Elvin Jones

La foudre sonore

Enfants de la batterie, le jour de deuil est arrivé, couvrez de drap blanc vos caisses, frappez-vous la poitrine avec vos baguettes, Elvin Jones n’est plus parmi nous! Une dépêche tranchante comme une guillotine disait que le mardi 18 mai 2004 à Manhattan, une crise cardiaque avait arrêté le grand tambourinaire. Drap blanc pour la couleur du deuil japonais car sa femme Keiko, japonaise adorable, l’avait amené à vivre au Japon.

Nous le savions bien malade, il jouait avec un masque respiratoire mais nous le croyions invulnérable avec sa force dévastatrice, son sourire carnassier, immortel comme sa musique. Mais le diable noir du jazz ne bat plus, sa batterie reste muette. C’est beaucoup du coeur du jazz qui s’est arrêté. Cette boule d’énergie était un des plus beaux volcans de la planète.

John Coltrane, Sonny Rollins et Art Pepper, n’auraient certainement pas pu naviguer si loin, si longtemps, sans ce sorcier généreux nommé Elvin Jones.

"La première fois que j’ai entendu Elvin Jones, j’ai compris que j’entendais le génie" a dit de lui John Coltrane. Elvin Jones est né le 9 septembre 1927 à Pontiac, Michigan. Déterminé très tôt à être un batteur, autodidacte, il est un battant, et hante très vite les scènes de Détroit. Autodidacte, il joue avec ses frères Hank et Thad dès l’âge de 12 ans, côtoie Charlie Mingus dès 1955, et aussi Bud Powell. Il accompagne Donald Byrd et Sonny Rollins, Miles Davis et Gil Evans.

Il retrouve longuement Miles Davis à New-York, ainsi que Bud Powell, mais surtout une jeune recrue de Miles Davis, un sax ténor nommé Coltrane qui n’arrivait pas à entrer dans l’échelle de temps de Miles. Celui-ci excédé un jour lui demanda : "Pourquoi n’arrives-tu pas à terminer tes chorus ?", Coltrane répondit qu’il ne pouvait pas s’arrêter.

Miles, souverain et glacial, suggéra : "Essaie en enlevant le sax de ta bouche !".

En attendant, Coltrane fit de 1960 à 1967, un quatuor de légende qui joue encore dans nos têtes. Pendant six ans il accouchera de la musique des transes.

Cette époque de "A love Supreme" restera magique. "Quand nous jouions cela était pur, collectif, initiatique. S’il est possible d’imaginer une harmonie parfaite entre humains, nous l’avons alors approchée". Elvin Jones racontait souvent les souvenirs de cette période :

"Dès que nous montions sur scène avec lui, tout se transformait et devenait comme une communication télépathique. Nous ne nous parlions pas. Seule l’émotion s’exprimait. Nous ne décidions jamais du morceau à jouer. Celui-ci commençait et se terminait sans que nous nous consultions. Cela pouvait durer plusieurs heures. Une fois, Coltrane a joué pendant trois heures, son sax s’est cassé. De son instrument ne sortaient que des sortes d’onomatopées mais avec tant de merveille. C’était à la fois cohérent et incroyable. C’était une autre musique : le chant de l’âme. "

Il n’y a rien à rajouter. Cet homme libre nommé Elvin Jones a tout dit.

Après le départ en 1966 de chez Coltrane. Elvis Jones se lance comme leader. Plus tard il sera en trio, avec Mc Coy Tyner et Ron Carter, pour former dans les années 1980 son propre groupe.

Et depuis dans ce chaudron en fusion il lance les jeunes musiciens à l’assaut du ciel, toujours à l’écoute tel Art Blakey. Nicholas Payton, Joshua Redman lui doivent beaucoup.

"À love supreme", c’est un des titres avec Coltrane, et cet amour total de la musique anime encore notre grand sorcier capable aussi de la plus extrême douceur, comme de la plus grande violence tout cela pour révéler la musique à partir de sa forge brûlante.

Qui aurait osé rompre la tradition sacrée du tempo continu, l’environnement musical comme un tapis rouge ? Foudres de Jupiter, ou plutôt feu de Prométhée, Elvin Jones a osé transgresser les règles immuables du battement fondateur comme unité rythmique. Il a déchaîné les forces sauvages de la polyrythmie et dérangé le son même de la batterie.

Cascades de coups, accélérations furieuses, alanguissements soudains, rythmes multiples, tout vit et gémit dans sa batterie. Tout vole en éclats, tout vole en lave et tout est vivant. Étonnez après qu’il est poussé ses musiciens au bord du possible, au bord des abîmes intérieurs. Il a fait Coltrane, il a fait les batteurs des générations suivantes, car cet homme a libéré toutes les forces sauvages tapies dans les forges de la batterie.

Après lui, et quelques autres (Roach, Kenny Clarke…) l’émancipation des peaux et des cymbales sera irréversible, et les batteurs pourront être les interlocuteurs et les organisateurs du temps et du contraste.

Le danseur cosmique, le frère jumeau de John Coltrane reste sur la route. Bienvenue au libérateur des drums ! Avant lui et malgré la révolte de certains, la batterie était prisonnière du tempo, terriblement prévisible et totalement esclave.

Elvin Jones sera celui qui aura libéré la foudre sonore qui pousse en avant, le déluge rythmique qui oblige au dépassement. Qui aurait pu déclencher et exalter ainsi les fureurs de Coltrane ?

Pétrisseur d’espaces et de sons, champion de la tension émotionnelle, Elvin Jones est un démiurge, un fleuve d’énergie vitale. Cet homme, est un sacre du printemps à lui tout seul !

Les tambours du sorcier résonnent encore, un monde brut se réveille, et le jazz redevient la musique la plus jeune du monde ! Un cri d’enfance au milieu des braises d’incandescence.

Enfants de la batterie, le jour de la gloire est arrivé, Elvin Jones reste parmi nous !

Certes il est parti en coulisse boire un coup le18 Mai 2004, mais son groupe Elvin Jones’s Jazz Machine est toujours sur scène attend qu’il revienne. Sa douce femme japonaise aussi.

Gil Pressnitzer