Brad Mehldau

La lumière de l’ombre

Qui nous a donc retournés de la sorte, pour que quoique nous fassions, tons nos gestes ne soient plus que séparations…

Cette phrase de Rilke pourrait certes s’appliquer à l’auteur de « Turn out the stars », « Suicide is painless », aussi bien que de « You must believe in spring" : Bill Evans (1929-1980), puisqu’il s’agit de lui.

Mais elle rend aussi compte d’un tout jeune pianiste blanc de New-York, Brad Mehldau.

Lui aussi sait plus que tout autre dans ses romances sans paroles, faire surgir de la beauté, et de l’apparente sécurité mélodique des standards. ouvrir des gouffres d’inquiétude.
Une urgence mélodique parcourt son univers musical qui veut "entendre les Étoiles", dorénavant incluses dans la lumière noire et éblouie de ses notes.
Révélé par une série de concerts mémorables à la Villa, Brad Mehldau a fait irruption dans nos mémoires et dans nos nuits.

Pianiste romantique et toujours au bord de la douleur et des forêts intérieures, Brad Mehldau avance somnambule dans ses plongées, parfois absent au monde, mais toujours en télépathie avec ses musiciens. Il peut passer une nuit à parler avec vous de Schumann, Mahler, et Schubert. Il est un fils du romantisme allemand, les forêts soufflent en lui, et les nixes dansent sur son piano.

Au ras du piano, le visage dans les touches qui l’engloutissent tout entier, il creuse le ciel et les notes, il pétrit l’argile de l’origine du monde.
Il est flottant sur sa chaise, oscillant sur son tabouret. L’infini a du faire irruption en lui, il ne nous entend plus, il suit sa note, il suit ses comètes qui passent dans sa tête.

Encore un instant et il va s’envoler.

Mêlant sa filiation avec Bill Evans avec celles de Schumann et de Mahler il parvient à exprimer et lumière et profondeur, il suit les empreintes du lyrisme Découvert dans le premier quartet de Joshua Redman puis dans le trio de David Sanchez, il vole sans attaches désormais, explorant au plus prés l’art du trio. Sa personnalité s’exprime dans cette attention extrême d’écoute, d’anticipation sur les sons à venir, d’improvisations sans filet, d’accords retrouvés comme des météorites encore flamboyantes.

Sa musique est au détour des choses et souvent au seuil de l’attente et du silence. II déploie ses lignes mélodiques comme s’il disait à haute voix les paroles des standards ou de ses propres compositions.
Une émotion intense, un swing intérieur se déploie comme une rivière souterraine dans sa musique rare et intense. Cette musique qui coule fluide malgré les cassures intérieures.

Lui qui n’a pas baigné naturellement dans le jazz, il lui a fallu remonter le fleuve.
Humaine car elle a écouté les hommes, la musique pour Brad Mehldau passe par la chair des musiciens. Penché près ahs sombrer dans le tombeau du piano, Brad joue en état de transes, avec déjà une partie de lui-même tournée vers l’ailleurs.

Ce jeune Werther du jazz, né en Floride en 1970, entre la lumière des anges et la nuit des inquiets, déroule une musique où l’art du contrepoint fait danser les voix indépendantes.
Familier des plaintes nostalgiques des romantiques allemands, il pose dans les chemins du jazz de petites pierres blanches et noires et parfois il neige dans sa musique, souvenir aussi des rais de lumière formant des clairières de beauté paisible.

Parfois aussi la nuit vous cogne au front dans sa musique.

Brad Mehldau se promène dans sa musique pour se perdre, et nous nous retrouvons.

Musique à l’instinct, réinventions permanente, un concert de Brad Mehldau est un bonheur partagé, parfois douloureux. Une méditation intime, une méditation de l’instant.
Brad Mehldau, est pianiste comme on est au monde, comme on naît à l’univers.

« L’improvisation ne s’improvise pas. D’où le travail préalable de l’improvisateur ! L’intérêt de l’improvisation n’est nullement une plus grande liberté du musicien par rapport aux contraintes. Être libre, ce n’est pas évoluer sans contraintes, mais évoluer en se considérant responsable des contraintes qu’on a choisies. »

Gil Pressnitzer

Discographie succinte

Introducing Brad Mehldau (1995)
The Art Of The Trio, Vol. 1 (1997)
Live At The Village Vanguard: The Art Of The Trio, Vol. 2 (1998)
Songs: The Art Of The Trio, Vol. 3 (1998)
Elegiac Cycle (Piano Solo) (1999)
The Art Of The Trio, Vol. 4: Back At The Vanguard (1999)
Places (2000)
Progression : The Art Of The Trio, Vol. 5 (2001)
Largo (pas de trio) (2002)
Anything Goes (2004)
Live In Tokyo (Concert Piano Solo) (2004)
Day Is Done (2005)
House On Hill (2006)
Metheny / Mehldau (2006) Pat Metheny, Brad Mehldau
Metheny / Mehldau Quartet (2007) Pat Metheny, Brad Mehldau