Arnold Schönberg

Schönberg ou le judaïsme du remords

Ma musique n’est pas moderne, elle est simplement mal jouée.

(A.S.)

Parmi les musiciens juifs Arnold Schönberg est le plus controversé de tous. D’abord il n’aurait jamais admis d’être ainsi catalogué, lui qui tendait vers l’universel et non le communautarisme. Mais son rapport tenaillé de culpabilité envers le judaïsme, son judaïsme du remords, le place un peu dans cette sphère.
J’ai respiré l’air d’une autre planète, dit le poème de Stefan Georg mis en musique dans son quatuor numéro 2, Schönberg a voulu lui aussi respirer l’air d’autres planètes et sans le scaphandre de la musique tonale. Cet air nouveau, il a tenté de le transmettre, mais grandes furent les réticences et les résistances du monde musical d’alors. Certains parlent d’une impasse, mais l’histoire musicale reconnaîtra une avancée fondamentale.
La part prise par des juifs dans les profonds changements historiques de leur temps est étonnante, remarquable. Spinoza, Freud, Kafka, Paul Celan, et bien d’autres ont modifié nos perceptions. A ceux-là, il faut adjoindre Arnold Schönberg qui a opéré la «révolution culturelle» de la musique. Il est aussi le plus détesté des compositeurs. « Éviter Schönberg ! » fut longtemps le mot d’ordre de plusieurs générations, car sa production est fort riche en œuvres stériles et pénibles, mais aussi en chef-d’œuvre (Pierrot Lunaire, Gurrelieder, La nuit transfigurée, les 5 pièces pour orchestre, Moïse et Aaron, Un survivant de Varsovie, ...)
«Schönberg est mort!» s’écriait Boulez en 1952. Cela avait déjà été confirmé plus tôt le 13 juillet 1951. Plus que les démêlés de Schönberg avec l’histoire de la musique c’est surtout son rapport au judaïsme qui sera ici évoqué.
Précisons toutefois son impact fondamental sur notre temps.
Le rôle historique de Schönberg est immense.Entre 1874 et 1951, la musique «classique» a basculé, a changé en profondeur.
Juste avant, c’est le triomphe de Richard Wagner qui s’aventure jusqu’aux bornes de l’atonalisme avec Tristan et Isolde, suivi par Mahler. Après ce fut l’envol du sérialisme, fondateur d’une musique « contemporaine » qui se réclame de Webern, non de Schönberg.

Schönberg aurait-il donc été seulement un passeur, ayant permis à la musique de se libérer de la tonalité rigide et pseudo-naturelle, du thème et du mètre, mais restant lui-même, tel Moïse, au seuil de la Terre promise de cette nouvelle musique ?


Qui fut Schönberg ?

D’abord il fut aussi bien un musicien, autodidacte d’ailleurs, qu’un peintre et un théoricien de génie.Compositeur autrichien naturalisé américain né le 13 septembre 1874 à Vienne, mort le 13 juillet 1951 à Los Angeles pourrait-on résumer en guise de raccourci de toute une vie.«Je suis un conservateur qu’on a forcé à devenir révolutionnaire » ainsi se définit Schönberg, le compositeur qui mit au point le dodécaphonisme sériel (méthode de composition avec douze sons n’ayant pas de rapport de domination entre eux), et qui va bouleverser toute la musique à venir. Le style musical de Schönberg évolua du post-romantisme au dodécaphonisme.
Schönberg apprend très tôt à jouer du violon et du violoncelle, mais, dès l’âge de seize ans, suite au décès de son père, il doit prendre un emploi dans une banque. Il continue à pratiquer la musique de chambre. Ses références musicales sont celles de Wagner et de Brahms.

