Astor Piazzolla

Les saisons

Gideon Kremer de Buenos-Aires, ou Kremer et Piazzolla

Gideon Kremer aura toujours été un insoumis et il n’aura jamais accepté la voie royale et pavée de compromission qui souvent est celle des grands virtuoses du violon, enchaînant cabrioles et tours de cirque attendus par la foule.
Non lui l’Estonien libre, il aura préféré marquer son passage par des actes de citoyen du violon il suffit de se souvenir de son incroyable cadence pour le concerto pour violon de Beethoven, de sa lutte constante pour faire reconnaître Alfred Schnittke, Sofia Gubaïdoulina, Arvo Part et bien d’autres, et du petit miracle que fut le festival de Lockenhaus.

Maintenant avec son ensemble Kremerata Baltica, il rend hommage à Astor Piazzolla, au travers de « l’œuvre » de Vivaldi Après un disque flamboyant « El tango » et l’enregistrement de l’œuvre majeure d’Astor Piazzolla, sa musique-opéra « Maria de Buenos Aires », il donne ce soir une version des Quatre Saisons de Vivaldi qui aura à la fois la brûlure du soleil et l’abîme de noirceur du tango.
Astor Piazzolla est l’homme au bandonéon qui a révolutionné le tango sans aimer vraiment sa tradition ancrée entre maison close et désespérance. En le mariant au jazz, voire même aux grincements de Stravinsky, Astor Piazzolla a été un grand compositeur. Né le Il mars 1921 à Mar de Planta, il commence en fait à se plonger totalement dans le bandonéon à… New York ! Cet argentin a su transcender les frontières et se faire aimer aussi bien des foules que de John Adams porte-drapeau de la nouvelle musique américaine et aussi des interprètes aussi exigeants que Gideon Kremer.

En 1955, il fonde son propre ensemble de tango. Après d’innombrables concerts il crée après, Libertango, l’Hommage à Liège et des concerts pour bandonéon. En 1968 l’œuvre de sa vie Maria de Buenos Aires est enfin écrite, exprimant toute la violence et la tendresse et le merveilleux creuset de cosmopolitisme, qui font de cette ville l’emblème du tango. Fièvre et folie, charme aussi en bandoulière et Astor Piazzolla sillonne la terre entière pour la réconcilier avec cette musique des courants d’air où passent les racines du vent plantées dans la poitrine espagnole, italienne, juive, allemande et surtout amérindienne. Des collaborations avec Rostropovitch, Gerry Mulligan, Alfredo Arias bien sûr, auraient pu détruire l’esprit même du tango sorti de la rue mais toujours Piazzolla a su l’y faire retourner.
Astor Piazzolla s’était d’abord pris pour un compositeur classique, mais en fait il voulait tuer cette part de lui-même qui lui faisait peur, ce côté musicien des bouges et des rues mal famées.

Oui le tango est vulgaire, tragiquement vulgaire, et Astor Piazzolla voulait l’oublier, comme il voulait oublier sa vie à dix-huit ans dans les rues de Buenos Aires où il faisait l’aumône en jouant de cet instrument détesté et adoré, le bandonéon. Piazzolla fut donc ce musicien sans frontières, tantôt porté par le succès commercial, tantôt se ressourçant dans la générosité de ses jardins secrets enracinés dans les bas-fonds de son enfance. Il aura vénéré Bach, servi Carlos Gardel pour qui il travaillera longtemps, obéi à Nadia Boulanger et enfin il se sera sauvé lui-même dans son concept du « New Tango ».
Greffant son amour de la musique savante occidentale avec les battements sourds de l’Argentine, Astor Piazzolla a su rester sincère et généreux.
Il fait vibrer « la splendeur désespérée du tango » dans ses harmonies étranges, ses déhanchements rythmiques, ses clichés dramatiques, son théâtre des larmes et des regrets. « Je cherche à être le musicien de ma ville sans folklore indécent. Si je déteste les manifestations extérieures du tango, je n’en suis pas moins attaché à son esprit, à son rythme, à sa mystérieuse splendeur Le tango est noir ; pessimiste, fatal. À sa naissance dans les bordels de Buenos Aires, il était picaresque. Il devint sensuel, triste et passionnel. Les joueurs de tango vivent pour lui, meurent pour lui ».
Appliquant ses propres paroles Astor Piazzolla meurt à soixante et onze ans, bien sûr à Buenos Aires. Mais comme il le proclamera « la danse des moissons vaut mieux que celle des bas-fonds» et cette danse lui vaudra des amoureux fous. »
« La musique de Piazzolla est fondamentalement une déclaration tragique ». (John Adams) fascinée par cette multiculture inattendue, diverse, versatile et généreuse.
Et Gideon Kremer qui se voit toujours "comme un enfant totalitaire qui combat les mêmes fantômes, afin de trouver sa voix véritable" a respiré éperdument à travers la brise argentine. Le discret habitant de Paris a retrouvé à cinquante-deux ans une douce amertume comme une tendre mousse couvrant ses angoisses et ses tortures continuelles. Après avoir tutoyé Karajan, Martha Argerich et ses amis de Lockenhaus, après avoir trouvé des pères spirituels auprès d’Alfred Schnittke, Arvo Part, Gubaidoulina qui lui ont appris à "explorer l’inconfort de l’âme", Gideon Kremer est allé avec la même intégrité, la même générosité, retrouver la lumière de la parole dans les alphabets de couleur, de joie et de douleur emmêlés du tango d’Astor Piazzolla.

