Chick Corea

Le chat et l’ombre de Mozart

Pour avoir souvent écouté en concert Chick Corea, soit en trio acoustique, électrique ou éclectique, soit en piano solo, je l’imaginais toujours trônant au milieu de ses fulgurances sonores.

Tel un énorme chat noir à l’accent espagnol, il semblait sauter de touches en touches comme si elles étaient brûlantes, comme si elles étaient le toit du jazz.

Les yeux brillants et sans doute dorés, il me semblait pouvoir avaler allègrement et son public et la terre entière. Mais d’abord il jouait avec lui comme une pelote, puis il fondait sur nous.

Bientôt nous étions tous à l’intérieur de son ventre d’ogre, écoutant encore ses notes n’espérant plus revoir le jour.
Par ses yeux et ses musiques, nous croyions encore au soleil et à la lune.
Et lui ronronnait encore, sa félinité dans le jazz était celle d’un guépard.
Ainsi tout semblait évident pour lui, bordé dans ses certitudes par la scientologie et sa folle virtuosité bien terrestre celle-là.

Jamais il ne me serait venu à l’esprit de vouloir le rencontrer car il était ailleurs, étranger, somnambule dans ses forteresses et ces monstres froids ne s’admirent que de loin.
Un jour pourtant, juste après un concert génial, forcément génial, il errait à la recherche d’une salle et d’un bon piano pour préparer à Londres un hommage qui lui était rendu avec ses œuvres, dont son concerto pour piano, mais aussi du Mozart.

Et pendant quelques jours, avec moi seul pour public autorisé, il aura pétri encore et encore la pâte altière du piano pour lui faire rendre le pain de la perfection.
Reprenant jusqu’à l’entêtement des bribes de Mozart il changeait couleurs et toucher, essayant toutes les alchimies possibles et impossibles.
Tant que les notes ne devenaient pas des gouttes de rosée, il recommençait des heures durant, muet, noyé dans l’océan du piano. Des blocs de silence édifiaient un barrage entre lui et le monde extérieur.

Son absence sereine ne fut brisée un instant que par ma remarque stupide lui demandant si je devais le raccompagner ou si sa soucoupe volante était annoncée.
Il le prit fort mal cette allusion à sa secte, puis la musique reprit le dessus.

Et il replongea dans les puits ouverts des notes sans même la corde de rappel de celui qui sait. Il cherchait l’ombre de Mozart, le passage de son souffle. Lui presque arrogant dans sa musique devenait humble chercheur d’or au milieu de la rivière Mozart.

Un sourire quand il croyait avoir trouvé la note juste, puis une discussion sur les interprétations des concertos pour piano de Mozart et sur sa quête toujours tendue vers moins de notes.
Il joue et rejoue, et les mélodies de Mozart deviennent des comptines.

Puis cette question qui tombe « Que veux-tu que je te joue avant de partir ? »

Un sourire complice quand il joue des extraits de Mikrocosmos de Bartok et surtout ses « Children songs ».Une longue résonance qui n’en finit pas et le piano se referme et Chick Corea s’en va.

Le chat noir était en fait l’ombre qui passe après l’ombre de Mozart.

Gil Pressnitzer