1894 Il étudie la composition avec celui qui sera son seul professeur Alexander von Zemlinsky, Schönberg produit ses premières compositions.1899 La Nuit transfigurée créé à Vienne en 1902 par le Quatuor Rosé1900 Schönberg commence la composition des Gurrelieder, qu’il terminera en 1912.1901 Le compositeur épouse Mathilde, la sœur de Zemlinsky, et s’installe à Berlin. Schönberg gagna sa vie pendant deux ans en orchestrant des opérettes et en dirigeant un orchestre de cabaret. Puis il fait la connaissance de Richard Strauss qui l’aide à obtenir un poste de professeur au conservatoire de Stern.1903 Schönberg retourne à Vienne, se lie d’amitié avec Gustav Mahler qui l’aidera dans sa carrière. Schönberg lui dédiera son ouvrage théorique Harmonielehre (traité d’harmonie) paru en 1911.1907 Sa Kammersymphonie op.9, œuvre qui s’écarte de l’harmonie tonale traditionnelle, est très mal accueillie par le public et les critiques. C’est à cette époque que Schönberg se tourne vers la peinture qui devient son passe-temps favori.1909 Avec la Pièce pour piano op 11 n° 1, Schönberg compose une première œuvre dépourvue de la moindre référence à la tonalité.1912 Schönberg déchaîne la critique avec ses deux œuvres composées cette année-là : 5 Pièces pour orchestre et le Pierrot lunaire. 1925 La première œuvre d’une écriture entièrement dodécaphonique sera sa Suite pour piano op. 25.1933 Schönberg réintègre la religion juive et émigre aux États-Unis à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Le compositeur enseignera successivement à Boston, New-York et en Californie. Jamais il ne remit les pieds en Europe.

Il fut l’un des rares créateurs de son temps à être frappés d’un double stigmate par les contempteurs de l’Entartete Kunst (l’«art dégénéré», honni par les nazis) : à la fois comme compositeur et comme plasticien. En 1910, notre homme se consacre presque constamment à la peinture. Ses toiles attestent d’un expressionnisme aussi violent que sa musique de la même époque, représentée par le sadomasochisme macabre et sanglant du Pierrot lunaire. Ou par le monodrame Erwartung, plongée profonde dans les flux de l’inconscient.
Dans sa musique, comme dans sa peinture, Schönberg adopte les principes de l’expressionnisme qui a pour base la liberté d’expression personnelle au sein d’un programme défini. Sa réputation de penseur musical indépendant attire des jeunes musiciens tels que Webern et Berg. La technique dodécaphonique n’est pas une création de Schönberg seul, mais plutôt l’aboutissement logique de plusieurs courants de pensée musicale. Il reste que Schönberg, en étant le premier à utiliser systématiquement cette méthode de composition a marqué son siècle musical.
D’ailleurs, Schönberg déclarait : « J’ai fait une découverte qui assurera la prédominance de la musique allemande pour les cent années à venir »
L’individu est psychorigide et totalement dépourvu d’humour, ce qui le rend abrupt. Il était aussi un bricoleur de génie et un inventeur. Schönberg fabriqua lui-même, à partir de matériaux recyclés, le mobilier de son studio de travail de Brentwood Park. Il imagina et réalisa un échiquier à cent cases, un appareil à aimant pour opérer les yeux, des couloirs d’autobus et des tickets de transport combinés.


Que penser d’Arnold Schönberg ?

Schönberg, « Ou la transparente absence de lumière » pourrait-on dire.
Malgré l’endoctrinement fanatique de ses séides, de René Leibowitz, à Théodor Adorno et d’autres, malgré le pamphlet fameux de 1951 de Pierre Boulez, «Schönberg est mort!» - qui ne saluait pas la mort physique du maître - mais la fin d’une période, celle d’une nécessaire émancipation, Schönberg reste planté dans le paysage musical français comme un épouvantail à musiques.
Archétype du dogmatisme, de l’impérialisme d’une culture étrange et étrangère assénée de force par des pédagogues peu subtils, il continue à faire peur, d’autant qu’il porte sur lui l’immense responsabilité du parricide musical, du meurtre d’une certaine musique : la musique tonale. Celle qui à l’instar d’une religion avait bâti les fondements de l’empire occidental. C’était la vérité de la Nature, la vérité de Dieu selon Bach, et toute transgression était blasphème. Schönberg fut ce grand Satan qui osa renverser les statues qui étaient devenues simples idoles. Gloire à lui !
Pourtant croire que la musique tonale a été assassinée par les œuvres « stériles et sèches » du sérialisme de l’école de Vienne, c’est méconnaître l’histoire de la musique. Le chromatisme de Wagner, l’atonalité ensuite sous-jacente dans les œuvres de Mahler et d’autres, la modalité de celles de Debussy, avaient déjà mis à bas ce système artificiel qui avait moins de deux cents ans d’existence.
Il fallait un bourreau clairement désigné, ce fut Schönberg qui, sur les ruines éclatées, a voulu reconstruire intellectuellement un monde cohérent : le sérialisme avec ses lois d’airain.

