Bruno Ruiz

Complètement Ruiz

Bruno Ruiz par lui-même

Il faut être humble quand on monte sur scène. Monter sur scène, c’est faire la preuve qu’on a besoin des autres.
Y a pas de quoi pavoiser

Propos recueillis au fil des mots
Bruno Ruiz, vous avez enregistré trois disques en quinze ans. On ne peut pas dire que vous envahissiez les bacs des disquaires...
Non, c’est sûr, mais vous savez, je suis un auteur-compositeur-interprète, et je ne m’accomplis pas forcément qu’en écrivant des chansons. Depuis mon dernier disque l’Homme Vigile, produit entre autre par Radio-France, il s’est passé pas mal de choses dans ma vie. J’ai écrit un livre sur mon père qui était républicain espagnol, et j’ai créé deux récitals de chansons françaises traditionnelles que j’ai eu l’occasion de tourner en France et en Allemagne.

J’ai également écrit un one-man-show humoristique et un monologue pour le théâtre, j’ai composé la musique de plusieurs pièces de théâtre en France et à l’étranger, des musiques pour des courts-métrages, des ballets. J’ai écrit quelques recueils de poèmes, des paroles de chansons pour d’autres compositeurs et j’ai récemment rédigé l’intégrale des textes de chansons que j’ai écrites depuis 1973. Presque trois cents chansons…

Comment expliquez-vous alors que vous n’ayez pas une audience nationale plus évidente ?
Je ne me pose même pas la question. J’ai du travail, je vis dans ma région. C’est sans doute ça la décentralisation ! D’autre part, quand on parle d’audience nationale, on devrait plutôt parler de reconnaissance parisienne. Or j’ai toujours considéré que Paris n’était qu’une grande (et magnifique !) ville située sur la route des Flandres. Et j’ai rarement l’occasion d’aller dans les Flandres…
Vous avez le sentiment d’être du Sud ?
Oui, profondément par mes racines espagnoles. Et si je vis et travaille à Toulouse et dans la région Midi-Pyrénées c’est parce que je m’y sens bien. J’y ai ma famille, mes amis, mes habitudes. Le soleil m’équilibre… Et jusqu’à présent, on m’a toujours permis d’y créer les spectacles que je voulais.
Ne vous semble-t-il pas difficile de faire carrière dans la chanson en restant à Toulouse ?
Je suis plus sensible à la notion d’œuvre qu’à celle de carrière. Sans aucune prétention à la postérité d’ailleurs. L’œuvre implique une notion de sens, de projet. Pour faire carrière il faut jouer sur les opportunités, mettre en place des stratégies. Cela ne m’intéresse pas.

Vous semblez être quelqu’un de gai, de joyeux dans la vie, pourtant votre dernier disque "Les Larmes de Laurel" est empreint de solennité, de gravité... Ne sentez-vous pas qu’il y a là un déséquilibre entre l’image que vous donnez de vous et ce que vous êtes vraiment?
Franchement, je ne crois pas. Ce disque est exactement. le reflet du spectacle qui s’intitule "Bruno complètement Ruiz". Il rassemble les chansons dans l’ordre du récital accompagnées par le seul piano d’Alain Bréhéret. Ces chansons développent des thèmes éternels : l’amour, la vie, la mort, l’écriture...
Ce sont là des choses essentielles, graves, sérieuses exprimées sur un mode lyrique qui ne peut pas s’accommoder du registre humoristique. Il est impossible d’allumer un briquet au fond de la mer.

N’avez-vous pas peur de décourager l’auditeur avec une langue difficile ?
Je crois qu’il faut distinguer l’écriture du centre et celle de la périphérie, l’art et le divertissement. Ce disque appartient à l’écriture du centre. Serge Rezvani a écrit"L’écriture est un alcool fort. Je m’adresse à ceux qui peuvent boire cet alcool sans tomber"...
Est-ce à dire que vous refusez la chanson comme un divertissement ?

Non, mais je suis contre l’impérialisme de la bêtise. Aujourd’hui, on a presque honte de dire qu’on se divertit en écoutant Webern ou en lisant "La Recherche". Ca finit par être un peu pénible. Et vous savez, c’est difficile, quand on écrit des chansons, d’accepter que leur meilleur critère de qualité (et cela dans le meilleur des cas), soit de finir en bruit de fond dans les supermarchés!
Il y a des années où l’on a besoin de vivre que pour l’essentiel, d’alcooliser le monde, les rapports que l’on a avec les autres. Quelque chose qui ressemblerait à de la survie métaphysique. Un besoin aussi de verticaliser la vie quotidienne.
Écrire de la poésie, la chanter, c’est descendre au plus profond de soi, des doutes et des interrogations les plus intimes. Toucher le fond pour remonter à la surface. Non pas pour se complaire dans un striptease affectif, mais plutôt dans l’unique dessein de retrouver les autres dans ce qu’ils ont de plus beau, de plus secret, peut-être justement pour ne pas avoir à en parler avec eux, éviter l’impudeur de certaines discussions.

