Arvo Pärt

La musique qui tintinnabule

Je pourrais comparer ma musique à une lumière blanche dans laquelle sont contenues toutes les lumières. Seul un prisme peut dissocier ces couleurs et les rendre visibles : ce prisme pourrait être l’esprit de l’auditeur - Arvo Pärt.Pärt est totalement hors du temps présent, hors des modes, même s’il en est devenu une. Car sa musique est prise pour une consolation et une sorte de revanche contre les musiques actuelles au langage plus torturé. Ce retour apaisant à l’âge d’or du monde tonal semble une délivrance, mais Arvo Pärt ne se soucie guère de cette catharsis. Sincère il chemine sur les routes de ses sons, de ses cloches. Il est un peu l’Andreï Roublev égaré dans notre époque. « Tabula rasa », table rase des scories accumulées au cours de siècles d’invention de l’esprit humain, sa musique fait retraite autour du noyau dur des sons. Moine-soldat il tente de capter dans ses mains de musicien des parcelles d’éternité.Musique ? Plutôt mystère au sens médiéval, parole révélée face au silence qui entoure chaque parole, chaque note.Même économie de moyens, lui qui brassait les plus complexes moyens de l’écriture sérielle, il va rendre compte comme dans des enluminures, comme dans un livre d’heures d’une métaphysique en musique. Il va entreprendre son voyage intérieur.

L’itinéraire d’un voyage intérieur

Arvo Pärt nous vient de la lointaine Estonie où il naquit le 11 septembre 1935 à Paide. Le glacis soviétique était là aussi, plus prégnant que toutes les glaces de l’hiver. Les glaciations étaient bien dans les têtes, et malheur aux croyants et aux « modernes » qui osaient écouter ou faire sourdre d’eux des vilenies occidentales. La souillure des âmes pures vouées aux lendemains qui chantent, mais sans musique autre qu’académique et agréable aux oreilles des dirigeants, était pourchassée. Halte à la flétrissure des hommes nouveaux par la beauté !

Pärt a fait ses études musicales à Tallin, et il va ensuite gagner sa vie en la perdant comme ingénieur du son à la radio nationale, et surtout en réalisant, comme Chostakovitch, d’innombrables musiques de films pour la radio et la télévision estonienne. Mais la révélation sérielle, comme la révélation de sa foi profonde le saisissent et le voici au ban de la société soviétique. Pourtant ses premières œuvres, plus sages, avaient fait de lui un compositeur presque officiel du régime. Il gagne un prix de composition en 1962 avec la cantate Meie Aed (Notre Jardin) pour chœur d’enfants de style encore traditionnel. Il passe ensuite par une période d’expérimentation sérielle, avant de commencer à réintégrer dans son écriture la tradition, d’abord par des techniques de collage déjà utilisées par Alfred Schnittke, pour finalement créer un style où l’ancienne polyphonie et les références grégoriennes s’associent à l’emploi de sonorités nouvelles.
À partir de 1976, année de la composition de Für Alina, il enrichit son style des notions de silence et de tintinnabulation.

« Ici, je suis seul avec le silence. J’ai découvert qu’une seule note suffit quand elle est bien jouée. Cette note, ou un moment de silence me réconforte. Je travaille avec très peu d’éléments (...). Je construis avec les matériaux les plus primitifs - avec l’accord parfait, dans une tonalité spécifique. Les trois notes de l’accord résonnent comme des cloches. Et c’est pourquoi j’appelle cela tintinnabulation. »

Cette plongée dans le presque rien qui fait qu’un être palpite et brille intérieurement et peut répandre sur les autres des poussières d’éternité, va le modeler en tant qu’homme et en tant que compositeur. Sa foi ne l’a pas conduit à soulever des montagnes de notes, mais a approfondir la note juste, celle ourlée de silence et d’infini.

La culture officielle de l’URSS, - L’Estonie avait été donnée à Staline dans le cadre du Pacte Germano-Soviétique en 1939-, accepta de reconnaître beaucoup de ses œuvres, mais il fut néanmoins souvent aux prises avec la censure en raison du caractère religieux de son œuvre. Mais tout le monde ne peut avoir la duplicité ou la schizophrénie, ou simplement l’instinct de survie d’un Chostakovitch, et Pärt déchire vite le rideau des complaisances. Le divorce est alors clairement prononcé, à ses torts bien sûr, entre un régime dictatorial et lui, pauvre ménestrel de sa musique intérieure. Il ne fit plus mystère de son intense foi chrétienne orthodoxe. Cela était insoutenable pour les tyrans.

