Dave Liebman

Combat avec les anches, combat avec les anges

Dave Liebman arrive en boitant sur la scène, souvenirs de cette maladie contractée à trois ans.
Combat avec les hanches, combat avec les anches, combat avec les anges. Il arrive déjà en flottant hors de nos contraintes humaines.

Et puis de son saxophone soprano son instrument favori, de son sax ténor qu’il prend plaisir à retrouver parfois, de sa flûte le temps d’un rêve de faune, le jazz monte aux cintres. Et comme feu de bois le jazz s‘élève en volutes de nappes sonores, de dentelles de sons, ou de douces violences, de véhémences vibrantes. Tendresse et force vive avec la même intensité font la personnalité de Dave Liebman, poète de l’intense.

Parfois comme cristaux de neige, parfois comme houle porteuse de beaucoup de quarantièmes rugissants.
Grains d’orage aussi car Dave Liebman a traversé les crêtes et les creux du free-jazz. Marin intrépide, il aura navigué sur les mers du free-jazz, du jazz-rock, du jazz ethnique, du funk, de la fusion, pour mettre vraiment à la voile dans son univers intime : le jazz modal d’après Coltrane. D’ailleurs la musique qu’il préfère dans toute l’histoire du jazz est « Sketches of Spain » revisité par Gil Evans, et que Liebman joue et rejoue souvent.

Il est à la fois le plus new-yorkais des musiciens actuels, il est né David « Dave » Liebman à Brooklyn le 4 septembre 1946, et le plus européen des musiciens américains, en tout cas le meilleur connaisseur de ce qui se passe de l’autre côté de l’océan profond. De Stockhausen à Martial Solal. De Puccini à Paolo Fresu.

Il a été immergé dans l’immense marmite sonore de Miles Davis de 1972 à 1974, quand celui-ci touillait tous les ingrédients du diable à l’époque d’« On the Corner, 1 973). Dans ce magma sonore qui devait à partir du chaos voulu, faire se lever la lave en fusion d’une nouvelle musique, Dave Liebman, serein et parfois stoïque aura tenu une partie de la barre dans l’océan des tempêtes électriques, déchaînées par un sorcier illuminé voulant recréer la foudre. Cela donnera Live Evil, Big Fun, Dark Magus, Get up, Berlin 1973, Another Bitches Brew…
Puis cela sera « Miles away », l’éloignement avec ces années telluriques, années volcaniques et formatrices.

Dave Liebman toujours à l’affût de la créativité, de l’expérimentation, des aventures en tout genre est plus en dette avec John Coltrane qui sera son soleil intérieur. Avant il avait connu Charles Lloyd, qui lui révéla les arcanes du saxophone, de la flûte et de la transcendance, de la musique indienne.
Puis il apprendra la technique non plus seulement de ses instruments mais de la composition de la musique elle-même auprès de l’étrange et merveilleux monsieur Lennie Tristano. Lui qui avait commencé par étudier le piano saura retenir les avancées harmoniques de ce maître. Ses autres compagnonnages avec Chick Corea, Elvin Jones et tant d’autres ne l’auront en fait préparer car être le porteur de feu de sa vulgate coltranienne. C’est le Coltrane stellaire, fusionnel qui va marquer sa musique. Il est sans doute l’héritier le plus fidèle et le plus légitime des torrents d’amour et de notes de John Coltrane. Des pincées d’admiration de Wayne Shorter et de Sonny Rollins complètent le tableau.

Lui aussi est débordement d’énergie et d’amour, et sa maîtrise absolue du saxophone soprano se veut le miroir aimant de ce que faisait Coltrane sur le même instrument afin de s’arracher à la terre des sons.

Mais ce qui aimante la petite boussole de notre mémoire est la fondation du quartet Quest en 1981 avec Richie Beirach pianiste, George Mraz contrebasse et Al Foster batterie, puis, à partir de 1984 Ron McClure et Billy Hart. Ce groupe demeure une des plus belles pierres blanches pour retrouver et reperdre nos chemins dans la forêt du jazz.
On cite souvent cette définition de Quest par son cofondateur le pianiste Richie Beirach « Notre quartet n’est rien d’autre qu’une combinaison du Miles des années soixante, du Coltrane des années soixante et du meilleur dans le free-jazz ». En fait Quest c’est bien plus : c’est des trouvailles harmoniques inouïes, un souffle haletant et toujours en mouvement, une joie de la volubilité. Donc les attributs de Dave Liebman.

Dans tout ce parcours, avec dissolution de Quest en 1991, qui va durer pendant quinze ans, puis sa refondation en 2005, l’image en creux de Coltrane est gravée. Merveilleux tatouage musical, avec la pulsion céleste de John qui plane comme un condor sur les sons. Ce groupe de Quest est comme sa maison, son « chez-lui ». Il attache également une grande importance à la transmission et donne de nombreux enseignements depuis plus de trente ans, après avoir écrit bien des ouvrages pédagogiques.

Dave Liebman est un musicien de partage, d’innovation, d’échanges aussi à l’aise avec l’improvisation la plus libre et sans contraintes que par la reprise des standards et la dévotion de tous ses hommages à Coltrane. Il est l’un des très rares à savoir d’un seul tenant chanter dans un lyrisme vertigineux et nous conduire tout d’un coup dans les dédales d’abstractions énigmatiques.

Seul Wayne Shorter procure le même miracle sonore.

Son quartet avec Daniel Humain à la batterie. Bobo Stenson au piano, Jean-Paul Celea à la contrebasse, est un creuset, un alambic où le langage du free-jazz n’est plus à conquérir, car c’est la langue natale, et donc on peut aller à d’autres frontières qui alors côtoient les traditions. Entre le romantisme assumé de Bobo Stenson et les nappes en fusion des autres, une belle alchimie opère.

« Trane lives », Coltrane vit et revit grâce à Dave Liebman, et ce ne sont pas les tables qui tournent mais les notes de son soprano qui joignent les mondes. Cette recherche du spirituel, du sacré en musique, est acte de foi au-delà des notes, « une lumière séraphique, cosmique » vibrante. La musique chez les deux est une quête vers un absolu musical.

Homme généreux, épris de paix, nourri d’imaginaire juif, il est le musicien du dépassement, à l’avant-garde non pas d’une hypothétique histoire du jazz, mais de lui-même, à l’affût des frémissements du monde. Il est un explorateur joyeux inventant des nouveaux mondes tantôt agités, tantôt évanescents.

Dave Liebman est l’envolée vers le ciel du soprano qui va chatouiller les alouettes. Souffle à la conquête de l’azur, imagination virevoltante, Dave Liebman au soprano est un oiseau.
Un oiseau imprévisible, spontané, un oiseau qui improvise le ciel.

Gil Pressnitzer

Nota: Les photographies illustrant cet article sont de François Canard (voirFrançois Canard) prises lors d’un concert organisé à Toulouse par Le Conseil général de la Haute-Garonne le jeudi 5 février 2009.