L’éternité est une utopie de l’âme, mais c’est du corps qui vieillit, qui se transforme et qui nous fait souffrir parfois que nous l’apprenons. Comme si une puissance obscure avait bridé dans le réel la force et les notions d’infini qu’elle nous avait donné par ailleurs à la naissance.
Aujourd’hui plus qu’hier, nous devons nous battre pour ne pas être réduits à n’être que des images parmi d’autres. Aujourd’hui plus qu’hier, il nous faut affronter le sens des choses, prendre partie.

Pour cela, j’ai appris qu’il faut accepter d’entrer dans une forme.
J’ai choisi celle du Récital de chansons.
Bruno Ruiz (questions et réponses!)

Bruno Ruiz par les autres

Prolongement

Bruno Ruiz aura longtemps voyagé vers son Ithaque. Chanteur compositeur interprète et aussi poète considérable il aura fait « son tour de champ » en plantant les graines de sa dérision et de son tragique.
« Pour écrire une chanson, il ne faut forcément beaucoup de temps. Il faut simplement avoir besoin de l’écrire. C’est ça qui prend du temps » dit-il. Il est de ceux qui auront le plus réfléchi à ce que veut dire écrire ou chanter, donc vivre. Ses spectacles, ses enregistrements (Nous, les larmes de Laurel, après, Maintenant…), ses livres portent tous sa belle voix grave.

Tel Œdipe sur la route, mais lui tenant la main à son pianiste aveugle, Alain Bréheret, il va sur les chemins pour échapper non pas à la malédiction des dieux mais à celle des hommes et de leurs vies en lambeaux.

« Soyez beaux » et restez des hommes debout nous dit Ruiz qui aura toujours mal à l’Espagne et à l’exil.
Il anime aussi des ateliers de créations et d’écriture et reste fidèle au titre de son dernier spectacle :Chant impératif et Maintenant.
Lui le natif d’Arcachon (né le 28 janvier 1953) s’est longtemps présenté sur scène en costume de marin pécheur de coquillages. Mais l’Espagne réconciliée en lui aura été la plus forte. Toulouse représente depuis plus de trente ans un compromis honorable.
Sa femme tisse avec la patience du temps des dentelles qui laissent passer des nuages. Bruno Ruiz comme un maçon obstiné édifie chansons après chansons des promontoires pour les hommes.

« Hisse l’homme» est son cri de ralliement. Il tricote des utopies insensées qui permettent de vivre. Il sait que dans ce monde la peur traîne son ventre contre la terre, elle nous traque avec le miel de la folie. Il faut la repousser avec la poésie.

Avec Bruno nous avons des admirations communes (Maurice Blanchard!) et aussi des divergences parfois. Sa méthodique entreprise de déconstruction de lui-même en tant que comique-troupier, chanteur de music-hall m’a toujours glacé. Car je connais l’immense profondeur du poète, ses abîmes, ses vertiges.
Il se veut parfois « Poète de music hall », pour écraser les larmes du tragique dans les larmes de Laurel.

« Ce qui m’intéresse, dit-il, c’est cette articulation du divertissement avec ce que j’appelle la parole essentielle». L’humour est-il soluble dans la gravité ou inversement? Bruno Ruiz le proclame et dans ses « pensées»
il dit « J’aime René Char et Bourvil, cela ne m’a jamais posé de problèmes d’identité ».
Sa volonté de rester en quelque sorte fidèle à une utopique classe ouvrière, le fait se méfier des intellectuels et aimer les « chansons idiotes» et les jongleries verbales proches de l’almanach Vermot. Il jubile de cette incohérence, là ou plus que de la lucidité exacerbée je pressens une auto-destrution, un dérèglement de tous les sens en refusant le sens unique des mots graves.

Maintenant il revient à sa parole essentielle et nous touche en plein cœur, comme avant, comme toujours.
je tiens un récital de Bruno Ruiz comme l’une des grandes expériences humaines.

Il se cogne la tête à la recherche de l’authentique, du vrai. Que ce soit dans ses ateliers d’écriture, dans ses animations en milieu hospitalier, ses rencontres et ses lectures des autres, il est don et générosité. Comme tout écorché vif qui feint de s’ignorer.

