El Chocolate
Le flamenco des rues, le flamenco des purs
Maintenant que l’on ne jure que par le flamenco nuevo, il faudrait se souvenir de ces chanteurs d’instinct, chantant avec leurs tripes, leurs filets de voix parfois, animaux sauvages du chant et toujours indomptés.
Parmi eux il y eut le grand El Chocolate. Ceux qui l’ont entendu ont encore ses rugissements félins, ces miaulements, dans l’oreille. Sa violence de projection des chants. Gitan plus que gitan, il irradiait les forces les plus obscures du cante jondo. Mais avec une suprême élégance.
Quand il chantait sans accompagnement, il montait de sa voix les entrailles même de la terre. Déchiré et déchirant son chant rocailleux est resté dans nos mémoires comme buissons ardents d‘épines.
Je me souviens du concert du 15 janvier 1992 que j’avais organisé au Théâtre Daniel Sorano à Toulouse. Ce soir-là j’ai cru voir le Guadalquivir en crue.
Son guitariste habituel n’avait pas pu venir et c’était Juan Carmona qui l’accompagnait. Les regards noirs d’El Chocolate pendant tout le concert vers le pauvre Juan montraient son besoin de dépassement et sa frustration de rester parfois coller à la glaise de la guitare. Il allait même jusqu’à empoigner lui-même la guitare pour montrer comment en jouer. Juan Carmona a dû surmonter cette humiliation, et joue magnifiquement, mais face à ce tigre que pouvait-il ?
Et puis sa compagne du moment ne fut pas non plus exempte de la colère du maître.
En fait El Chocolate jaloux de son art n’avait besoin que d’une bonne guitare, pas forcément d’un bon guitariste. Eh Olé !
El Chocolate fut un des plus authentiques du chant primitif du flamenco.
Il s’appelait Antonio de la Santísima Trinidad Núñez Montoya, dit El Chocolate et naquit à Jerez de la Frontera (près de Cadix et berceau des plus grands musiciens gitans) croit-on en 1930. Comme pour tout bon gitan on ignore la date exacte de sa naissance. Il est mort d’un cancer à Séville dans la matinée du 19 juillet 2005. Séville, ville où il est arrivé à six ans, fut sa deuxième ville natale car c’est là qu’il naquit comme chanteur (cantaor) de flamenco gitan espagnol. Homme de tradition, de conservatisme aussi, il a appris son flamenco dans les rues et dans la souffrance de sa condition gitane. Il fut une sorte de garçon prodige du chant qui vivait à la fois dans les rues et dans les tavernes des bas-fonds de Séville. Cette Séville des années trente avec ses quartiers rivaux, n’existe plus.
Lui, on l’appelait « Boqueron de Jerez », l’anchois de Jerez. Lui rêvait d’être un joueur de football ! Mais le chant le prit tout entier car c’est en chantant à la « Pueta la Carne » quelques fandangos qu’il gagna un peu d’argent pour vivre. Il y vit un signe du destin. Alors il devint chanteur.
Il ne se reconnaissait pour maître qu’El Sordillo de Triana, Tomás Pavón, Manuel Vallejo ou encore Manolo Caracol. Après avoir accompagné les troupes de Carmen Amaya, Nino Ricardo…Il devint cantaor soliste dès 1960. La suite fut une reconnaissance internationale. Et il chantera souvent à Séville jusqu’à la fin, toujours avec la même présence, la même émotion.
Il savait beaucoup du monde ancien.
Il avait une culture incroyable des textes des chants (lettras) se flattant d’en connaître plus de 3000 et d’en écrire certains. Il chantait aussi les poètes, Lorca surtout.
Homme primitif, il a su rendre les arcanes primitifs du chant flamenco. Les soleares n’ont pas connu plus grand interprète.
Pas de miroitements suaves dans sa voix, plus proche de la magie noire. Voix concrète, voix concassée, qui roule sur les chemins caillouteux du destin.
Si loin de Séville ou de Jerez, sa voix roule encore, en boule dans ses mélismes.
Rauque, rauque mais plutôt aiguë, belle comme l’amertume, était sa voix. Âpre, âpre comme la douleur enfouie en soi et qui affleure enfin dans la gorge. Voix nasale aussi, assez vibrante, particulière et étrange dans ce répertoire. Voix de complainte et de plainte qui s’enroulait comme lierre au chêne de la vie. Elle allait vers l’abîme sans jamais aller vers les graves.
Planté droit sur sa chaise, avec ses mains noueuses devenues moulins à vent des plaintes, il exhalait son chant comme un rituel chamanique. Épiant parfois le silence, guettant son guitariste, il posait sa voix sur la nudité des sentiments, et par des méandres de notes tenues comme un chant liturgique sur une voyelle, il disait la douleur du monde. Il fut des voix plus belles, aux graves somptueux, à l’étendue plus grande, et pourtant c’est sa voix parfois geignarde qui reste en nous. Voix d’officiant d’une religion inconnue, elle semble nous parler de mystères à peine entrevus. Et pourtant il ne parlait que de nos misérables tas de secrets, de nos jalousies, de nos douleurs, de nos trahisons. Il élevait tout cela au niveau d’un mythe.
Homme sensible, il mettait en guirlande le chant de ses entrailles. Il grondait, il feulait, il chantait donc. Fauve en chasse de la beauté convulsive, il haïssait les effets. Enfant de la rue, là où l’on ne pardonne rien, il vénérait et respectait les codes antiques du chant flamenco. Mais il savait les bords des précipices du chant, les dérives des plaques tectoniques de la folie sous la moindre ritournelle gitane. Et El Chocolate maître des fandangos y voyait la vie, avec toutes ses manifestations de l’amour trompé, de l’amitié trahie, du vin chaud, des femmes froides. Parfois en chantant cela sa gorge se serrait. Comme le désolait le devenir du flamenco qu’il voyait se mettre en place en s’éloignant des traditions.
Ce flamenco virtuose, mais sans sentiment absolu lui semblait non pas moderne mais déjà vieux.
Sa fierté à lui était dans la fierté des origines, dans la mémoire ancestrale de cette musique. Il croyait en sa magie, en l’écoute des autres.
Ainsi est passé El Chocolate, chanteur de l’énergie pure et farouche. Il a fait l’histoire de l’art flamenco. Il a en a chanté la beauté radicale. Pour les gitans, pour les payos, pour l’univers.
« La musique vient de la terre », disait-il. Il en a fait un minéral, une pierre d’éblouissement, un témoignage. Plus de soixante-dix ans de chant profond sont passés par El Chocolate. Homme d’honneur, homme fier et libre, il n’a jamais trahi son art.
Son art ne l’a jamais trahi.
Il reste l’alphabet du chant flamenco.
Gil Pressnitzer