage des eaux et chemins du vent, avec toujours dans ses poches ce doute qui l’habite.

Les chemins furent souvent de traverses, les cailloux durs mais toujours son regard fut émerveillement et les fleurs dans son sourire. Elle croit que les arbres verts chasseront le gris des villes. Elle est multiple, l’une et l’autre l’habitent de vagabondages et de peines.

« Que tu sois l’autre ou l’une

Tu prends ton coup de lune

Tu prends ton coup au cœur

Que tu sois l’une ou l’autre

Souvent la marche est haute

Pour trouver le bonheur »

Pour toujours elle sera notre porteuse d’eau, et c’est la tendresse qui colle à ses sabots.

Anne qui a l’âge des fontaines, nous sommes aussi bien tes amis d’autrefois que de maintenant.

Un jour on comprendra ce qui couvait d’amour et de révolte dans ses superbes paroles ; elle qui aura écrit pour ne pas se dédire, pour ne pas se défaire. Les combats de la liberté, celle des femmes (non, tu n’auras pas de nom), de l’humanité simple et humble, de ces gens qui rient, qui pleurent et qui trop souvent ne savent pas que l’amour commence en aimant son voisin.

Trop frangine, trop copine pour que nous voyions vraiment maintenant son ombre immense dans le royaume de la chanson, son temps viendra.

Fleuve patient, large et lent, Anne Sylvestre est simplement faite d’amour et de mots, d’arbres verts autour d’elle enroulés.

Sources claires des émotions et de l’ironie des choses de la vie, Anne Sylvestre est juste, juste dans sa musique, juste dans ses paroles ciselées artisanalement, copeau de tendresse après copeau de tendresse.

Et nous ferons la ronde pour celle « qui trop écoute nos cœurs se balancer », et nous nous tiendrons droit dans la vie en vrai, promit Anne.

En attendant cherchons ensemble un mur pour pleurer.
Non allons plutôt vers le partage des eaux.

Cette « ligne de partage des eaux » que l’on retrouve signalée au bord de certaines routes, m’a toujours fascinée. J’ai beaucoup rêvé sur elle. Et au bord d’un nouveau spectacle, j’ai eu envie de parler de l’eau. Depuis les eaux maternelles, en passant par les larmes, le sang, les fontaines et les fleuves, jusqu’à nos mers, nos océans si beaux, si menacés.

Et si, comme le rappelle Hélène Pedneault dans son livre Les Carnets du lac : « Tous les humains (sont) faits de 80 % d’eau », je veux continuer d’explorer ces petits 20 % d’humanité qui m’empêchent d’être un lac, ou une rivière... »

Je vous invite au partage des eaux.... Anne Sylvestre

Anne Sylvestre est le partage des eaux, le partage des mots.

Gil Pressnitzer

Textes de Anne Sylvestre

Un mur pour pleurer Je cherche un mur pour pleurer
On ne pleure plus, paraît-il
En un vol, tout, c’est facile
On ne dit plus rien
Lorsqu’on vous crache dessus
On reste serein, la colère
C’est mal vu
On est poli, poli
On tend son cul, merci merci
Je cherche un mur pour pleurer
On ne s’aime plus, paraît-il
On dit que l’amour est fragileOn est très moderne,
On laisse sa liberté
Mais on fait les poches
Aussitôt le dos tourné
On est copain, copainOn ne se raconte rien, plus rien
Je cherche un mur pour pleurer
On connaît tout par le journal
Mais les mots, ça ne fait pas mal
On est toujours plus ému
Par ce qui est loin
Mais on oublie la détresse
De son voisin
On est bistrot, bistrot
On ne se connaît pas trop, pas trop
Je cherche un mur pour pleurer
On mélange les accidents,
Les princesses et leurs prétendants
On ne dit plus rien
Lorsque des enfants ont faim
Mais on ouvre sa bourse
Pour sauver des chiens
On est toutou, toutou
On a bon cœur, c’est tout, c’est tout
Je cherche un mur pour pleurer
On ne pleure plus, paraît-il
On rigole, c’est plus facile
On n’écoute plus
Les poètes, les errants
On leur dit "Taisez-vous,
Vous n’êtes pas marrants."
On est télé, télé
On est si fatigué de penser
Je cherche un mur pour pleurer
On va à la messe, au caté
Ou bien on bouffe du curé
Mais on chante en chœur
Il est né le divin enfant
On va tous ensemble au muguet
Quand il est blanc
On est païen, païen
Dieu reconnaîtra les siens, c’est bien
Je cherche un mur pour pleurer
On est toujours comme on n’est pas
Un jour c’est triste, un jour ça va
On essaye bien
Mais on n’a jamais le temps
On croit tenir la fleur
Mais on meurt mécontent
On est paumé, paumé
Et si on pouvait s’aimer, s’aimer
Être ensemble pour pleurer
Avoir le temps de pleurer...
Anne Sylvestre,1975