Voix grave, parfois voilée, venant des entrailles et vous prenant par là, la voix de Bruno Ruiz a pris le parti des hommes et de leur grandeur. Peu de gestes sur scène, le noir joue sur nous pour mieux nous enserrer dans son chant, un pianiste profond, Bréheret, tout cela fait d’un spectacle de Ruiz non pas un divertissement mais une plongée dans l’humain, une épreuve de vérité.

Il oscille dans les grandes épopées du Chant Drakkar, ou d’Altavoz ( mémorial pour Antonio Ruiz Delgado, son père), ou les courtes chansons qui tissent bout à bout un univers. Que ce soit dans l’humour noir ou dans le lyrisme effervescent, Bruno Ruiz crée profondément un climat oppressant, libérateur.
Ses chants dépassent et Katy et Coline pour aller vers nous, mais sans elles ce ne seraient pas ses chants purs.

Bruno Ruiz profondément est le frère de ses frères humains, il les exhorte, il les réveille, il les aime. Soyez beaux, merveilleux mot d’ordre pour faire se tenir debout les hommes. « Nous sommes faits pour vivre / De nos actes d’amour »
Bruno Ruiz voudrait écrire au « kilomètre », comme cela vient sans faire intervenir le mensonge de l’art. Il a très peur des « boucheries de paroles », des paroles vaines et belles qui ne servent que de décor.
Pourtant il faut écrire et donc plus ou moins consciemment lancer les techniques du langage, les appeaux des mots.
« Ce n’est pas une vie d’écrire, et pourtant l’écriture conditionne l’aventure de ma vie ».
Bruno Ruiz s’est posé beaucoup de questions sur la chanson, sur la poésie. Il en a conclut ceci: « Quand tu parles à quelqu’un, allume-toi ».

Ses textes se font simples, percutants, poète-boxeur du réel, il ne veut plus des marécages de la haute poésie, souvent haute solitude. Le risque de paraître moralisateur s’estompe sur scène par l’intensité de la présence et du chant. Il se veut existentiel, pas plus, pas moins. C’est la vie qu’il faut faire passer.
Il veut devenir le chant impératif, l’homme évident. Et, souvent employé, l’impératif est là pour fouetter nos lâchetés. Ce sentiment d’appartenir très fort à la chaîne humaine (c’est parce que tu es né, que je suis vivant, dit-il), conduisent à l’épure des mots. Tapez tapez contre les portes, vous êtes enfermés en vous nous, adjure-t-il.

Nous savons que nous sommes réunis pour compter combien de larmes à verser avant que tous les bûchers ne s’éteignent
nous sommes là dans le cercle des mains nouées et calleuses pour étouffer l’écobuage des hommes et faire que
l’horreur ne soit pas notre avenir
.
Bruno Ruiz est à nouveau entré en résistance. Son épée est la poésie. « Rester sensible / À ce monde terrible », sa devise. Ainsi il reste fidèle à ce Bruno Ruiz, celui qui en 1978 aura aidé à lancer une salle dédiée à la chanson. C’était en 1978, pour paraphraser Bénin.

Bruno Ruiz est fidèle. Poète et chanteur, donc immense.
Rarement il nous aura été donné de croiser un contemporain aussi authentique, pur, et lumineux.

« fidèle/ à son poids d ’hirondelle/ être la sentinelle/ de chaque nuit nouvelle,»

Terminons par le si bel hommage de Michel Baglin dans sa revue (http://revue-texture.fr/), qui rend ensuite les mots sur Bruno Ruiz un peu superflus:

« Portrait de celui qui, en presque quarante ans de chansons et de poésie - mais aussi de théâtre et d’écriture de nouvelles - a construit une œuvre marquée par les tragédies du monde, la mémoire de l’exil, mais encore et toujours la fraternité, l’amour et l’amitié.« Voici le temps des bilans de l’usureAux feux croisés de nos forges intimesJe veux l’amour absolu jusqu’au bout
Face à la verte et dernière beautéMaintenant »Maintenant comme hier. La même force, le même lyrisme, la même douleur et la même beauté. Il est vrai qu’il n’a pas perdu en gravité, Bruno.Ni en fidélité : un maître mot chez lui. Fidélité à la poésie (« Si je me tais moi-même je trahis »), à la compagne (« Le temps dérive / Mais tu restes présente / Aux clameurs des années »), à l’Espagne, cicatrice jamais refermée (une chanson évoque le village en ruine de Belchite et ce « vieux soldat qui tant se traîne »), fidélité à « l’épaisseur des morts », mais encore fidélité à la Terre :« Je n’en finirai pas de vous dire merciD’avoir su me convaincre que le monde est ici. »
Michel Baglin.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Les larmes de Laurel
C’est une averse sur l’ardoise,
La tête au bout de son regard,
La lune entre ses lèvres peintes,
Une lenteur qui m’envahit.
C’est un moineau toujours mouillé
Qui parle avec chaque silence,
Un gouffre où baigne un grand soleil,
C’est une espérance immobile.

