Art Blakey

Les tambours se sont tus

Voilà, la ligne est rompue, les roulements rageurs de tambours qui étaient sa signature volcanique ne déferleront plus : le pygmée noir, toujours rebondissant, le vieux sachem du be-bop, a fait transférer ses messages sur son répondeur de l’au-delà. Finie, la longue marche de Blues March, les soupirs de Moanin, la caravane est passée... Elle aura amené toutes ses oasis avec elle.
Difficile de ne pas murmurer rageusement contre cette faucheuse qui, la même année prend dans sa lourde hotte "Sassy" Vaughan, Dexter Gordon bien d’autres mais aussi notre ami Art Blakey, notre séquoia du jazz, nos racines profondes tendues jusqu’à l’Afrique, noueuses comme toi, Art. Noueuses comme des jambes arquées, sous lesquelles passait le fleuve toujours neuf du jazz.

La mort est bien une saloperie, surtout quand elle s’annonce à nous en emportant derrière notre dos d’abord nos amis.

"Ladies and Gentlemen, Art Blakey and the Jazz Messengers !". Depuis ce premier engagement au Blue Note à Philadelphie en février 1955, des milliers de concerts, plus de 480 disques en comptant les nombreux pirates, mais surtout près de centaines de musiciens qui se sont succédés dans le "band" des Jazz Messengers. la seule université du jazz en fait et bien meilleure que leurs Berkeley School amidonnées.
Plus de 100 individus tous différents, et toujours le même "gros son", la même énergie en 35 ans de messages. Vitalité et générosité qui tombaient en cascade de tes tambours Art,

Quand tu nous revenais en Europe, à chaque saison tes nouvelles vendanges, tes nouveaux jeunes, tes vieux routiers.
Que d’individualités fortes : Bobby Timmons, Wayne Shorter, Lee Morgan, Benny Golson, Keith Jarrett, les Frères Marsalis, Clifford Brown, Horace Silver, Terence Blanchard.

Avec toutes ces personnalités, Art a fait une pâte forte et ardente, ce son unique des Jazz Messengers. Bien sûr, il y a eu de plus grands musiciens que lui, mais Art est à l’origine de toute chose, par exemple Monk a commencé avec lui, et aussi fini avec lui. Rappelons l’anecdote où lors du dernier concert public de Monk, humilié, déjà mort au monde, Art est venu casser la gueule au public en les apostrophant, en pleurant sur un des derniers grands génies noir-américains, à qui il faisait un rempart de son corps de nain. Nain immense !

Art Blakey, il va pleuvoir un peu plus profond en nous, maintenant que tu as replié tes peaux et ta peau… Pauvre con, tu viens de nous faucher un grand morceau de notre jeunesse dans ta grosse caisse qui flotte dans l’au-delà.
Je me souviens d’un bouton de radio tourné dans ma chambre de malade en 1958, et ces concerts de l’Olympia qui m’ont brûlé pour longtemps : car le jazz s’est ouvert à moi comme à beaucoup d’autres, par cette musique simple et si forte. À d’autres de gloser sur ta négritude, sur la saga des Jazz Messengers, sur l’irruption de l’Afrique dans la batterie, sur ton classicisme halluciné, il fallait simplement ressentir tes tambours dans les ventres de nos jours.
Tout cela est vrai, comme le simplisme de ta musique, celui du ventre de la terre.
Tout cela, je m’en fous, il reste ta fièvre, ta ferveur, et ton grand rire quand un jeune de ton orchestre arrivait à t’étonner.
Je revois ton regard de poule couveuse sur tous ces petits qui arrivaient vers toi, aimantés par ta chaleur.
Ce n’était pas des tambours de la nuit ou des processions obscures, non cela éclaboussait la vie, le soleil sortait des cymbales, et la grosse caisse devenait le plus beau des coffres de pirate. Parfois poisson noir à cheveux blancs hors de l’eau du monde, tu ouvrais si grand ta bouche pour happer l’air, que moi, souvent au premier rang, je me voyais en nouveau Jonas dans ton ventre. Que de notes aurais-je alors entendu !
Et tes grimaces de sage sioux qui savait faire des signaux de fumée avec des baguettes frottées contre l’une et l’autre face du jazz, tes grimaces montraient ta transe. La tienne et celle qui allait venir en nous.

Salut, grand père, "Along come Betty", mais elle est en noir pour longtemps.
Allez, suffit Art, il serait temps que tu remettes un peu d’ordre dans les roulements de tonnerre.
Reprend tes baguettes : allez, one, two, three !

Gil Pressnitzer