Bill Carrothers

Remember, remember
ou la mémoire des tranchées des hommes

Bill Carrothers semble sorti d’un conte du grand Ambrose Bierce, et revivre à l’infini, près du pont de son piano les tragédies de la guerre de sécession ou de la grande guerre. La Guerre de Sécession dans "Civil War Diaries" et "Armistice 1918" pour la grande boucherie.

Il collecte les mélodies simples et déchirantes de ceux qui vont mourir, des cartes postales déchirées jamais parvenues aux fiancées et qui seront veuves avant que d’avoir été aimé. Placé sous l’ombre protectrice du portrait de Lincoln, il dévide toute une histoire douloureuse enfouie volontairement dans les greniers de notre mémoire.

Son spectacle sur l’armistice de 1918 " Bill Carrothers : ’Armistice 1918" est poignant. Il nous raconte l’histoire d’un homme et d’une femme qui s’aiment et que la 1ère Guerre Mondiale va séparer et ceci en trente tableaux musicaux. Il mêle la naissance du jazz (daté arbitrairement en 1917 avec " Original Dixieland Jazz Band "), les chants populaires (rose de Picardie), et les douleurs non étanchées. On est sans voix après cet hommage humaniste qui dit que toujours l’amour vaincra. Des citations de Wielfried Owen poète pacifiste anglais mort au combat à 25 ans, et qui inspira Britten pour son "Requiem War" servent de toile de fond bouleversante.

Non la guerre n’est pas jolie pour lui, ni fraîche ni joyeuse. Elle n’est pas en dentelles mais en linceuls. La boue et le métal font d’étranges noces.

Sorte de Pierrot blanc sur les ossuaires des jours, il joue sur la corde raide des souvenirs prête à casser, des larmes pas si lointaines
Son chiffon blanc près de lui il semble essuyer les poussières sur nos monuments aux morts intimes. Il est passionné par l’histoire qu’il lit au travers des petites histoires, des comptines, des bouts de journaux, des lettres perdues.

Sa musique vient de loin, recueillie, profonde, souvent exaltée. Courbé sur son clavier, il ne semble n’être que mains immenses qui parcourent les champs de bataille. S’il se lève c’est pour fouiller dans les entrailles du piano pour restituer les entrailles de tous ses morts inconnus.

Il lance à l’abordage du passé ses bateaux plein de fantômes, dans le squelette de ses harmonies rares passent d’autres squelettes.

Il ne va pas vers le romantisme à fleur de touches de piano de ses collègues, il est loin de l’influence des romantiques allemands, plus proche de Charles Ives ou du Requiem de Paul Hindemith " Quand les lilas refleuriront…", ode à la mort de Lincoln.

Il n’est pas le gardien d’une nécropole et peut se lancer dans le groupe électrique, mais c’est dans son atmosphère de brumes montantes des champs d’honneur que s’élève le plus haut l’émotion de son chant.

Son piano peut se faire glas, mais aussi boite à musique et orgue de barbarie. La barbarie des hommes.

Sombre est la nuit, plus profonde que nous l’imaginions. Les voyages au bout des guerres des hommes, au bout des nuits des souffrances, Bill Carrothers en fait un voyage initiatique de l’interdiction d’oublier.

D’abord peu reconnu en France il est enfin couvert de lauriers, mais un récent concert près de Toulouse fin 2004, a montré que sa musique dérange beaucoup, et les spectateurs ’enfuyaient pour ne pas se reconnaître dans cette musique.

Souvent accompagné par Bill Stewart à la batterie, ses concerts sont pourtant inoubliables, et la douce voix d’enfant d’ailleurs de sa femme Peggy ajoute à l’envoûtement.

Quand il joue le nez contre les notes, il commence à déconstruire totalement les thèmes pour les faire peu à peu réapparaître comme des fugitifs passants, des fantômes amicaux. Quand on ne voit plus que les os, lentement il rhabille de chairs les mélodies. Il semble dérouler un chapelet de prières oubliées.

Il sait être aussi facétieux, il adore faire des grimaces et sous son aspect de jeune Américain éclatant de santé sur le bord d’un campus, il y a des lacs d’humour et aussi de tristesse. Il adore jouer autour des hymnes nationaux et son "God bless America" est émouvant.

Il avait commencé en rendant hommage à. Frank Sinatra ! Car il aime les musiques qui lentement "vous intoxiquent".

Carrothers tresse une poésie lunaire, qui bascule vers l’étrange et le fragile. Lentement il caresse des rêves, il exorcise des cauchemars. Il tire vers nos berges des débris d’un mystérieux passé, des traces de marins disparus.

Bill Carrothers dit que sa musique est" puisée dans le malheur ". Mais elle n’est point tragique, elle a une couleur de glycines et de mouchoirs blancs agités dans le vent de la mémoire.

Gil Pressnitzer

Discographie

Armistice 1918
After Hours
Duets With Bill Stewart
Swing Sing Songs
Ghost Ships
Keep Your Sunny Side Up (2007)
I Love Paris
No Choice
Shine Ball
The electric Bill
The blues and the greys
The language of crows