Refrain:
Je vais vous dire elle est velours...
Je vais dire : elle est amour...-

Vous ne savez pas ses miracles
Accrochés sur ses doigts, ma laine...
C’est un cortège d’enfants sages,
La porcelaine de ma vie...
N’y touchez pas! C’est mon Espagne,
Qui a grand froid dans son enfance...
C’est une braise entre les jambes
Qui pleure pour ne pas crier.

Elle a les larmes de Laurel
Et des fous-rire d’intérieur...
Elle a des mains que l’on respire
Lorsqu’elle endort ses pieds sur terre
Elle a brodé sa solitude
Aux lettres bleues de sa patience
C’est un cheveu entre les lèvres
C’est mon voyage, ma prison.

Elle est debout dans le silence,
Comme la lampe d’une étoile,
Fusée de fusions, sans nuage,
Près de l’enfant qui nous invente.
Elle est debout, dans la lumière
Du quotidien qui nous martèle,
Sur le miroir qui nous mélange
À l’océan du temps qui passe.

©Bruno Ruiz

Homme hésitant
Homme hésitant
Homme d’ondée
Creuse la mer
Jusqu’au désert

Sois l’évident
Cercle fermé
Dans le concert
De l’univers

Homme hésitant
Dans tes forêts
Cherche dans l’air
Le chemin clair

La part du temps
De nos aimers
Pèse l’amer
Poids de l’hier

Homme hésitant
Homme d’ondée
Creuse la mer
Jusqu’au désert

©Bruno Ruiz

Être fidèle

Avons-nous vieilli selon nos désirs ?
Sommes-nous plus beaux que notre jeunesse ?
Avons-nous choisi la vie que l’on mène ?
Dormons-nous le soir sur nos deux oreilles ?

Sommes-nous fidèles à nos utopies ?
Avons-nous gardé nos jardins secrets ?
Reconnaissons-nous nos vieilles erreurs ?
Chantons-nous les mêmes chansons qu’autrefois ?

Être fidèle. À son poids d’hirondelle
Être la sentinelle/A chaque nuit nouvelle
Rester sensible/A ce monde terrible
Être encore accessible/A des amours possibles

Avons-nous gagné nos châteaux d’Espagne ?
Pleurons-nous encore pleurons-nous souvent ?
Avons-nous gardé des doutes amers
Sur l’amour des autres des dieux incertains ?

Cherchons-nous encore le soleil des hommes ?
Avons-nous la haine de l’indifférence ?
Avons-nous le poids de nos idées folles ?
Sommes-nous encore debout dans la nuit ?

©Bruno Ruiz

La poésie est le chant profond de la parole.

« La poésie est le plus court chemin qui mène d’un être à un autre être.» Claude Roy.

Le poème, à mon sens, ne peut être que l’expression d’un chant profond. C’est dire qu’il doit interroger intentionnellement l’existence, en même temps que le sens du langage ; occuper les lieux d’une langue précise et choisie; avoir, à un moment ou à un autre, valeur de contrat cosmique et spirituel de l’être au monde.

Le poème doit risquer l’identité de celui qui l’écrit dans ce qu’il a de plus fragile, de plus intime, de plus obscur, de plus contradictoire, de plus sauvage.

Le poème doit se situer dans un espace individuel et universel, et prétendre à s’inscrire dans un projet de sens que le poète, à jamais seul tant qu’il écrit, doit porter exactement contre le pouvoir des évidences.

Le génie doit être l’expression d’un désordre intérieur, d’un chaos initial, d’une énergie fondatrice, d’une révolte, et c’est son existence-même qui doit rejoindre d’une façon ou d’une autre l’ordre extérieur pour lequel il existe.

Le poète doit assumer socialement son état barbare. La somme des traces de son expérience constitue son oeuvre.