En 1980, Pärt émigre à Berlin Ouest en passant par Vienne.

Une nouvelle vie d’homme libre commence. Il avait dû pressentir les « ailes du désir », et le tutoiement des anges. Son étude assidue des polyphonies flamandes, du chant grégorien va lui permettre de se forger un tout nouveau style, neuf en fait d’une ascèse vers la simplicité et le dénuement. Il va humblement comme un pauvre pèlerin de la musique s’enfermer dans la cellule étroite de la frugalité des formes. Plus que du minimalisme, il faut voir une humilité profonde : Arvo Pärt semble vouloir laver les pieds de la musique. La débarrasser de toutes les scories du temps et des chemins. Il n’est pas le Saint-François d’Assise de la musique car il s’adresse aux hommes et non pas aux oiseaux.

Une spiritualité en musique

Une sorte de transcendance va désormais affleurer dans sa musique qui devient musique des sphères tout entière vouée au divin.
Ferveur et fidélité imprègnent son œuvre qui réincarne la spiritualité en musique.

Apaisé lui-même, il verse pour nous un immense apaisement qui coule hors du temps. Humble, irradié de l’enchantement des simples, il nous tend en offrande une musique tendant vers la raréfaction, mais allant à la corde même de l’âme. Il tisse lentement une musique de pauvre évitant les couleurs vives, sans doute trop chères sur les marchés de Noël ou d’ailleurs. Sorte de simple ou de fou de la musique contemporaine, en tout cas se voulant comme tel, il aura créé une vénération autour de sa musique. Dans un monde déboussolé, en quête de valeurs transcendantales, sa musique « simpliste » aura été une profonde consolation.

Bien malgré lui apôtre de la musique planante, ses musiques ont un retentissement de tonnerre purificateur dans notre ciel un peu vide. Tabula Rasa, Arbos, Miserere, De Profondis, Alina et tant d’autres sont écoutés en boucle par nos oreilles en proie au vertige de sa fausse simplicité. Son dépouillement s’en remet à une conception du temps autre que la nôtre. Elle est plus orientale qu’occidentale, plus enroulée sur l’espace-temps. Toujours est-il qu’il répand en nous une étrange sérénité.

Son utilisation des voix, des notes tenues, tient de l’alchimie du Moyen Âge, ou de celui qui sait combiner deux ou trois choses fondamentales de l’ordre cosmique. Pärt nous touche par sa profondeur archaïque, il nous revient du fond des temps, descendu des plafonds des églises, du fond des icônes, pèlerin du monde des croyants.
Comme ces peintures d’adoration sa musique nous regarde en face, souriant lentement, presque avec une légère ombre de tristesse.
Pärt utilise peu de notes, mis pour nous consoler de la tragique destinée, il déploie en offrande le drap de voix tissées dans une élévation extatique.

Musique à la fois aux portes de l’oubli, et à la jonchée de la mémoire. Elle semble laisser couler ses larmes contre notre épaule.

Son des choses, soupirs des pierres, elle est un souvenir tissé de sensations. Toute écoute devient alors une dérive, un compagnonnage immobile et lointain. Sa musique est la sœur de la lenteur et elle s’abreuve aux sources du silence. Émergeant dans des volutes de pianissimo, les notes semblent des bulles de savon métaphysiques. Son système d’écriture actuel s’appuie sur des tenues très longues, des arpèges mélancoliques et des répétitions envoûtantes. Il veut effacer les siècles pour retrouver l’art des artisans musicaux du Moyen-Âge, retrouvant des accents apaisants du grégorien, et il croit reconstituer les rythmes des anciens grecs dont nous nous n’avons aucune trace fiable. Surtout il invente des accompagnements obsédants basés sur un seul accord, un accord parfait. Il appelle cela « tintinnabuli ».

Cet art des cloches qui résonnent longuement sera sa signature musicale. Ces cloches qui semblent baliser les plaines des souffrances, et raréfier les espaces de la douleur. Arvo Pärt utilise très peu de notes et très souvent de notes simples ; blanches ou noires, non complexifiées. Et les gouffres du silence sont partout présents. Le rythme est réduit au squelette de l’homorythmie. Parfois un éclat violent fait ressentir la terreur cachée. Sa musique est une louange à l’intensité de l’émotion.