« Parole, Parole, toi qui me manques », se lamentera Moïse qui aurait peut-être voulu n’être que le brillant Aaron et accéder à l’amour du peuple.
Son destin, sera de rester rugueux, la nuque raide, mesquin parfois mais avec cette étrange volonté de prophète, de créateur de système, de monde.
Et pourtant une étrange culpabilité le conduira, sur le tard, à recréer l’illusion de la tonalité au travers de son système sériel
La musique de Schönberg n’est pas « une soupe de cailloux », (Poulenc), elle est parfois immense, parfois plus étroite, mais elle est voulue, pensée avec désintéressement et pureté, sans jamais se prostituer aux modes et faire la chasse aux droits d’auteur comme Stravinsky par exemple. L’introduction à l’univers de Schönberg par la Deuxième Symphonie de Chambre n’est peut-être pas la bonne clé, car elle suppose assimilées les œuvres maîtresses, mais elle est démonstrative des tourments intérieurs du maître viennois.
Elle est passionnante pour ceux qui savent déjà et peuvent y traquer remords, repentance et hésitation. Pour les autres elle montrera simplement que l’ogre Schönberg, ma foi n’est peut-être pas cannibale, et que l’on peut, sans risquer l’excommunication, prendre un plaisir profond à cette musique pleine de papillons noirs. Et sur ses trente ans de vie tissés dans cette œuvre, il y a dans cette œuvre plus de matière, plus de liberté que dans bien d’œuvres souvent jouées et sonnant creux. Sans croire forcément à l’évolutionnisme en musique, il faut constater que certaines œuvres tentent d’avancer, d’arracher de nouveaux territoires, de nouvelles étincelles en prenant le risque de l’échec.
Les musiques pavées de bonnes intentions et fondées sur un soi-disant ordre naturel de la musique, iront dans l’enfer de la musique. Pli selon pli, l’histoire de la musique ne retient que les Prométhée, même maladroits, et oublie vite les mangeurs de cadavres.

Schönberg possédait en lui, et il le confirmera dans certains de ses concertos, une nostalgie du retour.
Ce retour à l’âge d’or à jamais perdu du monde tonal et de ces certitudes, devient presque un hommage à sa jeunesse.«Les couleurs s’éteignent Place pour de nouvelles Transparente absence de lumière», (Arnold Schönberg dans l’Échelle de Jacob).
Cette absence de lumière parle aussi du combat perdu avec l’ange, de la musique qu’il avait voulu faire remonter du fond de sa jeunesse, et surtout de cette échelle inaccessible, pont entre des mondes réconciliés, montrant l’intégration de sa pensée dans la continuité de la musique.

On peut penser que Schönberg, homme d’ordre, effrayé par la liberté absolue qu’autorisait la musique atonale, sans les hiérarchies séculaires, et donc les garde-fous de la musique tonale, a voulu se raccrocher à des règles, à des lois d’airain que lui nouveau Moïse de la musique écrirait lui-même sans Dieu et sans buisson ardent.

L’art vit aussi pour lui de règles et meurt de liberté. Et donc la révolution voulue conduit à une restauration de contraintes, à un nouveau carcan, encore plus rigide que le système tonal, encore moins "naturelle".

Ce besoin de lois pourrait trouver son besoin dans la tradition juive qui n’aime point le désordre. Mais aussi dans l’orgueil démesuré de Schönberg, qui voulait construire un empire musical.