Ce n’est que dans ce sens que je conçois la chanson, qui ne peut être, à mes yeux, qu’un moyen de représentation de la langue poétique, une façon parmi d’autres de fraterniser avec le secret de la parole par l’illusion du spectacle, et qui ne m’intéresse que lorsqu ’elle est l’expression du chant profond de son interprète, qu’il en soit l’auteur ou non.

La chanson n’a donc d’utilité artistique, à mes yeux, que si elle ressort du jaillissement verbal d’une langue traversée

par la voix, et qui a l’intention de revendiquer une spiritualité de l’existence, un engagement de l’être universel.

Toute chanson doit être d’essence poétique et doit être jugée comme telle.

La chanson ne doit être divertissement que si elle a pour intention stratégique l’accession, d’une façon ou d’une autre, au chant profond de celui qui a pris la parole.

Ainsi, les « chanteurs de chansons », qu’ils soient « joueurs de mots », « cruciverbistes de la syntaxe », « stratèges du comportement », « vocalises du jazz », « rockeurs pour adolescent (e) s », « rémouleurs d’images nostalgiques », « raconteurs d’histoires réalistes « « rappeurs des solitudes urbaines", ou « militants des grandes causes humanitaires », ne me concernent que s’ils ont fondamentalement quelque chose d’essentiel à me dire, un « quelque chose de poétique » impliquant une intention propre, verticale et assumée, une justification d’être au monde pour la recherche d’un absolu édificateur.

Bruno RUIZ, Toulouse, le 5 août 1997

Thalweg

Ce fleuve qui descend si profond qui me blesse

Attentif et précis à mes douleurs d’averse

Ce fleuve qui s’écrit pour m’emporter vers vous

Si fragile et patient qui me tend me dénoue

Ce fleuve d’eau venu de vallées introuvables

L’inconnu vu d’ici vers l’océan de sable

Ce fleuve de voyage et de chemins d’errances

Noyant les nostalgies de mes tristes enfances

Ce fleuve de mon sang de liesses dans mes veines

Traînant mes vieux taureaux dans l’or de mes arènes

Ce fleuve lancinant de veille et de paresse

De voiles et d’exils de vignes et d’ivresses
Ce fleuve contenu dans mes pauvres grimoires

La parole et la chair le temps et la mémoire

Ce fleuve dans l’acier de mes incohérences

De hauts-fonds de brouillards de chenaux de silences

Ce fleuve de mes roues enchaînées à ma tête

Aux fers de mes gallions dans l’œil de mes tempêtes

Ce fleuve qui se tait me ceinture et me signe

Me talonne et me troue me trahit me désigne

Ce fleuve de lambeaux de ciels de crépuscules

Professeurs sans talent prophètes ridicules

Ce fleuve de sueurs de charbons et de mines

De tonnerres peuplés de grenailles marines
Ce fleuve de faisceaux aux huiles atlantiques

D’acrobates bandés au-dessus de mes cirques

Ce fleuve bienveillant de croyants sans prières

Céramique des yeux dans le courant des pierres

Ce fleuve de mon lit de cryptes inconscientes

Pourrissant lentement mes langues impatientes

Ce fleuve sinueux asséchant mes artères

Mes vernis et mes mues mes vies imaginaires

Ce fleuve de mes fous de prisons sans police

De mes meurtres sans mort de plaies sans cicatrice

Ce fleuve qui me trompe et me ronge et m’emporte

Qui m’invente des murs et qui m’ouvre des portes
Ce fleuve tant usé de mon verbe trop lisse

Complice de l’instant assassin de Narcisse

Ce fleuve qui conduit mon fauve à l’abreuvoir

Pour boire mes alcools derrière les miroirs

Ce fleuve de héros oubliés par l’Histoire

Dans le désert présent de traces dérisoires

Ce fleuve qui est long parce que le jour m’étreint

À l’aurore si proche à l’aurore si loin

Ce fleuve d’ouragans de larmes et de cris

De corps sans devenir d’images sans écrit

Ce fleuve de mon feu pour rejoindre les eaux

Prétentieux dans ses vœux laborieux dans ses mots
Ce fleuve de mes peurs de mes plaies de mes ronces

De mes efforts secrets mes appels sans réponses

Ce fleuve sans mesure épuisant mes essences

Mes sourdes théories mes vieilles espérances

Ce fleuve qui m’écoute et qui tant me désarme

Qui me lave les yeux me salit de ses charmes

Ce fleuve du désir aux sources qui me hantent

Qui me lit qui me pense et me saoule et me chante

Ce fleuve de ma viande aux ailes de mes hordes

Préférant l’eau des pluies aux hystéries de l’ordre

Ce fleuve d’ophélies d’apaisantes lumières

Dans les sèves du sens les vérités premières
Ce fleuve sinueux d’horizons sans églises

