Bea Tristan

Une aussi longue absence

Le déferlement du chant essentiel, insoumis

Je me suis levée comme on se lève de table.
Et j’ai laissé mon odeur comme on laisse un pourboire.
J’ai repris mes esprits comme j’ai repris mon blouson.
Et je suis sortie de ta vie comme on sort de prison…
(Mr. Mecano)

Bea Tristan nous est revenue après plus de quarante ans de silence. Et grâce à Bruno Ruiz nous l’avions reçu en plein cœur à la Cave Poésie à Toulouse un soir d’octobre brisé comme elle. Elle la plus formidable toupie de l’utopie, elle qui aura tracé pour nous les routes des évasions, des amours en voyages et en virages, d’amours égarés, enfuis ou espérés. Des souvenirs de maisons perdues dans l’enfance, de bâtisses coloniales dans le bleu des souvenirs.

Après son disque « Palissandres » elle vient de sortir son nouveau disque « Mr. Mecano » et le saisissement est encore plus fort. Tout le temps nous remonte et sa voix égrène un blues déchirant, entre énergie et nostalgie.

Bea Tristan est plus qu’une chanteuse. Elle est un road-movie à elle seule. Sa voix qui feule le long de la rouille des jours semble toujours prendre la route. Et la route, mais aussi la tangente, elle l’aura souvent prise. Quand « la carrière » s’ouvrait devant elle, enfant prodige de la chanson, elle suivait ses fuites durables et renouvelables. À peine reconnue elle aura largué les amarres de ce drôle de métier à la fin des années soixante-dix. Sa voix mauve et fauve préférait se lancer dans la canopée de la vie, loin des hypocrisies. Et motarde des rêves elle s’en était allée soulever la lumière de la poussière. Boule d’énergie elle ne pouvait ni plier, ni se plier. Elle est faite de limon sauvage, d’une enfance au milieu des palissandres à Madagascar, de la rage de chanter, de ses voyages et de ses fuites dans l’infini au-delà des chiens errants de nos conforts et désastres.

Elle est faite de limon sauvage : d’une mère pianiste qui saura la convaincre de chanter à nouveau, d’une enfance au milieu des palissandres à Madagascar, de la rage de chanter, de l’amitié de Bruno Coquatrix, de ses voyages et de ses plans secrets.

Et puis elle a roulé si longtemps que finalement elle est revenue devant la grille des chansons, cheveux d’argent, voix de béton. Femme de passage, sans âge, ses textes laissent en nous sillons de vie ardente. Par-delà les épuisements des jours ses chansons sont posées sur nos mémoires, néons dans les nuits, routes du nord qui défilent. Tant de destins, fragmentés, entrevus, se devinent dans ses mots. Comme sur sa moto elle chante sans s’arrêter pour ne pas tomber.
« j’ai raté ma carrière, j’aurais dû être Rocker ou Mécano. », mais non Bea tu es chanteuse et tu fais vrombir le moteur des mots, à faire défiler les cartes routières de l’ailleurs. Convoyant des voitures au bout du monde, ce sont des rêves écaillés, des amours vers le nord avec toutes les larmes du corps qu’elle convoie dans ses chansons tissées aux lambeaux de la vie.
Bea Tristan est intense, tout simplement intense. Sa voix est de l’alcool fort et non frelaté dans la prohibition de notre époque. Blues des rencontres, et des souvenirs de trois fruits confits, bruit de moteur dans sa voix, claquement de portières dans sa guitare, Bea Tristan est un choc, un électrochoc dans la chanson française.

Certes les salles ne sont pas toujours pleines pour rendre hommage à cette Janis Joplin de la chanson française, Elle s’en accommode : « Au fond du désespoir j’ai toujours souri, parce que je crois aux miracles, aux états de grâce…..je vois ces images du Japon, qui me murmurent l’éphémère de nos vies capitales dans la grande marche de l’univers…..et nous devons nous vêtir de ce paradoxe. Si les salles sont vides en face de moi, elles sont pleines de ces vies balayée ….. je chante en fait devant des milliers de personnes……….. ».

Avec l’instinct immémorial des créatures de la vie, saumons ou autres, Béa remonte les fleuves jusqu’à leur embouchure, pour trouver le but de sa mission jadis donnée, un serment de vie à honorer, alors que le temps cogne.

Alors que tout simplement j’ai des choses à faire, en un temps donné.
Et que je me trouve actuellement à l’endroit exact de ma trajectoire
où je ne peux ni freiner ni changer l’angle, dans la solitude de l’accélération et de la courbe...
je sais que certains sont apparus sur le bord de la piste, et que crient Go, Go !!!
et que des gens viendront voir à leur tour.
Je sais que je les retrouverai, à l’arrivée.
Ni victoire, ni défaite pour moi
Juste un très ancien contrat à terminer
. (Bea Tristan correspondance)
Bea Tristan fonce sur les routes de la musique et des mots:
« avec en plus "maintenant au taquet" dans cet endroit de la courbe où je ne peux plus freiner ni rectifier la trajectoire.
Je mets la gomme, je me fous de la consommation et des limitations !!!»

