Dinu Lipatti

Symphonie Concertante pour deux pianos et cordes

La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure
.

( Hölderlin)

Plus qu’un pianiste, bien aimé des Dieux car mort très jeune, Dinu Lipatti fut un poète et de lui tout demeure… sauf ses propres compositions.

"Artiste d’une divine spiritualité" (Francis Poulenc), Dinu Lipatti est né à Bucarest le 19 mars 1917. Ses parents étaient musiciens, sa mère pianiste remarquable et son père violoniste ayant étudié auprès de Pablo Sarasate. Aussi les dons précoces de Dinu Lipatti furent encouragés et protégés. Il ne connut donc jamais le bagne des petites classes des conservatoires et son professeur particulier, Mihail Jora, le laissa s’épanouir. À l’âge de quatre ans il donne ses premiers concerts et écrit ses premières compositions. Mais il avait la chance d’avoir un parrain jaloux et attentif, Georges Enesco, son seul et véritable maître à la fois pour le piano et pour la composition. Il revient dans le circuit normal en 1934 avec son admission au conservatoire de Bucarest et présente son premier concours international à Vienne. Un des juges n’était autre qu’Alfred Cortot qui démissionne sur le champ du jury qui n’avait attribué que le second prix à ce pianiste au génie éclatant. Il propose au jeune Dinu de poursuivre ses études à l’Ecole Normale.Il a donc étudié et enseigné à l’école Normale et non nationale de musique de Paris. Une distinction importante puisque c’est la prestigieuse école créée par Cortot dans les années vingt pour justement s’émanciper du carcan du conservatoire. Dinu Lipatti en profite pour étudier la composition avec Nadia Boulanger qui deviendra sa mère spirituelle, Paul Dukas et Igor Stravinsky. Il apprend la direction d’orchestre avec Charles Münch. Sa réputation devient un de ses secrets les moins gardés d’avant la deuxième guerre mondiale et il entreprend ses premières tournées de concert à Berlin et en Italie et réalise ses premiers enregistrements pour le grand façonneur de musique, le Pygmalion Walter Legge.

Devant l’attitude plus que trouble, même totalement ignoble, de Cortot vis-à-vis du régime nazi et après un séjour de 1939 1943 en Roumanie où il retrouve Enesco, il est contraint à l’exil avec son épouse Madeleine Cantacuzène, également pianiste, en Suisse. Ceci le rapproche de Bartok, homme fait de la même lumière que lui et lui aussi exil. Dinu Lipatti aimera la musique et l’éthique de Bartok et il lui rendra hommage en enregistrant très tôt (première européenne !) ; le Troisième Concerto pour piano du maître hongrois, qui pourrait bien être son double musical, tant c’est une musique douce qui s’efface entre silence et éternité et qui sait son heure comptée.

Il obtient rapidement la classe de virtuosité au conservatoire de Genève. Il y demeure jusqu’en 1948, se dévouant à sa carrière de concertiste et aussi à la défense des œuvres de son cher Enesco. De ce moment date son contrat faustien avec Columbia qui s’empressera de l’enregistrer, allant même jusqu’à recueillir, comme un vampire, les dernières gouttes de son âme lors de cet ultime chemin de croix : le dernier concert à Besançon le 16 septembre 1950.

En effet entre-temps, pendant la préparation d’une tournée aux États-Unis, il découvre qu’il souffre de leucémie, et il doit tout annuler. Une rémission est obtenue grâce à un traitement coûteux à la cortisone financé par Igor Stravinsky, Charles Munch et bien sûr le merveilleux Yehudi Menuhin. Mais comme pour Rilke, vingt ans auparavant, la mort tapie en lui s’avance :

" Approche, dernière chose que je reconnaisse,
Mal incurable dans l’étoffe de ma peau :
De même qu’en esprit j’ai brûlé, vois, je brûle en toi…
Naïvement pur d’avenir, je suis monté sur le bûcher
Trouble de la douleur…
Ô vie, ô vie : être dehors. Et moi en flammes"

Cet ultime poème de Rilke sur son lit de mort pourrait être aussi celui de Dinu Lipatti qui meurt le 2 décembre 1950 Genève : "Jésu bleibet meine Freude" furent ses dernières notes. Il sera donc passé dans notre vie comme un vol d’hirondelles laissant à tous le goût de la beauté et de l’inachevé. Il aura la joie de toucher un Steinway à la fin de sa vie comme la coupe du Graal tant cherchée, et il donne alors sa perfection testamentaire. Le 20 novembre 1950, chez lui à Chêne-Bourg, il jouera un dernier morceau avant de refermer son piano pour toujours. Il sait que tout est dit.

Le 2 décembre 1950, la leucémie a raison de Dinu Lipatti.

Gil Pressnitzer