Fidèle à mes oiseaux rêvant de mes banquises

Ce fleuve de réveils de vents et de poussières

De fictions et de puits de racines sans terre

Ce fleuve du thalweg hésitant aux margelles

Dans l’onde illuminant mes lunes maternelles

Ce fleuve de volcans effaçant mes ratures

Avec des mots venus du fond de mes armures

Ce fleuve que je hais de me vivre à sa place

Qui m’absente du monde et me tue dans sa glace

Ce fleuve que je suis pour en avoir la preuve

Qui nage malgré moi pour être notre fleuve

©Bruno Ruiz

Je n’ai de grâce que pour la pensée qui cherche votre étoile
Et mon métier n’énonce que le rêve perdu de vos raisons
Qu’ils soient reconnus ceux qui se perdent en eux–mêmes
Qu’on les inonde de lumière à la ferveur de leur corps
Pour qu’ils chantent le temps d’une vie enfouie
Ce temps joignant le geste à la parole
Ils sont mes chers passants du silence restés dans le noir pour le partage des perles
Demain je serai avec vous sur l’horizon
J’aurai laissé le temps clair se poser sur l’absence du monde
Ce temps d’éternité dans l’esprit et son apparence
L’arbitre aura disparu et personne ne cherchera sa présence

Bruno Ruiz, Poèmes retrouvés (2013)

Nous n’aurons pas perdu notre vie
Nous serons peut-être restés à l’écart
Avec des actes qui dérangent, des mots obscurs
Nous nous serons levés devant l’inacceptable
Nous aurons gagné quelques petites guerres
Remonté des fleuves en solitaire

Mais nous n’aurons pas perdu notre vie

Jour après jour nous aurons écrit dans le même livre
Contre le tout-venant des idées serviles
Nous serons restés indociles et fidèles
Nous n’aurons été reconnus que par quelques-uns
Qui se souviendront peut-être de nous
Et de nos mains, de nos voix
Et de ces pas gagnés contre quelques injustices
Nous n’aurons peut-être pas atteint la plénitude
Ni la sagesse que nous espérions

Mais nous n’aurons jamais cessé de chercher
Cette légèreté profonde
Qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue
Avant que le soleil ne s’éteigne

Et ne nous oublie

Bruno Ruiz, Poèmes retrouvés (2013)

Bruno Ruiz / Dans la nuit de réglisse [extraits]

Théâtre poétique (…)
Je me souviens de la première fois. Du ciel tombait une nuit étouffante. De drôles d’animaux courraient le long des voies. Tes poignets saignaient par les fenêtres ouvertes. Tu étais déjà à l’abandon. Juste à côté, une femme obèse hurlait au milieu des papiers gras. Ainsi commence mon histoire. Notre histoire.
Tu n’as pas pris beaucoup de temps pour accepter le corps des autres. Assis sur les ferrailles rouillées des digues, tu attendais le crépuscule et le lent cortège de ceux qui passaient. Mais on ne va jamais nulle part quand on ne sait pas d’où l’on vient. Personne ne pouvait t’expliquer alors les règles du grand désordre. Tu cherchais peut-être quelqu’un mais personne n’est jamais venu. Ainsi as-tu vécu dans quelques chambres inoccupées. Ainsi commençait ta nuit au fond des hommes.

Le premier jour, tu as dû aimer leurs bras qui t’entouraient mais tu n’as pas vu les grillages de leurs rires. Sans t’en rendre compte, tu volais déjà au-dessus des maisons closes et des serrures. Chaque coup de couteau t’amusait, chaque coup de marteau sur chaque matin sordide. Ainsi a dû naître ton dernier sourire.
J’ai appris à lire avec toi. Il y avait souvent ce trou au bout de la jetée et tout ce silence qui assiégeait le parvis des églises. Quelqu’un ramenait parfois le corps de quelques femmes et je dois avouer avec toi que je n’ai jamais vu de mortes aussi belles que celles-là, sur le trottoir, comme de faux poissons exténués par de longs voyages. Ainsi commençait ce qui s’arrête et ne revient jamais.