Une interprétation serait aussi que Schönberg voulait s’inscrire dans la filiation de Bach.

D’abord par sa conversion au protestantisme, puis dans son combat avec le père Bach, qu’il voudra tuer, pour mieux le dépasser et le vaincre.

Dans ce combat avec l’ange il n’en sortira pas boiteux, mais au fond vaincu. Car si après lui ses suiveurs allèrent plus loin dans le sérialisme total, celui des durées, des attaques, et bien d’autres paramètres sonores, ce système quasi carcéral,l s’il a répandu une sorte de terreur musicale qui pendant plus de cinquante ans où tous devaient suivre sa doxa, s’estompe et ne demeure plus que comme simple jeu mathématique où le noyau dur de la série ne peut suppléer à l’inspiration.
Le Reich musical de 100 ans voulu par Schönberg se sera aussi effondré, maisau-delà de ce syndrome de Tour de Babel, il reste le courage de la transgression, le constat lucide de la fin d’un monde musical et d’une impasse avec la musique atonale.

Mais la nostalgie "du monde d’hier" sera tenace, et dans ses œuvres tardives Schönberg voudra donner l’illusion de la musique tonale en plaquant sur la musique sérielle des lambeaux tonaux, pour la faire sonner comme avant.

Cet échec de celui qui avait voulu briser le veau d’or de la musique tonale, rappelle le bégaiement de Moïse, et la terre promise n’aura ni lait ni miel, mais une aridité ressemblant au désert traversé.


Schönberg et le judaïsme

Après s’être d‘abord converti, comme Mahler, pour échapper à l’antisémitisme furieux de l’Autriche et dans l’espoir d’être mieux intégré à la société viennoise, Schönberg cherchera son identité et sa quête de Dieu. Et en 1923, Schönberg est en pleine réflexion sur le judaïsme. Certes, au mois d’août 1924, il fera bénir son second mariage, épousant Gertrud Kolisch, la sœur de l’un de ses élèves, par le pasteur du temple luthérien de Mödling. Mais son évolution intérieure l’amène, en 1927, à rédiger un drame, Le chemin biblique. Resté inédit, il sera joué pour la première fois à l’occasion des Wiener Festwochen du printemps 2001.
Lors de son émigration, Schönberg s’arrête à Paris. Le 30 juillet 1933, il y réintègre la religion juive de façon solennelle. Le document rabbinique attestant de cette démarche, et présenté au Palais Fanto, porte la signature d’un témoin prestigieux : Marc Chagall.
Dès lors, une spiritualité élargie domine son travail créatif:
1938 : composition d’un Kol Nidré, commandé par un rabbin de Los Angeles.
1942 : Ode à Napoléon, sur un texte de Byron texte virulent contre Hitler- 1947 : visite d’un rescapé du ghetto de Varsovie. Sa conversation avec cet homme suscitera l’écriture d’Un survivant de Varsovie.Cette contribution de Schönberg à la lutte contre toutes les formes de tyrannie va de pair avec un intérêt soutenu pour la création de l’État d’Israël.
1950 : il entreprend la rédaction de Psaumes modernes, une série de seize poèmes à contenu philosophique exprimant « les problèmes religieux de nos contemporains ». À cause de sa mort, la tâche restera inachevée.
Comme demeurera éternellement incomplet l’opéra Moïse et Aaron, ainsi que l’oratorio L’Échelle de Jacob auquel il travailla, en discontinu, de 1915 à 1944.
Schönberg resta toute sa vie un homme écartelé entre foi et religion malgré son non-conformisme proclamé. Il fut fidèle aux commandements et à la loi de la Bible. Sa musique a besoin d’un ordre supérieur et elle est pétrie de traditions, de barrières morales et physiques avec ses propres commandements créatifs que l’on pourrait comparer aux dix commandements (interdiction de répétition, interdiction d’aller prendre note ailleurs que dans la série imposée,contrepoint exacerbé, création à partir d’une glaise presque unique : la série et qui se déploie par arborescence,..).Elle est le résultat d’une sorte de quête spirituelle pour bâtir un monde idéal basé sur la loi (Das Gesetz). Cette loi rigide et non transgressable part bien sûr d’une tentative humaine solitaire et douloureuse pour édifier un monde.Il a donc une démarche prophétique et eschatologique.
Cette impérieuse nécessité de bâtir un système musical contraignant, et auquel il faut se soumettre sans s’écarter est en quelque sorte un système religieux dont Schönberg serait à la fois le Dieu et le Prophète. Le bégaiement de Moïse rejoint l’impasse des méthodes musicales.Sa lente ascension sur l’échelle de Jacob de la musique l’aura mené, après bien des humiliations et des combats, à renier la musique tonale, à gravir la musique atonale, à se fixer la fausse démocratie de l’égalité absolue des douze sons de la gamme chromatique, et puis effrayé par le chaos ainsi engendré, il sera amener à se fixer ses tables de la loi à lui : le système de la série avec ses codes rigoureux et sa volonté de contrôle de tous les paramètres du son.