Les textes choisis (Miserere, Dies Irae, Magnificat...) puisent aux racines des prières chrétiennes et chaque mot est sanctifié par quelques sons. Souvent chaque mot est égrené par une seule note. Psaumes, plaintes, chants populaires médiévaux, servent de structure à un édifice qui se fait dans une étrange louange.
«La bonté du monde n’est pas reconnue, seule compterait celle du créateur invisible». Il en est tant qui tournent en rond dans leur identité spirituelle et le retour à la religion (Tavener et d’autres), sans nous émouvoir pour autant, Pärt lui nous touche car il est sincère, tout entier pris par son cheminement de pèlerin. Cette musique se situe au-delà de la tristesse, dans une foi naïve et inflexible. Pourtant si telle est la confiance en Dieu, pourquoi autant de bribes de peines, d’odeurs enfouies, de mots enfuis dans cette musique ?

Pour mieux saisir sa pensée il faut ici un texte du compositeur écrivit à l’occasion de la création de son œuvre Lamentate de 2002 : « Quand, lors du vernissage dans le Hall des turbines de la Tate Modem à Londres en octobre 2002, je découvris le Marsyas d’Anish Kapoor, la première impression fut écrasante : Moi, cet être vivant, je suis debout devant mon propre corps et je suis mort - comme dans un décalage temporel où le futur et le présent prennent place en même temps. Tout à coup, je me voyais déplacé dans une situation d’où ma vie m’apparaissait sous un autre jour. À ce moment j’éprouvai la vive sensation de pas être encore mûr pour mourir. Et jaillissait cette question : que pourrais-je encore accomplir durant le temps qui me restait à vivre ? La mort et la souffrance sont des problèmes qui préoccupent tout être humain, une fois précipité dans ce monde. Son attitude face à la vie dépend alors de la façon dont il résout (ou ne résout pas) ces problèmes - consciemment ou inconsciemment. La taille de la sculpture d’Anish Kapoor dynamite non seulement nos conceptions de l’espace, mais aussi, selon la perception que j’en ai, les dimensions temporelles. La frontière entre le temporel et l’intemporel tend à s’estomper. C’est la sphère thématique de ma composition Lamentate (Plaignez). J’ai de la sorte écrit une plainte, une lamentation, non pour des morts, mais pour nous, les vivants, qui devons résoudre ces problèmes, chacun pour lui seul - pour nous qui peinons à traverser la souffrance et le désespoir dans le monde. »

Tout est ainsi dit sur sa musique et son sens premier et profond.

On peut s’interroger sur les succès certains de sa musique en Occident. Cela tient à la valeur hypnotique qu’elle dégage, de son apparente extrême simplicité, de son retour en un âge d’or immémorial où tout devient simple devant la soumission à Dieu. Elle provient aussi d’un rejet viscéral des musiques contemporaines dont le langage non enseigné irrite, alors qu’il est notre véritable présent.

Arvo Pärt est devenu l’archange du langage néo-tonal sans le vouloir. Il a bien trop à faire à comprendre sa propre route pour consoler l’humanité tout entière. Von Angesicht zu Angesicht, musique de face à face, la musique d’Arvo Pärt est souvent illumination.

Elle tintinnabule en nous, petite rivière d’éternité, qui fait nos grandes mers.

Gil Pressnitzer

Trisagion et Fatres

TRISAGION

Je veux tendre à cela:temps et non-temps sont indissociablement liés. Cet instant même et l’éternité luttent en nous. Et ceci explique toutes nos contradictions.(Pärt)

TRISAGION Cette œuvre de 12 minutes fut composée entre 1992 et révisée en 1994. Elle est dédiée à une fête orthodoxe célébrant le prophète Relie.
Elle est basée sur un hymne orthodoxe byzantin médiéval qui est devenue la prière officielle pour célébrer la Sainte Trinité. Donc le chiffre trois est fondamental dans cette œuvre qui est une triple acclamation au Dieu Divin, mais sans oublier que cette prière était aussi réservée pour célébrer les morts.
La forme traditionnelle a des contraintes précises au niveau des notes dominantes, des modes caractéristiques, des tonalités employées. Arvo Pärt les respecte, mais il ne met en musique qu’une petite partie de la liturgie orthodoxe du trisagion.
« j’ai voulu écrire une prière communautaire, avec une fonction liturgique précise et toute la pièce doit culminer dans l’appel à Notre Père. Elle est réalisée pour un ensemble à cordes. Elle reprend un peu les procédés musicaux de Fatres mais en plus épurés encore car elle a vocation de musique religieuse et chaque élément de prosodie, d’interpolation, du bruit des pièces d’argent, a un rôle fondamental dans ma pièce »
Un lent glissement des cordes graves ouvre l’œuvre avec un thème répétitif. Silence et notes aiguës et désincarnées alternent. Musique de méditation et de consolation, elle alterne un soubassement de cordes et de houle de sons ; Elle joue sur la dynamique allant du non-dit à l’affirmation forte.
Elle se déroule mystérieusement, avec des éclats subits comme la terrible parole des prophéties et des envols aiguës des notes. Cette musique est proche de la prière et elle se renferme peu à peu, en tournant sur elle-même, sur le silence.
La scansion finale est un acte de foi, répétant obstinément, humblement, fidèlement les mêmes paroles musicales.Tout est dit comme sur un accord parfait d’orgue et comme si on se frappait plusieurs fois la poitrine.Le titre de l’œuvre signifie d’ailleurs prière d’introduction pour orchestre à cordes.