J’ai gagné tous les jeux que tu me proposais pour me montrer tes jambes. L’heure tournait si vite que nous ne vieillissions pas. Tu m’as appris à danser dans le noir en imaginant d’autres planètes. A croire que celui qui choisit de mourir n’est que celui qui veut naître. Ainsi suis-je né chaque fois que tu te déshabillais.
Dans la maison toute blanche, nous téléphonions n’importe où au bout du monde. Quelqu’un nous répondait parfois en Chine, et nous partagions avec lui le gâteau de l’ennui sans nous comprendre. Un jour d’automne, je t’ai vu t’enfuir et la mer t’a noyée jusqu’à la taille. Tu avais si peur que quelqu’un te berce.
Il n’y a pas de chemin en dehors du lancinant mystère des courants. Ceux qui nous déguisaient de feuilles nous sacraient roi et reine, Ferdinand et Ferdinande, c’était selon. Et nous tendions nos mains pour qu’on ne nous abandonne jamais.

Je me souviens encore de tes doigts qui s’enfonçaient dans le sable, à la recherche d’un royaume sans nom, rien que pour nous deux. Aujourd’hui sur ta tombe, ton nom a disparu.
Après avoir briser le grand miroir, tu es entrée dans mes vertiges.
Tout petit déjà, je regardais ta poitrine qui brûlait au soleil. A chaque page de mes livres, je soulevais mon corps et des milliers d’oiseaux chantaient des milliers de mélodies pour tes milliers de silences. Vers midi, nous nous laissions tomber dans l’eau verte interdite, et nous devenions radeau pour que personne ne nous rejoigne.
Tu n’as jamais aimé les ombres de l’azur. Ce qui comptait alors, c’était d’enlever nos vêtements dans les dernières lueurs du jour. Nous voulions tellement renaître pour devenir quelqu’un d’autre.

Le soir, nous restions en surplomb au-dessus des rambardes. Des voix nous parvenaient dans des langues maudites. Nous avions déjà la soif du sucre et les caresses du sel. Pour de mornes programmes, notre vie sans lumière s’endormait entre les sanglots et les dessins de homards, les haines et le départ du chat Matelot.
Pourtant, à bien y repenser maintenant que tout est fini, je n’ai jamais été conçue que pour rester allongé sur ton corps dans cet hôtel maudit de Grenoble. Ainsi commence sans doute la peine éternelle.
J’ai disparu combien de fois dans les toilettes ? Ne me demandez pas d’éclairer ce lourd mystère. A chaque parfum nouveau, je caressais des visages qui riaient. Tout mourrait et naissait autour de nous déjà, dans un grand mélange. Un jour de grand vent, nous avons même vu Robinson revenir du grand large. Des femmes de contrebandiers aux yeux verts dévalaient les dunes, emportant des carcasses mystérieuses et des guenilles vers de drôles de Nautilus. Le ciel noir nous cachait dans les blaukaus qui glissaient vers la mort, et nous restions là, désemparés et plus vides que le sourire idiot des jeunes mariés que nous étions enfants, sur un vieux polaroïd.

Le temps n’est l’affaire que de ceux qui attendent. Tout n’est qu’oubli et désir de rêves d’îles et de tempêtes. J’ai en moi les lumières de ton éternité. Ton phare n’a jamais cessé de tourner à l’entrée de mes ports.
Je me souviens encore de ces dimanches d’hiver et d’angoisse. Tu voulais t’évader de tes prisons noires et blanches. Des mètres cubes d’eau sales dansaient lentement dans ton crâne et pour ne pas mourir, sur la nappe cirée, tu écrivais avec tes faux cils tes projets d’évasion, mais dans la silhouette des tamaris, un vent glacial te rappelait à l’ordre.
Personne ne voyait les bleus de tes bras ni les larmes ni les lames derrière tes yeux. Tu allais vers les hommes comme l’on plonge dans un chenal et je n’étais bon qu’à remonter des étoiles de mer pour les offrir aux poubelles de la lune.
La première fois que tu as tout quitté, c’était pour un rendez-vous sans visage. Tu as marché longtemps, nue sous ton imperméable. Il n’y avait que quelques hommes qui te courraient après, dans une villa mystérieuse dont j’ai oublié le nom. Pourquoi certaines nuits sont si violentes ? Pourquoi les loups sont-ils toujours maquillés ? Un jour, la chair se détache et la vie devient simple, comme le bruit de l’argent sale que l’on froisse au fond de sa poche.