Il s’identifie complètement à Moïse à qui manque la parole de la conviction face aux adorateurs du veau d’or ; Les Aaron entraînent toujours le peuple vers la vanité, est la vanité pour Schönberg est tout ce qui n’est pas la musique sérielle.Cette incroyable suffisance est à la fois celle d’un Herr Professor de culture allemande, et celui de la transe d’un prophète.Comme tout prophète il sera rejeté comme une brebis galeuse, et jamais n’entrera en terre promise. Ce sont ses deux premiers élèves Alban Berg et Anton Webern qui seront ses Josué.D’où la fameuse phrase : la meilleure œuvre de Schönberg s’appelle Alban Berg !
Quoi qu’il en soit Schönberg écrira de nombreuses pièces religieuses, comme une sorte de prière ouverte, de prière en œuvre:Le Kol Nidre opus 39 (1938) L’Échelle de Jacob, des chœurs pour homme,Moïse et Aaron,le survivant de Varsovie.A propos de l’antisémitisme, voici une lettre à Kandinsky datée du 20 avril 1923), apogée de leur rupture suite à des propos raciaux de celui-ci:
« Ce que j’ai été forcé d’apprendre l’année dernière, je l’ai enfin pigé, et je ne l’oublierai jamais. À savoir que je ne suis pas un Allemand, ni un Européen, pas même un humain peut-être (en tout cas, les Européens me préfèrent la pire de leurs races), mais que je suis Juif... J’ai entendu dire que même un Kandinsky ne voyait dans les actions des Juifs que ce qu’il y a de mauvais, et dans leurs mauvaises actions que ce qu’il y a de juif, et là, je renonce à tout espoir de compréhension. C’était un rêve. Nous sommes deux types d’hommes. A tout jamais ! »