« Pour moi Piazzolla n’est pas une frivolité dans ma carrière, mais une rencontre essentielle avec un musicien capital de profondeur et d’émotion ».
Depuis des années les longs bras de Kremer tentent d’étreindre cette curieuse embellie musicale que sont Les Saisons de Vivaldi, et plusieurs fois il a joué et rejoué cette musique sans vraiment pouvoir faire autre chose que de tourner en rond dans sa spirale, sa fausse limpidité. Ne voulant pas se taire et voulant envahir ces enluminures en trompe-l’œil des saisons de l’homme, il a eu une révélation lorsqu’il a récemment découvert que Piazzolla avait aussi écrit des Saisons. Bien différentes assurément que celles de Vivaldi avec leurs lumières avalées, leurs fausses réalités appuyées sur des textes soi-disant appliqués à la lettre. À partir de ce moment le violon de Gideon Kremer a battu la chamade, et il a pu avaler toute la lumière enclose dans les notes. Que fait alors Gideon Kremer ?« En concert, je joue le printemps de Vivaldi, l’Été de Piazzolla et ainsi de suite comme un anneau de Moebius. Je fais un pari de soixante-dix minutes de musique, c’est comme une symphonie de Bruckner ! »
Ce mélange, cette antiphonie entre le prêtre roux et le gamin des rues de Buenos Aires n’est pas fait pour être iconoclaste. Mais pour nous prendre par la main jusqu’à la mer, jusqu’au soleil, mais au travers des neiges, des alluvions, des feuilles mortes et surtout des fleuves du propre visage que nous saurons reconnaître dans cette belle déraison. Voici la danse des moissons !

Peut-être las des larges lumières diffuses dont il s’était longtemps drapé avec ses âmes - sœurs du Nord, Gideon Kremer cingle, archet au vent, et cordes déployées, vers des terres mille fois découvertes les Saisons de Vivaldi. Si Gideon a décidé de s’affronter à cette musique qui sans la véhémence décapante des baroqueux peut se rapprocher de la musique d’ascenseur, c’est que l’on oublie de lui rendre cette joie simple, ce bonheur à chanter qu’elle recèle.
Gideon Kremer ne cherche plus les parcelles de transcendance dans des Œuvres proches des icônes, mais une grande brassée d’hédonisme.Il lui faut une tension, un incendie mais aussi une liberté du chant.Et le violon de Gideon Kremer découvreur et ami de tant de compositeurs aux paroles gelées par la glaciation soviétique se fait depuis quelques années plutôt messager de joie tourbillonnante que de poteau indicateur de la douleur.
La guerre est finie comme le disait Jorge Semprun, et l’urgence des temps, si elle reste prégnante, autorise aussi à déplacer les frontières, les enclos, les ghettos où se forgent les oublis.