Écrire pour ne pas mourir Que je sois née d’hier ou d’avant le déluge,
j’ai souvent l’impression de tout recommencer.
Quand j’ai pris ma revanche ou bien trouvé refuge,
dans mes chansons, toujours, j’ai voulu exister.
Que vous sachiez de moi ce que j’en veux bien dire,
que vous soyez fidèles ou bien simples passants
et que nous en soyons justes au premier sourire,
sachez ce qui, pour moi, est le plus important,
est le plus important.
Écrire pour ne pas mourir,
écrire, sagesse ou délire,
écrire pour tenter de dire,
dire tout ce qui m’a blessée,
dire tout ce qui m’a sauvée,
écrire et me débarrasser.
Écrire pour ne pas sombrer,
écrire, au lieu de tournoyer,
écrire et ne jamais pleurer,
rien que des larmes de stylo
qui viennent se changer en mots
pour me tenir le cœur au chaud.
Que je vive cent ans ou bien quelques décades,
je ne supporte pas de voir le temps passer.
On arpente sa vie au pas de promenade
et puis on s’aperçoit qu’il faudra se presser.
Que vous soyez tranquilles ou bien plein d’inquiétude,
ce que je vais vous dire, vous le comprendrez :
En mettant bout à bout toutes nos solitudes,
on pourrait se sentir un peu moins effrayés,
un peu moins effrayés.
Écrire pour ne pas mourir,
écrire, tendresse ou plaisir,
écrire pour tenter de dire,
dire tout ce que j’ai compris,
dire l’amour et le mépris,
écrire, me sauver de l’oubli.
Écrire pour tout raconter,
écrire au lieu de regretter,
écrire et ne rien oublier,
et même inventer quelques rêves
de ceux qui empêchent qu’on crève
lorsque l’écriture, un jour, s’achève…
En m’écoutant, passant, d’une oreille distraite,
qu’on ait l’impression de trop me ressembler,
je voudrais que ces mots qui me sont une fête,
on ne se dépêche pas d’aller les oublier.
Et que vous soyez critiques ou plein de bienveillance,
je ne recherche pas toujours ce qui vous plaît.
Quand je soigne mes mots, c’est à moi que je pense.
Je me regardais sans honte et sans regrets,
sans honte et sans regrets.
Écrire pour ne pas mourir,
écrire, grimacer, sourire,
écrire et ne pas me dédire,
écrire ce que je n’ai su faire,
dire pour ne pas me défaire,
écrire, habiller ma colère.
Écrire pour être égoïste,
écrire ce qui me résiste,
écrire et ne pas vivre triste
et me dissoudre dans les mots
qui soient ma joie et mon repos.
Écrire et ne pas me foutre à l’eau.
Et me dissoudre dans les mots
qui soient ma joie et mon repos.
Écrire et pas me foutre à l’eau.
Écrire pour ne pas mourir,
pour ne pas mourir.

Rose Rose, elle avait seize ans, c’était une gamine,
Elle aimait s’amuser, n’y voyait pas de mal.
Ses parents la gardaient comme une perle fine,
Elle passait la fenêtre et s’en allait au bal.
Elle voulait s’amuser, c’est vrai, je le répète,
Elle aimait les garçons, surtout pour en rêver.
Elle ne savait rien des envers de la fête.
Elle couchait parfois, mais pour se réchauffer.
Elle ne savait rien, j’en suis presque certaine,
Car sa mère disait qu’elle avait bien le temps.
Aussi ce fut après bon nombre de semaines
Qu’elle sut que peut-être elle portait un enfant.
Elle n’y crut pas trop ou s’empêcha d’y croire.
Un jour, elle ne put le cacher plus longtemps.
Son père la chassa comme dans les histoires
Et le garçon se moqua d’elle évidemment.
Rose aurait bien voulu ne pas garder la chose
Qu’elle désavouait de tout son corps surpris,
Mais il était trop tard et la métamorphose
Continuait sans elle et l’effrayait aussi.
Quand elle se débattit pour la jeter au monde,
Elle dit que surtout elle n’en voulait pas,
Mais on lui mit aux bras une poupée si blonde
Que toute son enfance au cœur lui remonta.
Elle essaya de vivre et n’y fut pas habile,
La misère est plus dure à qui ne comprend rien.
Elle était isolée dans le désert des villes
Et personne jamais ne lui tendit la main.
Elle ne savait pas, et vous devez me croire,
Qu’un enfant, ça diffère un peu d’une poupée,
Et quand elle sortait, elle avait en mémoire
Qu’il était dans sa boîte et qu’elle l’avait rangé.
Mais un jour qu’elle avait plus fort que d’habitude
Joué à la maman et qu’il ne bougeait plus,
Elle a vu plus de gens que dans sa solitude,
Quand elle avait besoin il n’en était venu.
Vous allez la juger du haut de votre tête,
Monsieur le Président et Messieurs de la Cour.
N’oubliez pas surtout qu’avec nous tous vous êtes
Coupables de silence et de manque d’amour.
Le malheur, voyez-vous, est une autre planète,
Et nous devrions bien la découvrir un jour.
Anne Sylvestre, 1981