On va vers Bea Tristan comme après une révélation, une ferveur. Écoutez, courez entendre Bea Tristan, auteur-compositeur interprète la plus saisissante pour ceux qui croient encore à des trouées d’espérance et de beauté, d’ailleurs donc.

Femme en transe, Bea Tristan, est la porte qui bat en nous, un dernier sanglot parfois, un défi, elle nous délivre du temps qui passe.

Gil Pressnitzer

Bea Tristan, le déferlement verbal

D’abord il y a la femme. Petite. Colossale. Immédiate. Un déferlement verbal. Une tempête immobile. Une énergie sans cesse renouvelée. Ensuite, tout de suite après : la forme. Une sorte de road-movie de deux heures. En chansons s’il vous plaît. J’allais dire en chapitres. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, on est sous le charme, embarqué sur une piste de latérite, quelque part entre un Colorado de vieux film américain et la moiteur d’une Californie imaginée, bien au-delà de la légende, du cliché.

Et puis il y a la langue. Suffisamment floue pour que transpire le rêve, incroyablement précise pour nous conduire et nous perdre dans le récit.

Et enfin la voix. Tantôt douce, fragile, juste, le timbre clair et précis ; tantôt puissante, âpre, profonde, exacte. Une voix exceptionnelle qui nous embarque dans des souvenirs de palissandre, entre fiction et réalité, cris et frôlements. C’est rauque et rock. C’est bleu et blues. Ça chuchote et ça s’éraille, ça déraille et ça éclaire. C’est beau comme un roman de John Fante, une chanson de Janis Joplin, une histoire sans fin, un feeling qui nous colle à la peau, au tempo, au chaos. C’est sombre et lumineux. Parfois drôle. Ça parle, raconte, s’envole. Ça chante, envoûte durablement.

Avec une diction impeccable, une constance et une présence sans faille, Béa Tristan – est-ce elle ou un personnage de roman noir ? – nous emporte là où elle veut, ou plutôt, là où Brewce Webster doit se rendre, on ne sait pas très bien ni où ni pourquoi. Brewce. Une sorte de macho peu disert, inquiétant et attachant, un indien d’une Amérique mythique et improbable, un camionneur sensuel dans son monstre roulant. De stations services en snacks bars chinois, ça parle bagnoles, moteurs graisseux, vies rêvées, vies à refaire. Ça se tait et ça roule. Ça sent la sueur et le cambouis solaire. L’huile de vidange et la route. L’interminable route comme une métaphore de la patience, de la longueur, de la durée, de la solitude des corps, du baroud de la vie. On n’a pas choisi grand-chose dans cette putain d’existence mais on avance, on stagne, on erre, on attend, fasciné par l’imminence noire de l’ouragan, le réveil de sales souvenirs de la guerre du Vietnam, Paris si loin, le Canada si proche. On s’immerge, se noie, avec la soif torride du désir. Ça jubile et ça bouscule. C’est prosaïque et existentiel. On est à l’ouest à n’en pas douter. Enfouis, enfuis, on traverse.

Et puis il a les musiciens. Ils sont là pour faire corps avec le chant : ils accompagnent. Jamais ce verbe n’a été aussi juste. Ça pousse, ça épouse, ça ponctue, ça casse, ça souligne. Jamais la guitare électrique inventive et énergique de Fabien Mornet ne mange la narration. Jamais l’assise rythmique rigoureuse et rassurante de Francis Perdreau à la contrebasse ne déstructure les mélopées, ne perd le fil de l’histoire. C’est modal et harmonique, cohérent et intelligent, violent et tendre.

De mémoire de chanteur et de spectateur, le récital de Béa Tristan est le plus beau voyage que nous ait offert la chanson française depuis très longtemps.

Majeur et inoubliable. L’énergie à l’état pur.

Bruno Ruiz, Toulouse, le 4 février 2010

Textes de Bea Tristan

Les fruits confits

Quand les coups de mistral
Font dévaler leurs plaintes
Sur les collines glaciales
Et dans les cheminées éteignes,
Quand le soleil de Décembre
Fait couler son or pâle
Par les fenêtres des chambres
Sur mes pieds nus, sur les dalles…

Je me dis que quelque
Chose est bien fini

Quand de pièce en pièce
Je vois passer dans les miroirs
Ma silhouette de tristesse
En petite robe noire..,
Quand j’écoute les silences
Qui tombent des plafonds
Quand je contemple les absences
Dans les fauteuils du salon...

Je me dis que quelque
Chose est bien fini

Quand dans la grande cuisine
Aux murs tendus d’hiver
Le beau service immobile
Ne reprend pas de dessert...
Quand les verres de Porto
N’attendent plus d’invités
Et que les porte-manteaux
Se sont déshabillés...