FATRES

En 1977 un disque Tabula Rasa le rendit mondialement célèbre. Deux versions de Fatres furent dédiées à Gidon Kremer.La première fut donnée par « Horte Musicus » ensemble estonien.Cette musique est emblématique pour Arvo Pärt, elle est au cœur de sa musique comme en témoignent ses nombreuses adaptations :1977 : version originale pour orchestre de chambre avec instruments anciens ou modernes
1980 :version violon et piano1983 : version pour 8 ou 12 violoncelles
1984 :version pour 4 violoncelles1983-1991 :version pour orchestre de chambre et percussion1985 : version pour orchestre de chambre1989 : version pour violoncelle et piano1990 : version pour octuor à vents et percussion1992 :version pour violon, orchestre à cordes et percussion1994 :version pour trombone, orchestre à cordes et percussion
Fil rouge de sa pensée et de sa musique Fatres est le fondement de sa pensée.
Cette musique d’une vingtaine de minutes est une des plus envoûtantes de Part. On y trouve ses nappes répétitives de musiques, ses consonances parfaites, ce battement répété et profond d’une cloche imaginaire ; Ce style tintinnabulant, c’est-à-dire comme un rituel entre silence et son prolongées, qui imprégnera ensuite toute son œuvre. Un accord tout le temps répété parcourt cette pièce qui en devient magique, des variations autour de ce « thème-statue » tissent l’œuvre. Des formules presque incantatoires sont redites 8 fois et d’ailleurs comme au moyen-âge une alchimie des nombres se cache dans cette musique. Travail d’artisan, d’alchimiste donc Fatre s fut la révélation pour l’Occident d’Arvo Pärt, 25 ans après l’illumination demeure.

Œuvres principales

Collage sur B-A-C-H (1964)

Concerto pour violoncelle et orchestre « Pro et Contra » (1966)

Credo pour piano, chœur et orchestre symphonique(1968),

Symphonie n°3 (1971)

Lied an die Geliebte, cantate symphonique (1972)

Für Alina (1976), pièce pour piano

An den Wassern zu Babel saßen wir und weinten, (1976), révisé en 1984

Arbos (1977), révisé en 1986

Fratres (1977), pour violon, orchestre à cordes et percussions, dédié à Gidon Kremer, révisé en 1991 (version VI pour cordes et percussion), 1992

Tabula rasa (1977), concerto pour deux violons, piano préparé et orchestre à cordes

Cantus Firmus in memoriam Benjamin Britten pour orchestre à cordes et cloche, (1977),

Spiegel im Spiegel, pour violon, violoncelle et piano (1978)

Summa pour orchestre à cordes (1977)

De profundis, pour voix d’hommes, orgue, grosse caisse, tam-tam et cloche. (1980)

Te Deum pour chœur et orchestre à cordes(1984-1986)

Es sang vor langen Jahren (1984),

Stabat Mater (1985)

Festina lente pour orchestre à cordes et harpe (1988),

Magnificat antiphonem (1988) revisé en 1991

Magnificat (1989)

Berliner Messe (1990)

Miserere (1990)

Silouans song pour orchestre á cordes(1991)

Litany pour voix, chœur et orchestre (1994)

I am the true vine (1996)

Kanon pokajanen (1996)

Triodon (1998)

Como cierva sedenta pour soprano et orchestre symphonique (1998),

Cantique des degrés pour chœur et orchestre (1999)

Orient & Occident pour orchestre à cordes (1999)

... wich was the Son of... (2000)

Nunc dimittis (2001)

Salve Regina (2002)
In Principio (2003)

Von Angesicht zu Angesicht (2005)

Veni creator (2006)

Für Anna Maria (2006)

Für Lennart in memoriam (2006)

Sei gelobt, du Baum (2007)

Morning Star (2007)

The Deer’s Cry (2007)

These Words…(2007)

Symphonie n°4 (2008)

Missa brevis (2009)