Pour ouvrir les murs de la musique du monde, dans lequel, tel Merlin, sommeille encore endormi Astor Piazzolla avec ses pouvoirs en friche, Gideon Kremer, fidèle à sa folle générosité, crée un jeu de miroirs entre musique classique et musique du peuple, entre le Vivaldi connu par cœur jusqu’à la nausée, aux Saisons de Piazzolla que personne n’a quasiment entendues.
Dans une seule œuvre Saison s, Gideon fait se parler deux musiques descriptives où la sensualité nichée dans la pluie de l’hiver est dans l’équivoque permanente.
Déjà son père, sorte de musicien ambulant, devait jouer des tangos pour réchauffer la terre du nord.
Gideon Kremer veut démontrer, spécialement ce soir, qu’Astor Piazzolla est plus que le tango, qu’il est l’égal des grands, d’où ce rapprochement saison par saison avec le "tube" universel de cette fin de siècle, Vivaldi.
Cette volonté de lier le passé au présent est déjà tout entière contenue dans la musique de Piazzolla.
Casser le snobisme et les barrières, voici l’objet du concert de ce soir.
Gideon aura à cœur d’appliquer le principe essentiel appris de Piazzolla de « toucher par l’émotion ».
D’ailleurs vous venez quand Gideon passera de Vivaldi à Piazzolla l’intensité musicale demeurera, mais il se mettra avec son violon sur le toit de ses sentiments, à danser, à voler dans l’espace.
Bien sûr toute cette vulgarité qui doit coller au corps, provocant du tango sera sublimée, et une partie essentielle sera ignorée volontairement par Gideon Kremer qui ne transporte pas le bouge sur la scène.
Mais la passion, la naïveté même, qu’il y met est touchante et nous touche.
Il est citoyen de cœur de Buenos Aires où il s’est rendu tant de fois pour entendre le vent du sud souffler au fond des bars perdus.

De Tango au Quatuor Astor, la musique de Piazzolla hante Gideon. Il en est tout simplement amoureux et changé intérieurement, et il donne lui-même la clef de son attachement.
« Astor Piazzolla évoque un monde meilleur à travers le langage de la nostalgie. Tout cela en un simple tango ».
Et puis comme on dit que Piazzolla a toujours écrit la même chose, et que Vivaldi aurait fait 600 fois le même concerto, la tentation était grande de les mettre en situation. Surtout pour démontrer que grâce au « génie », elles sont fondamentalement différentes et se répondent quelque part.
Ces deux musiques sont en effet des musiques d’équivoque, d’appels à une montée de désirs.Certes la musique d’Astor Piazzolla est une musique de coup de reins malgré son vernis civilisé et fréquentable et celle de Vivaldi un vertige de virtuosité proche parfois de l’improvisation.

Car les Saisons de Vivaldi sont avant tout la description de poèmes, et Astor Piazzolla était avant tout un littéraire et ses saisons sont les saisons des poètes.Le soleil clair de Vivaldi et le soleil noir de Piazzolla parlent autant de joie que de mélancolie.La pulsion rythmique incessante du concerto baroque peut rejoindre, si elle est poussée au bord du gouffre, le rythme banal et tragique du tango.
Gideon Kremer ne veut en rien récupérer Piazzolla qu’il n’a d’ailleurs jamais pu rencontrer.
En effet, ayant découvert la musique et l’interprétation de Piazzolla sur des bandes vidéo en Allemagne, il passa une grande partie de son temps à piller la vidéothèque de Cologne tant la rencontre avec l’univers avait déclenché des houles d’enthousiasme dans son intérieur plutôt bordé de lacs gelés.
Rencontre autant avec un compositeur qu’avec un interprète, uniquement par le biais du virtuel, mais qui le marquera à jamais.

« Depuis l’avoir entendu, je me suis toujours senti enveloppé dans une atmosphère d’énergie - une force absolument incroyable qui pousse à être audacieux et à faire des choses qu’on n’aurait jamais tentées auparavant ».
Ce choc, Gideon Kremer ne l’a jamais oublié et, ce soir, il sera plus proche d’Astor que du prêtre roux.Piazzolla est devenu une sorte d’ange gardien, et pour le citoyen de Lettonie, né à Riga, aux antipodes des saisons de l’Argentine, les hémisphères n’existent plus.
« La terre est ronde et le tango est partout » proclame Gideon qui pour mieux se plonger dans cette passion, a refait le voyage d’Argentine jusqu’aux extrêmes du pays où Patagonie et Terre de Feu rejoignent l’indécision des frises lettones.

Et puis Gideon, le non-russe a en fait son premier tango dans le concerto grosso n° 1 d’Alfred Schnittke en 1977 !

Gil Pressnitzer