Je me dis que quelque
Chose est bien fini
Quand les buis bénis
Étreignent leur protection
Et tombent en feuilles jaunies
Sur l’oreiller, l’édredon...
Quand les portes d’armoires
Se sont refermées
Sur les draps et leur mémoire
Lavés et repliés...-
Je me dis que quelque
Chose est bien fini

Mais dans l’assiette posée
Sur ta table de nuit
J’ai trouvé la trace sucrée
De trois fruits confits...

Mr Mecano

Je me suis levée comme on se lève de table,
Et j’ai laissé mon odeur comme on laisse un pourboire,
J’ai repris mes esprits comme j’ai repris mon blouson,
Et je suis sortie de cette vie comme on sort de prison.
Et dehors le noir de la nuit m’a saisie,
Et le vide de la foule m’a envahie,
Et sur la chaussée mouillée le reflet inversé
Des phares de voitures comme sur les cartes à jouer
Éclairaient sur le tapis vert la fin de la partie
Et j’ai claqué dans mes doigts
Comme quand on cherche un taxi...

Oh Monsieur Mecano
trouve-moi une bagnole qui roule vite, vite
Oh Monsieur Mecano
cette vie-la faut que j’la quitte, faut que j’la quitte

Et la grande ville jouait son opéra baroque
Martèlement des pas, brillance des pare-chocs,
Les passages cloutés comme des étoiles tombées dans les rues,
Traçaient la voie lactée aux anges déchus.
Et le flou précis de la houle des parapluies mouillés
Serpentait comme un dragon chinois laqué,
Qui s’enroule, se déroule, magnétique,
Vers les grands parkings, les garages magnifiques,
Puis la grande vitrine s’est avancée vers moi dans la nuit,
Et j’ai claqué dans mes doigts
Comme quand on aperçoit le taxi...

Oh Monsieur Mecano
trouve-moi une bagnole qui roule vite, vite
Oh Monsieur Mecano
cette vie-la faut que j’la quitte, faut que j’la quitte

Oui Monsieur, je vais acheter mais avant je veux voir,
Je veux une belle couleur contre les idées noires,
Ah le grand break, bien sûr j’ai vu votre offre,
Mais qu’est-ce que je ferais d’un si grand coffre,
Ah je sais, c’est agréable, vous avez raison,
Mais une décapotable, c’est plus la saison,
Ah je vais vous dire ce qui ferait mon bonheur,
Un bon moteur et pas de rétroviseur.
Puis je l’ai vue avec sa belle peinture rouge vernie
Et j’ai claqué dans mes doigts
comme quand on monte dans le taxi...

Oh Monsieur Mecano
trouve-moi une bagnole qui roule vite, vite
Oh Monsieur Mecano
cette vie-la faut que j’la quitte, faut que j’la quitte

À cause des pivoines

À cause des pivoines lourdes de pluie
Très courbées sur la pelouse
Et de leur odeur lourde de nuit
À rendre les roses jalouses

À cause de l’orage au loin qui s’affaire
Couleur d’ardoise, parfum d’étain
Sur la dorure des blés en prière
Le dos rond de tous leurs grains

Je ralentis et je regarde...

À cause de cette flèche rousse
Surgie du long bois frissonnant
Renard furtif, au pas de course
Échine oblique de brigand

Je ralentis et je regarde...

A cause de cette plaine labourée
Silencieuse comme un livre ouvert
Lignes tracées non rédigées
Préface de brume signée l’hiver

Je ralentis et je regarde...

À cause de cette buse sur le piquet
Sentinelle de terres gelées
Et de son œil doré où apparaît
Comme une lampe qu’on vient d’allumer

Je ralentis et je regarde...

À cause des roses matinales
En robes étalées sur la pelouse
Roses poudrées virginales
À rendre les pivoines jalouses
Je ralentis et je regarde...

Le soleil

Le soleil a brûlé
La terre et la maison
Et jusqu’à l’horizon
Brûlé toute la journée…
Le soleil a brûlé
Nos mains et puis nos yeux
On voudrait te parler
Laisse-nous partir Monsieur

Connais-tu notre misère

Le soleil est si fort
Qu’il fondra tout ton or
Et qu’un grand incendie
Viendra sur le pays…
Le so!eil est si fort
Et tu nous laisses dehors
Ecout’ nous un peu mieux,
Laisse-nous partir Monsieur

Connais-tu notre misère

Le soleil est si grand
On n’y échappera pas
il s’ra pas midi quand
le dernier d’nous mourra…
Le soleil est si grand
Sur ton rire éclatant
Regard’ nous un peu mieux,
Tu n’es pas bon Monsieur…

Savais-tu notre misère

Discographie

2008 : Les Palissandres

2011: Mr. Mecano