El Cabrero

Le flamenco brûlant ou les métaphores de la chaleur

El Cabrero autant qu’une voix est une gueule, un cri. C’est dans toute l’histoire du flamenco pourtant riche en légendes, le personnage le plus atypique, le plus personnel. Né près de Séville, à Aznalcollar en 1944, il est chevrier par tradition familiale mais surtout par sa soif hautaine de solitude.

Très tôt il se savait une voix superbe, mais forgée dans les braises de la sincérité. Aussi il refuse très longtemps la scène et ses compromissions inévitables, préférant la dure liberté de la Sierra Morena.

Ainsi vivra José Dominguez "El Cabrero" gardant pour lui le feu brûlant de son lyrisme, jusqu’en 1972 où cet Andalou descend de son Mont Sinaï parsemé autant de chèvres que de buissons ardents, pour s’intégrer à la troupe de la Cuadra de Sevilla.
Autant par la magie de la mise en scène que par le velours noir de sa voix, c’est le choc culturel pour ceux qui ont pu voir cette troupe d’exception qui vint deux fois à Toulouse et que seuls quelques malheureux centimètres de hauteur de scène empêchèrent de se produire à la salle Nougaro.

C’est donc là avec beaucoup d’autres que nous eûmes la révélation d’une rencontre authentique, comme un morceau de basalte noir, le flamenco pur et rauque d’El Cabrero nous tombait dessus.

Caché dans le noir de la scène et sous le noir de son chapeau le cri du monde s’était tapi, et puis en se relevant lentement une voix d’outre-temps nous parlait de la destinée humaine, du soleil et de la mort. Ce chanteur ou plutôt cette personnalité pour qui sa centaine de chèvres compte plus que ses milliers de spectateurs, s’est donc révélé très tard, a plus de vingt-cinq ans, et c’est dans les années 80 qu’il devient la figure emblématique du flamenco puro.

Son charisme, ses sautes d’humeur, ses retraites retentissantes dans les champs ont fait sa légende. La ferveur profonde qu’il déclenche sur ses auditeurs tient du rituel magique. Pour comprendre cet envoûtement il faut savoir qu’El Cabrero est profondément en phase avec l’Espagne profonde : en associant un style orthodoxe et rigoureux avec un message très actuel dans les paroles qu’il compose le plus souvent lui-même, El Cabrero touche comme aucun autre cantaor.

Il est à la fois passion et présent. Âpre et subtil, doux et rauque, il reste le rio turbulent que nul pourra dompter, et c’est ce côté sauvage qui fait que son chant non apprivoisable vous atteint.

Il n’est pas le chanteur pour "aficionados", pour initiés, car la dramaturgie qui passe par sa voix, nous parle du théâtre du monde, depuis les tragédies grecques jusqu’aux plaintes actuelles. El Cabrero est une sorte de Dieu Pan de l’art flamenco avec pour seuls emblèmes : sa chaise, son foulard noué, ses bottes et son chapeau. Il possède le cri, le cri du monde.

"II se jette entre la vie et la mort, dans un jeu ancestral dont lui seul et les siens connaissent les règles."
Il a l’espace en lui, la vérité nue et magnétique. Il sait se poser comme un rapace dans le filet de la lumière, dans ses poses hiératiques pour mieux capter toute la lumière. Il se crée un personnage et il semble que l’on attend le rappel de son troupeau dans ses chants, pour qu’ils reviennent avant la fin du spectacle à la ferme. Voix de sel, voix de fierté où courent les taureaux, il sait la folie car il est un rebelle qui chante les chants de la terre.

Travail dur, liberté aride, amour incertain, terre qui se craquelle, mort et révolte, tout cela c’est El Cabrero, le plus étonnant des chanteurs flamencos, le plus théâtral surtout, qui veut accrocher son ombre dans la nuit.

"Au cœur du flamenco, je poursuis ma route de la racine à la plus haute feuille", ainsi parle El Cabrero, un homme d’Andalousie.

Gil Pressnitzer