Bill Evans

La lumière de l’angoisse

À la musique

Musique : haleine des statues. Sans doute : sérénité des images
Tu parles là où les paroles finissent.
Toi temps,
planté à la verticale des cœurs qui s’effacent

(Rilke)

Lui, l’homme courbé sur son piano où il va se cogner le front, lui le pierrot lunaire et blanc des harmonies, le pierrot douloureux de la fin, lui c’est Bill Evans. Sur son tabouret il se met en boule de nuit.

Il aura fait de sa musique un tourment existentiel. Portrait de l’artiste au piano ou conversations avec lui-même, il aura transgressé les frontières de l’intime. En est-il revenu ? Il a tenté tous les mots de passe vers le fragile, il s’est brisé.

On ne peut pas impunément faire coucher dans son piano toutes ces nuits de pleine lune. On ne peut pas regarder en arrière ses notes sorties de l’enfer.

Autour de lui les consommateurs bavardent, les verres tintent, penché sur le puits des chimères de son piano, Bill ne voit que les touches comme autant de résonateurs du monde d’en-bas, du monde intérieur. Il pense à la drogue qui l’attend tout à l’heure pour le consoler du deuil de la terre, lui l’Amant passionné de l’héroïne, puis infidèle se jetant dans la gueule de la cocaïne. Elles étaient douceurs et consolations sur ses blessures.

La mort et le feu s’étaient endormis dans ses bras. Il va les réveiller, ensemble. Il est temps, le crépuscule tombe à nouveau sur ses notes.

La lune était bleu faïence dans son piano et se couchait dans les miroirs. Tous les noms perdus sortent de ses puits. L’ombre aimante du frère suicidé, du frère aîné Harry le tire par le bras. Le grand rire de Scott La Faro, juste avant se tuer en voiture, retentit. Et un jour il s’est englouti sur son piano, tombant inanimé sur les touches qui firent un dernier désaccord. En cette fin d’été 1980, il sera revenu dans le ventre du piano.

"Blood Sunday at the Village Vanguard"!

Comme on marche sous la pluie vers la pluie, on revient toujours à Bill Evans. On revient toujours au bleu du bleu, au bleu du ciel tourmenté.

Il m’a toujours semblé qu’une note de plus chez Bill Evans et tout s’écroule. Juste à temps il savait s’arrêter. Tout est instable dans la beauté fragile qu’il façonne. Il ne faut pas secouer, les larmes tomberaient.

Il a trouvé une drôle de pierre philosophale en transmuant son anxiété profonde en lyrisme non moins profond, comme s’il y avait une porte du fond ouverte faisant communiquer les vagues du mal-être avec les chants. Il chante son angoisse.

Angoisse d’avoir à se répéter, de se retrouver seul en tête à tête avec ce monstre d’ébène, le piano qui savait tout de lui. Et puis pouvait-il se remettre de ses trois ans de trio avec le contrebassiste Scott La Faro et du batteur Paul Motian ?

Il avait atteint son karma.

Il n’aura fait que de chercher de vouloir en tisonner les fantômes avec d’autres, et jamais ce paradis-là ne s’est plus entrouvert. Même pas Miles.

Chez lui, dans l’intimité du temps il pouvait en jouer des heures. En public il se réfugiait derrière les paravents du duo ou du trio. Il reprenait courage, et abolissait sa timidité quand l’assise rythmique lui donnait son assise. Il se donnait le garde-fou des règles de l’improvisation, pour oser être libre. Il s’imposait une ascèse, une discipline pour voler vers la spiritualité.

Il jouait à pas de chats, à pas de morts, il était dans la nuit, il semblait dire : "Je m’en vais bien plus vite que ma mort".

On devrait lui répondre en écho :

La nuit nous attend. On ne peut souffler dessus pour l’éteindre
Elle se redresse toujours, ces mains sanglantes laissent des sillages en nous. Elle aura été notre faux plafond, celui qui tombe enfin
par bribes et par absence.
La nuit est là, elle reste ici
et ne veut rien d’autre

Il joue alors plus lentement et sourit. La nuit est sa petite amie.

Il est seul, seul à entendre l’immense mélancolie contenue dans une chansonnette.

Certains ont des enfouissements du visage dans les mains, Bill Evans s’enfouissait le visage dans le piano. Il en remontait difficilement et ravagé de ce qu’il avait vu. Il devenait un cristal qui songe.

Ces notes vont vers nous, nous entourent et demandent dans un gémissement de vent oublié
« pourquoi n’avez pu n’être que vous-mêmes ?" Il voulait nous apprendre à nous regarder encore en dedans.

"Fondamentalement, la musique doit toucher, elle doit dire quelque chose aux gens, quelque chose de profond, elle doit révéler quelque chose, quelque chose qui soit meilleur, plus grand, plus profond que nos expériences quotidiennes… J’essaie de jouer ce que je voudrais entendre. Et je crois que je pourrais jouer longtemps les mêmes choses. Car je joue d’abord pour moi. Si ça me touche, je pense que ça pourra toucher quelqu’un d’autre.". (Propos recueillis par Daniel et Sybille Soutif en 1965.)

Il disait qu’il fallait croire au printemps et dans sa musique passent absence sur absence et ces amours troués dès la première rencontre et montrant leurs gelures. Parfois il semait l’indicible, parfois il labourait le vide. Il souffrait de l’immense désaccord qui le brûlait entre la dureté du monde, et la musique qu’il entendait à l’intérieur de lui.

Y a-t-il vraiment des lieux à habiter dans la musique de Bill Evans ? Patiemment, amoureusement ses mains nous préparent au néant.

Il faisait revivre la chair des standards pour les mettre dans la file d’attente du malheur et grillant des cigarettes de sang nous sommes enfouis dans ces mélodies. Nous n’osons plus nous regarder de peur que la musique retombe.

Il fallait simplement ouvrir la porte mais comment ?

En écoutant Bill on se dit : Qu’il neige, qu’il neige enfin sur nous ! Sa musique est le dernier village avant le vide. Il a figé la douleur dans les adieux. La musique de Bill est une ode aux séparations. "You must believe in spring", pas facile quand tout meurt autour de vous.

Tout est lumineux et tendrement vide autour de ses notes. Tu es parti et ensemble côte à côte nous regardons le naufrage de cette nuit de plus sur terre. Muets à jamais. L’impalpable de ta musique nous quitte. Tu étais toi l’ineffable en musique.

Toi au bout de la lumière de ton angoisse, tu chantes encore. Tu as laissé ton ombre en sentinelle, elle nous racontera la suite.

là l’intérieur nous assiège
comme lointain le plus balisé,
comme l’autre versant de l’air,
pur
immense
inhabitable désormais

(Rilke)

Gil Pressnitzer