Oh ces corps givrés dans l’agonie interminable de nos premières saisons ! Je n’arrivais pas à prononcer les mots pour exprimer cette poisse qui glissait sur ton ventre comme une crème à la vanille. J’étais mouillée de ta maladie de fille. Pour devenir plus léger, je m’allongeais sous tes grandes orgues. Si tu savais comme j’ai eu froid. Que pouvaient-ils comprendre ? Nous étions au milieu du cirque. Nous n’avions plus peur des fauves et ils ne le savaient pas.
Aujourd’hui, tout demeure intact, dressé au bout de ce drap blanc qui t’enveloppe encore comme une vieille montagne de neige dans ma mémoire. Tes cimes sont libres désormais, loin des insectes collés à la graisse de ces lettres que personne ne lira plus jamais.
Etre facile ou mourir de suite. Ne jamais dormir avec ceux qui payent. Garder la tête au-dessus du vacarme. Quoique l’homme fasse, il n’éteindra jamais le feu qui brûle encore. Peut-être n’étais-tu né que pour mourir aussi vite ? Tu as grandi dans les ruines d’une fausse famille. Tu as appris à haïr avec méthode. Au fond, tu as toujours été ivre. Tu fus riche tant que tu fus jeune et tu n’as jamais vieilli. Tu as cru en dieu comme d’autres sanglotent. Quelqu’un t’as retrouvé un matin, la tête dans un four.
*
Tout théâtre est logique. Illisible. Je n’avais envers vous aucune obligation de confidence. J’explorais des fragments à la découverte de l’autre et de moi-même. Même si je cherchais une conscience majuscule, ce n’était qu’une stratégie inévitable. Naturelle et factice. Car le chagrin ne vient jamais tout seul. Il doit accepter le travail de sa mélancolie. Tout doit revenir au poème. Sombrer dans la clarté. Je suis dans cette chambre noire. Je développe des négatifs, des positifs. Je révèle. Objectif macro, objectif grand angle. Mission inconnu. Je ne suis pas toujours sur la photo, je ne suis pas toujours dans le texte et je finis toujours par mentir à force de dire la vérité. J’ouvre mes yeux sous les paupières, mais la vérité n’existe pas. Il y a juste quelques mots nécessaires pour repeindre le mur. Un petit moment d’oubli et de lumière pour visiter le silence du dedans.

Les naufrages sont plus beaux que les navires. Les secrets ne sont graves que lorsqu’ils se mettent à table. Celui qui commence à avouer est perdu. Il tombe dans le piège de ses artifices. Il sublime. A l’école de la phrase et du geste, celui qui écrit cherche une preuve, mais il ne tombe que sur des épreuves. Il prononce le cri mais il ne crie pas. Soudain, il est convaincu. Dans une épiphanie, il veut écrire heureux mais il ne trouve aucun verbe. Il lui faut trouver une autre voie. À certains moments, il devient le prochain moment et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il soit lui-même sans l’être, ailleurs tout en étant ici. Mais il ne pourra jamais rien expliquer. Son système sera à la fois fragile et définitif.
Le texte est une méthode vivante. Il doit se sentir sans école. Changer sa vie de place. Fleurir partir. Être plus loin que là où il parle. Vibrer comme l’oiseau qui traverse en force la mer. L’invitation ne vient jamais quand on l’attend. Sans cohérence, il n’y a pas de guide. Je descends, donc j’existe. Celui qui écrit doit s’accepter comme un imbécile qui n’a rien à dire, mais il doit toujours rester dans l’exercice de son livre.

Dans quelques heures personne ne se souviendra de ce que nous étions en train de vous dire. Au mieux, quelques gouttes d’eau sur l’éponge d’un souvenir. Nous aurons dessiné une tache impossible et muette. Atteint le temps vierge. Nous aurons rejoint la parole de ceux qui se taisent.
Mais le théâtre seul ne pourrait suffire. Il aura toujours et encore besoin d’une langue. Depuis toujours, mon théâtre est mon chant. Il s’appelle Poésie. Il écrit contre l’ennemi pour battre plus fort que le cœur qui s’arrête. Car la mort redoute le désordre. C’est pour cela que l’affronter est ma seule force. Il fleurit chaque fois l’heure froide. Il avance avec nous. Il avance, éblouie de hasard.

©Bruno Ruiz

Discographie

Bruno Ruiz (1980)
l’Homme vigile(1986)
les Larmes de Laurel (1995)
Après (1998)
Nous (2001)
Chant impératif (2003)
Si (2005)

Maintenant (2009)

Ode au temps qui passe (2012)

Théâtre :

Bonheurs, Voleurs de nuit, La visite faite à maman, Victor Soleil ne s’endort pas.

Écritures : sélection

Le Miroir et la vitre (2008)

Les lettres d’Ulysse (2007)

Chant infinitif

Romans

ImagesJe t’aime devant tout l’univers (1999)

Chansons et textes de scènes (1973-1993)

Altavoz (1991)

Apprentissages (1972-1976)