Moïse et Aaron

La Terre promise ? Une image ! Et le dieu que tu montres est une image de l’impuissance. Tu as livré Dieu aux dieux, tu as livré la pensée aux images. Moïse (IIIème acte)
L’œuvre entière de Schönberg se joue dans Moïse et Aaron, opéra inachevé, composé de 1930 à 1932 dans une Allemagne devenant inéluctablement nazie. En ce vaste opus, mêlant techniques et styles que le compositeur avait précédemment expérimentées, se condensent les déchirements qui n’ont cessé de le tourmenter. Foi et religion, foi ou religion en sont la trame. Moïse et Aaron sont presque des frères jumeaux, mais l’un parle au cerveau et l’autre au cœur et en connaît les faiblesses. Opéra à trois personnages en fait : Moïse, Aaron et le peuple juif observateur et versatile.Si l’opéra est resté incomplet, ce n’est pas pour des raisons accidentelles (comme pour Lulu d’Alban Berg). Schönberg, qui avait rédigé le livret du troisième acte, a continué pendant près de vingt ans à composer sans trouver pour autant le chemin d’un achèvement musical de cet opéra.Cette œuvre est spéculation intellectuelle, et Schönberg accordait à son livret une grande valeur. L’intrigue ? Disons plutôt le débat : Moïse et Aaron incarnent deux visions irréconciliables de la foi. Moïse représente l’Idée, l’homme qui pense hors de toute matérialité (rôle parlé). Aaron, son frère, figure l’homme d’action, celui qui parle, agit, réalise (rôle chanté). Et le compositeur confronte, soupèse, argumente au tableau noir de sa musique. La fameuse Scène du Veau d’Or survient dans ce contexte comme un déferlement de sensualité dans un séminaire de théologie. Aaron semble avoir gagné mais un acte rajouté montrera le contraire.
Que dit le troisième acte que Schönberg refusa obstinément de mettre en musique :Moïse met Aaron en état d’arrestation l’accusant de nourrir l’espoir oisif avec son imagination, comme cette Terre promise. Aaron insiste sur le fait que la parole de Moïse n’aurait aucun sens, à moins qu’elle soit interprétée dans des termes que le peuple puisse comprendre. Moïse déclare que, avec un tel sophisme, Aaron, plutôt que Dieu, a capturé la fidélité du peuple :
« Des images ont guidé et dirigé ce peuple que tu as libéré, et des désirs étranges sont leurs Dieux. »
En représentant mal la vraie nature de Dieu, Aaron continue à reconduire son peuple dans le désert. Quand Moïse dit aux soldats de libérer Aaron, Aaron meurt. Même dans le désert, dit Moïse, le peuple va atteindre son but final – unité avec Dieu.Pour autant, l’œuvre ne se limite pas à une pure abstraction métaphysique. Une heure trente de musique dense, fourmillante, de diatribes cuivrées, de clameurs et d’élégies vient vous rappeler que Moïse et Aaron est aussi l’une des plus puissantes réalisations de l’opéra au XXe siècle. Jusqu’à ce que Schönberg, tel Moïse, renonçant à formuler sa pensée, pose sa plume.


Schönberg : Un survivant de Varsovie

Son œuvre Le survivant de Varsovie pourrait symboliser ce double engagement artistique et religieux et ses conséquences.
Il s’agit d’un petit oratorio de six minutes pour récitant, chœur d’hommes à l’unisson et orchestre.Schönberg l’écrivit presque d’un seul jet en moins de dix jours en août 1947, bouleversé par le récit d’un rescapé de la Shoah. C’était une commande de la fondation Koussewitzky.Un jeune juif rescapé du ghetto de Varsovie est en fait une recomposition de plusieurs récits.Schönberg revenu à sa foi d’origine, le judaïsme et exilé aux États-Unis a le judaïsme du remords et le syndrome du survivant. Infidèle à son peuple, il le rejoint à nouveau par l’antisémitisme subi et le devoir absolu de solidarité envers tous ces gens partis en fumée ou abattus dans les tranchées. Schönberg a connu ces récits directement le plus souvent ou en les lisant, et il en fait une sorte de description clinique à la Primo Levi montrant les étapes de l’anéantissement, mais aussi la survie du peuple en faisant chanter un vibrant « Schema Israël » à la fin de son œuvre.

Un survivant de Varsovie L ’œuvre est tout entière dramatisme :trois langues se mêlent:- l’anglais du narrateur ou l’observateur impuissant

- l’allemand avec un fort accent berlinois (Schönberg a longtemps vécu à Berlin) pour le sergent nazi

- l’hébreu pour la prière finale
Chaque partie a son principe musical:- fanfare pour le nazi,

- parlé chanté instable et arythmique pour le narrateur héraut des souffrances

- série dodécaphonique pour le chant en hébreu.

Et comme dans toute son œuvre religieuse va éclater la prière qui sauve, le Schéma Israël. Cette œuvre forte, devenue à la musique ce que le Guernica de Picasso est à la peinture, est la plus emblématique des liens de Schönberg et du judaïsme.

« Tu ne feras point d’image », et Schönberg a voulu faire entendre pourtant le Dieu invisible dont seule la parole est donnée.Mystère de la transgression ! Mais Arnold Schönberg ne fut-il pas comme le grand prêtre désigné de la transgression, parfois contre son gré.

Il devait servir la nouvelle musique tout en gardant la profonde nostalgie de l’ancien monde.