Cesária Évora

La reine dont le royaume est la « tristesse-espérance »

« J’ai rêvé I’autre soir
d’îles plus vertes que le songe,
et il y avait à quai
de hauts navires à musique »

Comme dans un rêve réalisé de Saint John Perse, une grande dame aux pieds nus est venue depuis l’archipel du Cap Vert tel un phare, nous chanter la morna (mélange épicé de blues, de fado portugais et de saudades brésilien).
Et, l’incroyable est que cette musique lancinante, douce, coulant comme le miel, âpre comme le rhum, vécue comme une nuit d’errance dans les piano-bars de Sao-Vicente, que cette musique des îles perdues ait submergé l’Europe.

Césaria, bercée par la misère et l’ingratitude des hommes, se retrouve au soir de sa cinquantaine arrachée à la quarantaine du monde.
Prêtresse, déesse de son peuple, la voici par sa vérité fraîche, investie de tous les rêves de l’Occident.
Pourtant, il y a très peu de temps encore, maintenant encore, dans ces piano-bars, accablés de fumée, de whisky et de rhum, où coule encore plus cette musique du regret, il y a une dame imposante, assise sur une banquette dans l’obscurité, tout près de la porte.
"Cize" (son surnom), ne veut pas chanter et reste là, comme une âme sans tanière qui veille les saisons mortes.

Plus tard, très tard dans la nuit, quand la lune a débordé, Cize chantera, et tout sera suspendu dans l’émotion.
Des instants beaux à ne pas mourir, où la morna devient la consolation du monde.
La morna, rythme lent et nostalgique, qui exprime la souffrance, la tristesse et l’amour, Cize la réinvente, comme Billie Holiday a réinventé le blues, et Kathleen Ferrier la douleur.
« Dans toutes mes chansons tristes, il y a ma vie, mais j’ai toujours gardé l’espoir" et Cize, étonnée d’avoir pu rester tendre après toutes ces nuits misérables, où la faim et la solitude cognaient si forts, Cize regarde, étonnée, cette dévotion autour d’elle qui vient peut-être trop tard.
Des thèmes vifs de "la colodeira" remplacent parfois le blues créole de la morna et toujours la vie se brise, mais alors en dansant.
Les mots sont simples et vieux comme le monde :
"Si tu m’oublies je t’oublierai jusqu’au jour de ton retour".

Chansons d’amants, de séparation, des femmes dépossédées de leur destin, d’amitié de la lune pour témoins, l’histoire du Cap-Vert, tout cela coule de ses chants.
"Père, quand je serai né, accorde-moi le droit de vivre" est la prière de ce peuple où la survie n’efface pas le plaisir.
Ce soir, les balades nocturnes de Césaria feront que son port d’attache, son "bar-source", son refuge sera ce quai que chacun de nous est tout à tour.

Yeux fermés, parfois ouverts vers I’ailleurs, elle chantera pour nous dire cette vérité :
"Le monde est une pirogue qui tournant et tournant,
ne sait plus si le vent voulait rire ou pleurer »
Magie de l’artiste populaire, de l’artiste de bar qui frappe au cœur.
Une sorte de chant lourd de palmes et de sable, et ce vague à l’âme devient porte ouverte et mousson de sentiments, simplement par la magie de la chanteuse de bar. qui frappe au cœur, car elle connaît les sources.
On l’écoute et l’on en sort tout parfumé d’îles. Et l’on se souvient du sel.
Césaria Evora chante la tristesse errante et l’espérance et l’ombre des grands oiseaux passe sur nous.

Lady sings the blues créole, et ce vague à l’âme devient chaleur et mousson de sentiments, Césaria Evora, notre "mère l’espoir", tout à fait comme dans cette autre vie.

Miel et piments

Nous céderons encore une fois aux frissons
Cesaria Evora revient lentement, comme une paresseuse caravelle chargée à ras bord d’émotions aussi vieilles que les vieilles racines de la terre.
Éloges des soirées douces et brisées de lune sur la plage, des perroquets verts qui se sont envolés, de la fumée des hommes dans les bars de l’île, sa voix est tout ceci alentour, sa voix qui berce et se berce.
Encore une fois elle va nous parler de nos pays d’enfance. Miel et piments nous sont encore promis.
À nous qui aimons les contes de fées autant que les contes d’anges déchus, l’histoire de la vie de « Cise », sous-titre « de la grande misère des bars louches à la gloire triomphale de l’Olympia », ne peuvent que nous émouvoir.
De ces pianos désaccordés près de la plage et les pieds dans les ports, aux sunlights des salles européennes, elle en a fait des petits pas, la comtesse aux pieds nus, au sourire lumineux et triste, et à la voix aussi belle qu’une voile à l’horizon qui ne veut pas revenir.
Un film nous l’a montré toujours aussi humble, aussi discrète, arpentant les rues de son petit village, entrant dans les bars où ses chansons étaient jadis payées par quelques verres, et les voisins sont encore là.
Depuis elle a pris le large, mais où qu’elle soit, ses chansons restent marquées par les parfums de citron vert et de cannelle, des histoires des gens de son pays.
Chansons d’amours déçues, d’exil, de nuits et de désirs, dans une langue étrange et familière, qui nous enveloppe profondément, comme une saudade intime, cette nostalgie qui colle à l’âme.
Cise remue une mélancolie que nous devions porter en Vous depuis toujours.

Comme des lucioles magiques au milieu des ténèbres, lancinantes et virevoltantes, les musiques de Cesaria Evora apaisent, envoûtent. Ces musiques, proches parfois des coquillages laissés par l’absence, sont consolées par le mystère si proche de sa voix. Entendre Cesaria Evora sur scène, c’est déjà entendre la pleine mer et les navires de toutes les Musiques, pleins de vent et d’odeurs.
Cesaria Evora ne donne pas dans l’exotisme clinquant offert à nos charters d’Européens et notre monde pressé, en permanence prêt à zapper.
Elle, mama avec la cruche de ses chansons posée dans sa tête, nous apporte un tendre parfum d’enfance, tous les pots de confiture enfin à notre portée, une chaleur maternelle enfouie. Mais elle irradie aussi une malice piquante et surtout une grande authenticité.
Bien des oiseaux des îles passent par sa voix chaude, et elle trône comme une princesse africaine, rendant non la justice mais la joie au milieu du cabaret de ses musiciens.
Elle chante simplement, si simplement que son chant redevient rosée de nostalgie.

Cise, gentille et timide, espiègle et enfantin presque maladroite sur scène, est souvent assise proche d’une table à la dérive et d’une bouteille contenant tous les messages des naufrageurs. Elle nous parle de beauté perdue, et il pleut doucement une incertaine tristesse sur nos soleils trop secs. Les palmes attendent l’enfance de l’eau, sa voix l’apporte.
Grande joie de petites gens enfermées dans sa musique, un spectacle de Césaria Evora est une sorte de joie intime qui berce et nous apprend la tendresse.
Loin des musiques bariolées, l’entêtante musique de Césaria Evora brûle la mémoire et laisse du sucré et du salé derrière elle, miel et piments enlacés.

Gil Pressnitzer