Une sorcière comme les autres S’il vous plaît
Soyez comme le duvet
Soyez comme la plume d’oie
Des oreillers d’autrefois
J’aimerais
Ne pas être portefaix
S’il vous plaît
Faîtes vous léger
Moi je ne peux plus bouger
Je vous ai porté vivant
Je vous ai porté enfant
Dieu comme vous étiez lourd
Pesant votre poids d’amour
Je vous ai porté encore
À l’heure de votre mort
Je vous ai porté des fleurs
Je vous ai morcelé mon cœur
Quand vous jouiez à la guerre
Moi je gardais la maison
J’ai usé de mes prières
Les barreaux de vos prisons
Quand vous mourriez sous les bombes
Je vous cherchais en hurlant
Me voilà comme une tombe
Avec tout le malheur dedans
Ce n’est que moi
C’est elle ou moi
Celle qui parle
Ou qui se tait
Celle qui pleure
Ou qui est gaie
C’est Jeanne d’Arc
Ou bien Margot
Fille de vague
Ou de ruisseau
C’est mon cœur
Ou bien le leur
Et c’est la soeur
Ou l’inconnue
Celle qui n’est
Jamais venue
Celle qui est
Venue trop tard
Fille de rêve
Ou de hasard
Et c’est ma mère
Ou la vôtre
Une sorcière
Comme les autres
Il vous faut
Être comme le ruisseau
Comme l’eau claire de l’étang
Qui reflète et qui attend
S’il vous plaît
Regardez-moi je suis vraie
Je vous prie
Ne m’inventez pas
Vous l’avez tant fait déjà
Vous m’avez aimée servante
M’avez voulue ignorante
Forte vous me combattiez
Faible vous me méprisiez
Vous m’avez aimée putain
Et couverte de satin
Vous m’avez faite statue
Et toujours je me suis tue
Quand j’étais vieille et trop laide
Vous me jetiez au rebut
Vous me refusiez votre aide
Quand je ne vous servais plus
Quand j’étais belle et soumise
Vous m’adoriez à genoux
Me voilà comme une église
Toute la honte dessous
Ce n’est que moi
C’est elle ou moi
Celle qui aime
Ou n’aime pas
Celle qui règne
Ou qui se bat
C’est Joséphine
Ou la Dupont
Fille de nacre
Ou de coton
C’est mon cœur
Ou bien le leur
Celle qui attend
Sur le port
Celle des monuments
Aux morts
Celle qui danse
Et qui en meurt
Fille bitume
Ou fille fleur
Et c’est ma mère
Ou la vôtre
Une sorcière
Comme les autres
S’il vous plaît
Soyez comme je vous ai
Vous y rêvez depuis longtemps
Libre et fort comme le vent
S’il vous plaît
Libre aussi
Regardez je suis ainsi
Apprenez-moi n’ayez pas peur
Pour moi je vous sais par cœur
J’étais celle qui attend
Mais je peux marcher devant
J’étais la bûche et le feu
L’incendie aussi je peux
J’étais la déesse mère
Mais je n’étais que poussière
J’étais le sol sous vos pas
Et je ne le savais pas
Mais un jour la terre s’ouvre
Et le volcan n’en peut plus
Le sol se rompt
On découvre des richesses inconnues
La mer à son tour divague
De violence inemployée
Me voilà comme une vague
Vous ne serez pas noyé
Ce n’est que moi
C’est elle ou moi
Et c’est l’ancêtre
Ou c’est l’enfant
Celle qui cède
Ou se défend
C’est Gabrielle
Ou bien Eva
Fille d’amour
Ou de combat
C’est mon cœur
Ou bien le leur
Celle qui est
Dans son printemps
Celle que personne
N’attend
Et c’est la moche
Ou c’est la belle
Fille de brume
Ou de plein ciel
Et c’est ma mère
Ou la vôtre
Une sorcière
Comme les autres
S’il vous plaît
Faîtes vous léger
Moi je ne peux plus bouger
Anne Sylvestre, 1975

Discographie

D’abord son site personnel: http://www.annesylvestre.com/

1989 : Olympia 86 (enregistrement public à L’Olympia)

1989 : J’ai de bonnes nouvelles (réédition d’enregistrements de 1979 à 1986)

1989 : Mousse (réédition d’enregistrements de 1968 à 1971)

1992 : Les Pierres de mon jardin (réédition d’enregistrements de 1974 à 1981)

1992 : Comment je m’appelle (réédition d’enregistrements de 1974 à 1981)

1992 : Une sorcière comme les autres

1992 : Dans la vie en vrai

1994 : Écrire pour ne pas mourir

1994 : Tant de choses à vous dire

1994 : D’amour et de mots

1995 : Récital au Théâtre de la Potinière (enregistrement public)

1997 : Chante… au bord de La Fontaine

1998 : Les Arbres verts

1998 : 40 ans de chansons (réédition d’enregistrements de 1959 à 1998), intégrale en 15 CD

1999 : À l’Olympia en 1998

2000 : Partage des eaux

2003 : Les Chemins du vent

2007 : Bye mélanco

2008 : L’intégrale en 15 cd